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  • Photo du rédacteurNicolas Raljevic

Ma traduction théâtrale



Réflexions sur mes travaux de traduction théâtrale du croate au français


Cela fait une douzaine d'années que j'ai entrepris les traductions de pièces de théâtre du répertoire dramatique croate. J'en compte ainsi plus d'une centaine à ce jour. L'ensemble des traductions englobe aujourd'hui près d'un demi-millénaire de l'histoire dramaturgique croate. Chaque nouvelle traduction me permet de reconstituer le puzzle de cette part de l'histoire littéraire croate et me confronte à une œuvre, un auteur, un style, une histoire. Chacune me permet aussi de progresser dans mon activité, développer des méthodologies, réfléchir sur les finalités de mes traductions. C'est devenu quasiment une discipline, et je dirais presque une ascèse. Chaque jour, en effet, je consacre un temps à la traduction du croate au français. Ainsi, rares sont les moments pendant lesquels je ne remplis pas ce travail quotidien. Ce dernier se compte généralement en heures et en pages. Il est fractionné entre un premier jet et des relectures. Il peut aussi tenir sur quelques jours ou sur des années pour les œuvres les plus difficiles. Il se consacre parfois à plusieurs traductions simultanément, alternant les textes difficiles avec des textes moins résistants voire moins retors. C'est un travail exigeant et d'autant plus que l'œuvre à traduire est grande. En 2017, je poursuivis cette première étape en créant ma propre maison d'édition : Prozor-éditions¹. Prozor : fenêtre en croate ; une fenêtre ouverte depuis la France sur la scène croate. L'objectif est donc de rendre accessible à un public francophone des œuvres théâtrales inconnues jusque-là. Plusieurs facteurs ont contribué à franchir le pas de la traduction à l'édition. Le premier d'entre eux était certainement lié aux difficultés de publication de ces travaux. Beaucoup de monde achètent des livres, néanmoins le théâtre hors milieu scolaire ou théâtral n'est pas le domaine le plus convoité chez de nombreux lecteurs. Faute d'intérêt des maisons d'édition, l'auto-édition s'avérait une solution accessible. D'autant plus accessible que ma profession d'enseignant dans un lycée professionnel spécialisé autour des métiers du livres me mettait en contact direct avec les moyens et les savoirs pour devenir éditeur à mon tour. Deuxième facteur, l'opportunité se déclara donc quand des étudiants à la recherche de projets diplômants me proposèrent d'éditer certaines de mes traductions. Enfin, il faut aussi et surtout aimer les livres pour se lancer dans une aventure éditoriale toujours pleine de risques et rarement rentable : ainsi, Prozor présente aujourd'hui 25 publications réparties en deux collections, l'une consacrée aux classiques du théâtre croate et l'autre aux contemporains, classiques et contemporains derrières lesquels il faut comprendre ceux qui sont morts et ceux qui ne le sont pas. Il existe encore des hors-séries n'entrant pas dans les caractéristiques ou les formats des deux collections pré-citées. L'édition a certainement aussi favorisé et entretenu un renforcement de la rigueur dans mon travail de traduction. Ce texte est le produit d'une conférence tenue à la Sorbonne lors du Salon des cultures slaves à l'automne 2021. Si c'est un euphémisme de souligner que le succès en fut très contestable du fait d'un public très limité, l'expérience m'a cependant poussé à m'interroger sur mon activité de traducteur. Qu'ai-je appris de la traduction théâtrale ? L'occasion m'a alors été donnée de dresser un premier bilan : celui-ci, que je partage pour autant, est avant tout personnel. Traducteur mais pas traductologue ni linguiste, je tente de comprendre à l'aide de ma propre expérience et de mes lectures une pratique qui depuis maintenant plus d'une décennie m'a permis des rencontres et des découvertes passionnantes. L'ensemble peut sembler parfois touffu ou confus, peu structuré, maladroitement illustré ou insuffisamment informé. Il est même possible que le résultat à bon droit fasse sourire ou agace le spécialiste ; j'en appelle cependant au droit à l'ingénuité et à l'erreur. J'espère enfin que cet exercice me permettra de progresser dans mes travaux de traduction. C'en est en tout cas le but. Ainsi, me référant à mes travaux de traduction théâtrale du croate au français, j'entends ici analyser un engagement décennal dans lequel je me suis lancé impétueusement sans jusqu'à ce jour tenter sur le papier d'en formaliser théoriquement les contours. Il s'agit donc à présent d'organiser ma réflexion autour de mon activité de traducteur. Pour cela, je distinguerai dans ma recherche trois questionnements principaux : en quoi une étude de la traduction théâtrale nécessite de distinguer dans un premier temps quelles sont les spécificités du texte théâtral par rapport aux autres types de textes littéraires ; il convient ensuite de déterminer à leur tour quelles sont les problématiques spécifiques dans la traduction théâtrale ; enfin, il importe de se demander quelles places ces particularités confèrent au traducteur dans son travail sur le texte théâtral.

Commençons donc pas préciser que la traduction théâtrale a longtemps été l'enfant pauvre des études de traductologie. On ne voulait pas tout d'abord voir de spécificités de la traduction théâtrale parmi les autres traductions littéraires. En effet, si la théorisation de la traduction littéraire connaît son essor dans la seconde moitié du XXème siècle, il faut encore attendre les années 1980 pour que s'affirment des travaux consacrés plus précisément à la traduction du théâtre.² Des écoles ont pu depuis s'affirmer et alimentent les débats. On peut aujourd'hui distinguer quatre approches différentes sur la traduction théâtrale selon Fabio Regattin³ : les théories littéraires qui délaissent la dimension scénique au profit de la dimension spécifiquement littéraire ; les théories basées sur le texte dramatique reconnaissant des spécificités impliquant la gestion d'une mise en scène (« faire un texte de bouche ») ; les théories basées sur le texte spectaculaire pour lesquelles la traduction théâtrale est une réécriture dramaturgique orientée vers le spectacle avant le dramatique ; les théories néo-littéraires délaissant par un retour à la traduction littéraire la scénographie aux professionnels de la scène. Même si elles semblent opposées, ces stratégies peuvent toutes servir le traducteur en fonction de ses objectifs ou des potentialités des textes.⁴ Ainsi, la traduction théâtrale subit aussi d'autres contraintes que les autres traductions littéraires. Car assurément, si celle-ci requiert des exigences poétiques ou linguistiques semblables à celles des autres textes littéraires, elle doit pour autant prendre en compte une problématique supplémentaire, celle de la scène, celle du jeu, celle que le texte induit sans le dire formellement. Lorsque deux personnages se saluent sur la scène, il apparaît plus que les deux « bonjour » de l'écrit ; le décor, les costumes, les gestes, les déplacements, l'intonation nous en apprennent beaucoup plus que les mots ; un habit désigne un rapport social, professionnel ; un ton dévoile une relation amoureuse, hiérarchique, de l'attrait ou de la répulsion, de l'intérêt ou de l'indifférence, de la gêne ou de la joie ; un geste trahit une éducation, une classe sociale, un caractère, un sentiment... deux simples « bonjour » dans le texte théâtral – mais ont-ils jamais été moins simples ? - peuvent ainsi signifier davantage que plusieurs pages de salutations dans un roman. Le théâtre étant donc destiné à être joué, son oralité offre des perspectives très étendues vers la scène. Répliques et didascalies ne sont dès lors qu'une invitation à une foule d'interprétations créatrices, à autant de mises en scène que se présentent de metteurs en scènes, chaque lecteur en étant par ailleurs un parmi tous les autres. Le théâtre est un art vivant. Car lire le théâtre, lui donner un sens, c'est effectivement reconstituer la scène, une histoire servie sur un plateau.⁵ Le discours théâtral est immédiat. Il se réalise sous nos yeux, se vit au présent. On peut reprendre un roman, s'arrêter sur un poème ; le texte théâtral agit directement sur le spectateur et avance toujours. L'immédiateté du discours théâtral qui impose une compréhension simultanée du spectateur distingue encore le texte théâtral des autres textes littéraires. Lire le théâtre - et l'écrire, et le traduire aussi -, c'est donc déjà faire le théâtre. Est-ce là par ailleurs un effort qui répugne à tant de lecteurs ? Bien sûr, les autres textes littéraires se prêtent pourtant aussi à un investissement dans la lecture. Mais peut-être que les exigences du texte théâtral envers son lecteur se trouvent exacerbées par cette particularité d'un texte qui revendique une parole en actes, des mots qui sont aussi des gestes. Le non-dit occupe une place centrale dans le texte de théâtre. Au-delà des actes les plus banals ou des seules didascalies, les mots révèlent les interactions entre les personnages et dans l'espace, invitent à des jeux de sons et lumières, en suggèrent d'autres, libèrent les possibilités de la scène. Lire le théâtre, c'est le mettre en scène, se le représenter et bien plus que ne le permettent les autres supports littéraires. C'est déjà là une première traduction : rendre les éléments métalinguistiques à l'œuvre dans le texte d'origine. D'où encore cette réticence chez beaucoup de lecteurs qui plutôt que d'abord se construire une histoire préfèrent se laisser porter par elle. Il est ainsi plus facile de « jouer » avec le texte théâtral qu'avec un autre type de texte parce que le jeu lui est implicite et même indispensable. Lorenzaccio n'était pas fait pour la scène d'après son auteur et n'a cessé de défier les plus grands qui se sont évertués à le créer sur scène quitte à tordre parfois le cou au texte. La question de la « jouabilité »⁶ d'un texte n'en empêche pas le jeu. « L'injouabilité » est certainement d'ailleurs un défi du texte à la scène qui permet de s'engager toujours plus dans de nouvelles expériences.

Comment traduire ? Répondre à la question revient d'abord à dire ou au moins tenter de dire ce qu'est traduire⁷ – sachant aussi qu'on ne cesse d'enchaîner les traductions à partir du texte théâtral : celle du lecteur, celle du traducteur, celle du metteur en scène, celle de l'acteur, celle du spectateur... Je me focaliserai évidemment sur celle du traducteur. On connaît bien l'adage traduttore, traditore. La paronomase est impitoyable et reconnue. « Les traductions sont des domestiques qui vont porter un message de la part de leur maître et qui disent tout le contraire de ce qu'on leur a ordonné » dit Madame de Sévigné. Victor Hugo parle quant à lui « d'annexion » faisant en plus du traître un importun. Tahar Ben Jelloun compare les traductions à des femmes qui « lorsqu'elles sont belles ne sont pas fidèles, et lorsqu'elles sont fidèles ne sont pas belles » laissant entrevoir un danger de manipulation de la part du traducteur pour séduire son lecteur⁸… et peut-être lui mentir. Et peut-on tout traduire sans que le terme perde tout sens ?⁹ Il est vain de se plaindre qu'une traduction n'égalera jamais un original. Les spécialistes peuvent applaudir aux traductions françaises d'Edgar Allan Poe par Baudelaire, le lecteur félicite avec raison l'auteur avant le traducteur. Mais cette trahison, c'est aussi l'angoisse du traducteur, celle d'un travail sans intérêt, creux, vide, qui à défaut évident d'égaler l'original ne parvient même pas à lui rendre hommage. Car le traducteur est au service d'une œuvre et d'un auteur. Cataloguer le traducteur comme un auteur à part entière d'un point de vue législatif, si c'est lui reconnaître un statut d'ayant droit, c'est aussi remettre en question le principe d'un respect véritable d'une œuvre originale. Or, si l'auteur a des droits, le traducteur a d'abord des devoirs. La traduction est d'abord un travail d'humilité. Elle vise la perfection inatteignable, la quête de l'inaccessible, et en a conscience en même temps. Et dans cette contradiction, le traducteur s'engage de manière dialectique, adoptant comme une fidélité dans ses trahisons, des choix assumés, réfléchis, expliqués. Car en effet traduire, c'est toujours faire des choix. Et les interrogations sont dès lors multiples. D'après les spécificités du texte théâtral mentionnées précédemment, traduit-on déjà un texte à lire ou un texte à jouer ? Doit-on traduire des mots ou bien traduire des situations ? Par ailleurs, il semble difficile de traduire un texte théâtral sans connaître un tant soit peu le théâtre, y être au moins sensible si ce n'est en être déjà passionné. Jusqu'où le lecteur-traducteur lui-même se saisit-il de ce qu'il lit ? Que propose-t-il dans le texte cible par rapport aux potentialités offertes par un auteur dans le texte source ? Ce dernier a ouvert la voie à de multiples mises en scène : combien en rend ou en propose seulement le traducteur, quelles sont les performabilités de son travail ? Quelles sont les déperditions du jeu dans la traduction dramatique ? Au delà même d'une déontologie stricte, le traducteur ne risque-t-il pas de générer d'autres interprétations étrangères à l'œuvre source ? Quels sont ensuite les impacts des choix de traduction sur la dramaturgie ? Car indéniablement, la traduction altère les potentialités du jeu. Doit-on encore se présenter comme traducteur sourcier qui épouse la langue de départ au point de transgresser ou au moins bousculer la langue d'arrivée, ou bien comme traducteur cibliste prêt à modifier le texte d'origine pour faciliter la compréhension dans le texte cible, quitte à basculer peut-être dans une adaptation proscrite parce qu'infidèle aux règles les plus fondamentales de la traduction par son détachement, ses libertés par rapport au texte source ?¹⁰ Faut-il ainsi traduire du croate ou traduire en français, donner un reflet de la langue source ou l'étouffer dans le texte cible ? Et avec les textes plus anciens : doit-on historiciser au point d'inventer une langue prétendument d'époque ou actualiser un texte en le privant de son cachet linguistique et historique ?¹¹ Mentir sur la langue ou mentir sur le temps ? Quoi qu'on fasse, une traduction s'inscrit toujours dans son époque. Faut-il alors encore traduire, du moins certaines œuvres ?¹² Et pour qui traduire ? Il se peut aussi que le texte cible vise un public particulier et cela peut avoir une incidence sur la traduction.¹³ À défaut de réponses fermes, ces questions me servent aujourd'hui de balises dans mes travaux de traduction. Elles enjoignent le traducteur à avancer à petits pas, portant simultanément son regard au loin sur l'œuvre globale et à ses pieds pour chaque mot, chaque phrase. Concrètement, sur la feuille ou l'écran, comment je traduis ? Je n'ai pas de recette figée. Les formes sont variées. Avant tout, le choix d'une traduction se fait depuis une lecture ou une représentation (avec le danger d'en subir l'influence¹⁴), à partir d'un conseil ou d'une commande, d'une thématique ou d'une époque, d'un projet ou d'un style, d'une rencontre ou d'une recherche... Je peux hésiter à traduire une œuvre que je juge difficile plutôt que de présenter une traduction qui serait bâclée.¹⁵ Dans certains cas, je peux avant d'entreprendre la traduction d'une œuvre éprouver le besoin de me renseigner davantage sur un auteur ou lire d'autres œuvres.¹⁶ Il me faut alors saisir l'énergie qui se dégage d'une écriture, un style, une respiration, une musique. Puis suit généralement une période de flottement au cours de laquelle je travaille sur des projets annexes, une espèce d'indécision suspicieuse et craintive, une angoisse, une peur du vide – même parfois pour des traductions de pièces « faciles » - jusqu'au moment où j'entame la page de présentation du nouveau projet, et me livre au texte. Le travail de première main est lancé et ne s'arrête plus. Je m'immerge, ne relève plus la tête, tourne ce texte jour après jour. Plus tard, je ne le reconnaîtrai et ne me reconnaîtrai peut-être pas en le relisant, le découvrant après un premier repos presque comme un texte étranger. Pendant longtemps, je travaillais au crayon ; je suis passé depuis à l'ordinateur. Je considère que ce passage est lié à une prise de confiance qui me manqua sur les premières traductions, il est vrai, qui étaient à l'origine toujours des œuvres majeures de la dramaturgie croate. J'ai depuis développé des méthodes variées de travail sur ordinateur – entre autres, une forme « à la carte », comme l'avait dénommée un ami, et qui consiste à proposer sur le premier jet des variantes de traduction de certains passages finalement sélectionnés et retravaillés lors des relectures. Généralement, j'utilise surtout cette méthode lors de travaux théoriques urgents. À côté, je barbouille les livres qui me servent de source, annote et souligne pour les indispensables relectures à venir les passages litigieux ou incertains, consulte les dictionnaires et les lexiques parfois nombreux... Le travail achevé est ensuite diffusé auprès de relecteurs éventuels et conservés pour être repris et encore retravaillé dans le cas d'une opportunité de publication. J'ajoute que pour les textes anciens pour lesquels je me trouve confronté à des dialectes et des termes inusités ou oubliés, j'ai régulièrement recours à des spécialistes, universitaires, théâtrologues et chercheurs, qui généralement répondent très aimablement à mes sollicitations et sans lesquels je ne pourrais pas présenter des traductions complètes. Entrons maintenant dans le texte et la langue. Les règles syntaxiques ou grammaticales diffèrent naturellement d'une langue à l'autre. Par exemple, les répétitions méprisées en dehors des effets de style en français sont largement acceptées en croate, les multiples expansions par épithètes présentes en croate obligent à des appositions ou des conjonctions en français, etc. Il est ainsi légitime immédiatement de s'interroger sur les répercussions de sens qui en découlent lors des traductions. Cela vaut aussi sur le lexique, dans les expressions, mais aussi dans de simples mots dont le sens peut comporter des connotations dont doit tenir compte le traducteur¹⁷. Il n'est pas non plus souvent aisé de répondre aux effets de polysémie d'une langue à l'autre. Sans parler des jeux sonores toujours difficilement transmissibles quand tout traducteur doit aussi être un musicien. L'exercice serait déjà difficile si on ne traduisait que des mots. Il s'agit aussi de rendre expressif un rythme modifié cependant par un lexique cible différent, des règles de ponctuation autres¹⁸, un même texte généralement plus long en français qu'en croate,¹⁹ une écriture calibrée pour l'oralité et le geste scénique, une écriture pour les oreilles et les yeux, une langue qui peut même nous sembler nouvelle dans son imprégnation d'origine. Les images poétiques trouvent parfois des équivalents dans les deux langues, souvent contraignent à des entorses pour rendre un sens sinon les termes précis.²⁰ Certains mots résistent à la traduction : quel chagrin ce serait de traduire au plus facile un kolo par une ronde avec ses sous-entendus enfantins en français ou opanke par sandales ! Les noms propres, surtout s'ils utilisent des lettres diacritiques ou vocalisent le r roulé slave tourmentant le locuteur français, subissent à l'occasion des arrangements pouvant paraître malheureux si ce n'est grotesques.²¹ Les Balkans – et son théâtre parfois²² - sont friands de jurons et en offrent un échantillon que le traducteur ne sait pas toujours comment transmettre.²³ Les dialectes, si présents dans l'espace et le temps croate sont une nouvelle préoccupation : l'aphérèse est régulièrement sollicitée au point d'en devenir artificielle, même chose pour un registre de langue plus familier²⁴… Il est réellement difficile de rester constamment vigilant dans une dialectique macro- et micro-structurelle sur une œuvre lors du travail de traduction et le traducteur très certainement ne cesse de tanguer des exigences de source en cible et inversement, toujours « entre deux rives »²⁵. Parfois la solution ne vient pas tout de suite. Sa production ne peut être qu'un pis-aller, le résultat d'une bronca de choix critiquables, un processus toujours à reprendre parce que toujours inachevé, un art éphémère à sa manière. Antoine Vitez nous avait prévenus : « La traduction est perpétuellement à refaire ».

Et qu'en est-il du côté du traducteur ? Le mot traduire vient du latin traducere qui signifie faire passer, mener à travers. Par son travail, le traducteur est en effet un passeur de culture, une passerelle entre deux systèmes de valeurs culturelles. Cette définition implique de sa part une connaissance au moins suffisante de ces deux cultures. Que doit-on exiger dans ce « passage » ? Le traducteur n'est-il alors que l'instrument de permutation d'un système de valeurs dans un autre ou doit-il servir de nouvelles valeurs qui rapprocheraient les deux cultures ? Faut-il tout traduire, tout mâcher pour le lecteur ou le public cible ou permettre à ce dernier une véritable rencontre, une appropriation, un travail personnel d'acquisition... bref, un effort partagé ? Le traducteur ne serait-il rien de plus que ce que certains dictionnaires numériques proposent, une acculturation totale du texte source au service de l'absorption passive d'un public ciblé ? Je penche plutôt pour que ce passage se fasse dans un respect mutuel, une découverte volontaire et qu'il permette un nouvel espace – celui de la scène déjà - dans lequel les deux cultures se rencontrent vraiment et échangent. À cette fin, j'estime que certains termes chargés symboliquement ne peuvent pas être traduits sans une déperdition appauvrissante. Il en est de même des patronymes ou des toponymes : le lecteur ou le public n'a pas nécessairement à se contenter dans un appétit pantagruélique qu'on lui serve un plat tout cuit. De même, qu'il n'est pas question d'exiger une bourrée quand on présente un kolo,²⁶ il faut attendre du public cible un investissement vers la source qui ne soit pas uniquement celui d'une consommation rendue parodique ou caricaturale. Il s'agit donc aussi de l'emporter sur les résistances que la culture cible pourrait opposer à la pénétration des éléments de la culture source. Un lexique, des illustrations, des explications complémentaires, des musiques...²⁷ sont autant de supports favorisant un meilleur échange culturel, une transmission active et efficace. On reconnaît au traducteur une grande capacité d'écoute, de la sensibilité, sans oublier un sens de la responsabilité en ce qui concerne ses choix – qui on l'a vu sont incontournables. En tant qu'auteur, le traducteur est assurément responsable du texte en français. Pour autant, ne peut-on aussi espérer que le public ciblé participe de cette écoute, de cette sensibilité, et de cette responsabilité dans la découverte de l'Autre à laquelle invite une traduction littéraire en général et théâtrale en particulier ? Le traducteur est aussi le premier interprète. Il fait pour cette raison souvent l'objet d'une attention particulière de la part de l'auteur vivant. Il vit le texte par sa voix, par son corps. La scène n'est pas étrangère mais déjà présente et active dans le texte. Son esprit prétend ainsi à une première matérialisation du texte. Chaque personnage a une voix particulière. Très vite, le traducteur lui donne aussi un profil, une identité, une psychologie, des gestes, l'habille et l'anime. De transparent qu'il se voudrait, le traducteur risque cependant malgré lui d'imposer de nouvelles lectures qui n'appartenaient pas aux personnages créés par l'auteur.²⁸ Peut-on alors attendre de lui qu'il maîtrise un hypothétique exercice de retour sur soi de type bourdieusien, une forme purement littéraire d'analyse réflexive qui permettrait au sujet de se distancier de soi-même dans son étude pour mieux savoir s'y plonger ? Assurément, l'ego ne devrait pas dans tous les cas s'inviter dans l'exercice de traduction. Par ailleurs, on a vu que le texte théâtral n'est pas non plus qu'un texte ; il est théâtre, il est voué à devenir spectacle. On ne traduit pas que des mots mais encore des gestes dans la traduction théâtrale.²⁹ Passeur de texte, le traducteur est encore plus ou moins passeur de spectacle. Il est doublement traducteur : d'un texte à un autre comme d'un texte au spectacle. La traduction théâtrale est aussi naturellement une réécriture dramaturgique. Le traducteur est alors fréquemment reconnu comme un élément de la chaîne de création théâtrale. De là à s'interroger légitimement sur la place du traducteur dans la mise en scène, sur ses aptitudes à participer à la création du spectacle, il n'y a plus qu'un pas que certains acceptent et d'autres rejettent. Ainsi, si J- M. Déprats considère que le metteur en scène opère un travail de retraduction à partir du texte traduit, pour Patrice Pavis, le corps même est inscrit dans le texte, soulignant par là l'incontournable participation dramatique du traducteur.³⁰ De quoi vit un traducteur ? Par mes rencontres, c'est d'abord de précarité qu'il vivrait s'il devait ne compter que sur son activité de traduction. Généralement, la traduction théâtrale semble plus une passion, un violon d'Ingres parallèlement à une activité plus substantielle. Payé au caractère, le traducteur de théâtre fournit beaucoup de travail tout en composant des pages moins lucratives. D'ailleurs, l'intérêt financier ne se réveille qu'avec la représentation scénique, ce qui rend plus compliqué encore un quelconque financement. Des aides à la traduction existent évidemment. La Maison Antoine Vitez³¹ participe de la sorte à de très nombreux projets. Les Ministères de la culture y contribuent aussi. D'autres structures encore sont susceptibles de fournir des subventions. Ces aides se partagent entre celles destinées à la publication et celles destinées à la représentation... Il reste difficile d'en vivre uniquement. Il peut alors certes sembler insipide de dire que le traducteur vit de sa passion. Si financièrement, il est rarement satisfait, les mobiles qui le conduisent à poursuivre ses travaux ne manquent pourtant pas. Pourquoi alors traduire si ce n'est pour gagner de l'argent ? D'abord pour partager nos connaissances ou nos découvertes théâtrales, nos coups de cœur ou nos coups de sang, permettre la découverte d'une culture étrangère et d'un ailleurs, révéler les identités dans les différences, travailler à un fonds culturel mondial à son humble niveau. C'est aussi le moyen de rencontrer d'autres acteurs culturels, des universitaires ou des gens de théâtre, d'autres traducteurs et des éditeurs, des passeurs qui œuvrent aussi à la construction de liens interculturels entre deux espaces ou davantage, des fous furieux peut-être... C'est encore un plaisir de travailler sur les langues, la sienne et celle des autres, langues qui, si elles résistent tant à la traduction, concèdent aussi de nombreux rapprochements. Traduire, c'est un engagement plus sensuel qu'intellectuel avec la langue.³² C'est encore l'opportunité de confronter sa première langue à une autre qui comme en écho l'interpelle et l'éclaire. C'est aussi l'occasion de vivre de grandes aventures entretenues par les raisons sus-mentionnées, le sentiment d'ouvrir au monde des cultures et le monde aux cultures, d'ajouter son empreinte à celle de millions d'autres pour opposer au prosaïsme du quotidien la promotion d'une connaissance universelle. Par les mots, toucher à tout le reste. C'est faire que le théâtre se propage toujours, emporte de nouveaux publics et nous enseigne peut-être par le biais de l'illusion scénique à mieux combattre par instants notre réalité cynique. Traduire, c'est enfin créer un nouvel espace ontologique, une construction qui assemble des mondes écartelés au quotidien par des identités multiples, nationales, sociales, culturelles, etc ; c'est se refuser être de plusieurs cultures isolées dans une identité uni-culturelle unique,³³ une ouverture aux autres, travailler pour tous, devenir un homme du monde, et plus modestement, un homme au monde.

Nicolas Raljevic



¹ https://www.prozor-editions.com/

² Précisons néanmoins et immédiatement que la spécificité de la traduction théâtrale au sein de la traduction littéraire ne fait pas l'unanimité : voir Michel Volkovitch « Prose, poésie, théâtre » ou encore Pierre Deshusses « Beaucoup de bruit pour rien : une traduction propre au théâtre : mythe ou réalité ? » in Équivalences, n° 1-2, 2017, La traduction théâtrale. Voir https://www.persee.fr/doc/equiv_0751-9532_2017_num_44_1_1495

³ « Théâtre et traduction : un aperçu du débat théorique », L'annuaire théâtral, n°36, 2004. https://www.erudit.org/fr/revues/annuaire/2004-n36-annuaire3682/041584ar.pdf


⁴ Fabio Regattin propose ainsi d'envisager la première méthode pour une traduction destinée à la publication ; la seconde et la troisième pour un texte contemporain dont le traducteur voudrait assurer la valeur théâtrale ; la quatrième pour la traduction d'un texte classique attentif à la valeur littéraire de l'œuvre sans la priver d'une potentialité de mise en scène.

⁵ « On sait bien que les comédies ne sont faites que pour être jouées ; et je ne conseille de lire celles-ci qu'aux personnes qui ont des yeux pour découvrir dans la lecture tout le jeu du théâtre ». Molière, L'Amour médecin, « Au lecteur », Œuvres complètes, Paris Gallimard, 1971.


⁶ J'ai trouvé cette notion - à comprendre comme perspective scénique - chez Anne Maurin, La traduction théâtrale et ses enjeux dramaturgiques, mémoire de master, 2012-13. https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-00835578/document D'ordinaire, le terme s'applique aux possibilités offertes à un joueur de jeu vidéo. Il est aussi la traduction française du performability anglais (voir « Jouabilité : un concept indéfinissable, incontournable... traduisible ou intraduisible ? », William Gregory, Traduire, n°222, 2010. https://journals.openedition.org/traduire/433)

⁷ La question du sur-titrage qui diffère de la traduction dans la mesure où le texte écrit se trouve « réapproprié » par le texte dit dans la langue source sur la scène est riche d'interrogations. Les sur-titres participent à la mise en scène, inscrivent les textes (écrit et oral) dans le spectacle d'une façon différente, peuvent jouer de graphie et d'esthétisme sur ou autour de la scène, interfèrent négativement parfois par une désynchronisation ou un rapport tronqué à l'original... Voir sur cette question Agata Golebiewska « Le traducteur dans un théâtre à mille temps », Chapitre 7: « Le sur-titrage, ultime manifestation de la traduction? » in Meta, Vol.62, n°3, décembre 2017. https://www.erudit.org/fr/revues/meta/2017-v62-n3-meta03512/1043952ar/

⁸ Citations extraites du blog Planète-traduction, 10 janvier 2014. http://www.planete-traduction.fr/traduire-cest-trahir/

⁹ Au-delà de la traduction théâtrale, Philippe Lavergne en avant-propos de Finnegans wake de James Joyce, œuvre considérée comme intraduisible – voire illisible - par beaucoup de monde, rappelle que « L'intérêt d'une traduction consiste donc, sans dé-voiler le texte, comme l'a bien enjoint Joyce, à faire ressortir l'aspect traceur de cette écriture moqueuse ». Ne reste plus alors qu'à définir ce qu'est ce « voile », Graal d'une traduction réussie. Concernant l'espace Bosniaque-Croate-Monténégrin-Serbe, Paul Louis-Thomas considère que l'on peut parler de « difficilement traduisible » plutôt que d'intraduisible en français. Voir « L'intraduisible du BCMS » dans Propos sur l'intraduisible d'Olga Artyushkina et Charles Zaremba (dir.) Presses universitaires de Provence, 2018. https://books.openedition.org/pup/7884

¹⁰ Mais n'existe-t-il pas quoi qu'on fasse une perméabilité inévitable entre traduction et adaptation ? Ne risque-ton pas dans la permutation d'un texte source vers un texte, un public et une culture cibles de glisser toujours vers une nécessaire adaptation du fait de la percussion de deux cultures différentes ? Jusqu'où la bonne foi ou même le sérieux d'un traducteur suffit alors à lui éviter le reproche d'adaptation ?

¹¹ Concernant Dundo Maroje de Marin Držić, Filip Krenus a opté en 2018 pour une traduction plutôt historiciste en anglais. Mais comment rendre la langue ragusaine de la Renaissance sans priver le lecteur ou le spectateur d'une compréhension idoine, à moins de risquer le reproche d'un simulacre d'historicisation, de basculer dans le pastiche ? Ou ne risque-ton pas d'enfermer l'œuvre dans un accès érudit, se contenter de ne toucher peut-être que le savant, priver ce travail d'horizon ? Patrice Chéreau : « Un texte cela se traduit dans la langue qu'on parle aujourd'hui : rien n'est plus dangereux que de rêver de traduire Shakespeare dans une imitation de notre propre langue de la fin du XVIème siècle ». Cité par Jean-Michel Déprats, Traversées de Shakespeare, n° 24, automne 1998. https://www.erudit.org/fr/revues/annuaire/1998-n24-annuaire3670/041361ar.pdf Après plusieurs tentatives au résultat me paraissant préfabriqué, incapable de travailler en français du XVIème siècle, j'ai abandonné l'idée d'une version archaïsante de Dundo, cela n'enlevant par ailleurs rien à la qualité du travail de F. Krenus.

¹² Fallait-il traduire – peut-on traduire - Držić ou d'autres pièces classiques en français quand elles sont si éloignées de nous que des passages entiers sont parfois aujourd'hui incompréhensibles, inconnus ou incertains même pour les contemporains croates ? Mes choix suffisent-ils à justifier une telle traduction ? Ce sont bien des questions qu'un traducteur se pose. La nouvelle a été accueillie en Croatie avec enthousiasme, j'ai été chaleureusement félicité. Malheureusement, j'ai cependant l'impression que personne là-bas n'a véritablement éprouvé mon travail. Serait-il donc plus important qu'il existe une version française de Dundo plutôt que cette version soit de qualité ? Le traducteur reste souvent seul face à son travail.

¹³ Je traduis depuis quelques années des comédies ragusaines classiques. Je doute fort qu'elles soient un jour mises en scène, ce n'est pas ma priorité en tout cas, et je considère leur intérêt davantage d'un point de vue littéraire et historique que dramatique. Le public visé est alors prioritairement universitaire. Les notes de bas de page y sont alors abondantes et révèlent cette destination. Sur cette question, voir Christilla Vasserot, « Pour qui traduit-on ? L'exemple du théâtre de Rodrigo Garcia » in Équivalences, 2017. Op.cit. Article dans lequel l'auteur expose comment des choix de mises en scène ont aussi pu amener R. Garcia à des choix de traduction.

¹⁴ Je sais ainsi que ma traduction de Dundo est étroitement liée à ma découverte de ce texte d'abord par sa mise en scène de Marco Sciaccaluga en 2011 au théâtre Gavella de Zagreb. C'est avec son décor que je m'imagine toujours la pièce de même que je vois Pomet sous les traits du comédien Frano Dijak.

¹⁵ Ce fut le cas pour Novela od Stanca de Držić : il m'a fallu plusieurs tentatives sur plusieurs années avant d'aboutir à un travail que je jugeais présentable. L'alexandrin a longtemps freiné mon élan. J'ai finalement opté pour une option mixte mêlant vers irréguliers et alexandrins.

¹⁶ Le cycle des Glembay de Miroslav Krleža m'a conduit à lire avant toute entreprise de traduction les récits en prose se rapportant aux Glembay ; La trilogie de Dubrovnik de Vojnović m'a amené à me renseigner sur l'histoire napoléonienne de Dubrovnik ; lire tout Rabelais avant de traduire Dundo, L'Avare de Molière et l'Aulularia de Plaute avant Skup...

¹⁷ Sur un exemple, Paul-Louis Thomas cite le cas du mot « cheval/konj » où l'animal est généralement connoté positivement en français tandis qu'il peut l'être négativement en BCMS dans le sens d'empoté. Op.cit. Sur ces questions, voir Roman Jakobson, « Aspects linguistiques de la traduction » in Essais de linguistique générale, Éditions de minuit, 1963, pp. 78-86. Chapitre souvent cité où R. Jakobson distingue trois façons de traduire : la traduction intralinguale (par périphrase), la traduction interlinguale (entre deux langues) et la traduction intersémiotique (traduction d'un système de signes à un autre). Or si ni la synonymie ni les équivalences interlinguales (la traduction mot à mot) ne sont parfaites, on peut cependant prétendre traduire malgré les obstacles grammaticaux parce que les langues sont sur un pied d'égalité en ce qui concerne l'expressivité. Si ce que chaque langue doit exprimer est particulier à cette langue, il n'existe pourtant pas de pensée inexprimable qu'on ne saurait recoder et traduire. Seule la poésie selon l'auteur est intraduisible et requiert une transposition créatrice.

¹⁸ Krleža adore les exclamatives qui lui servent à marquer l'expressivité de ses personnages ; au point qu'un de mes lecteurs français me demanda un jour pourquoi tous ces gens criaient autant.

¹⁹ « Jusqu'à 20 %, voire davantage » selon Paul-Louis-Thomas. Op.cit.

²⁰ La proximité de certaines expressions – récentes ou anciennes – témoigne aussi d'une proximité culturelle – et humaine - exaltante. Pour autant, certaines autres ne tolèrent pas une traduction littérale : ainsi, sur un exemple, pala mu sjekira u med (sa hache est tombée dans le miel) est heureusement traduit par le Dictionnaire croate-français (le Dominović de Jean Dayre, Mirko Deanović et Rudolf Maixner) par : il a une chance inouïe, il a le vent en poupe.

²¹ « L'écrivain yougoslave Miroslav Karléja est mort » par Predrag Matvejevic, Le Monde, 30 décembre 1981.

²² Kate Kapuralica (1800) de Vlaho Stulli (Stulić) en est un exemple probant. Pièce sans comparaison, elle s'en prenait de la sorte radicalement aux comédies larmoyantes en vogue à l'époque à Dubrovnik selon S.P Novak. Voir https://www.prozor-editions.com/about-3

²³ « De prison en prison, je traversai la Yougoslavie. J'y rencontrai des criminels, violents et sombres, jurant dans une langue sauvage, où les injures sont les plus belles du monde. - Je baise la mère de Dieu dans le cul ! - Je baise le mur ! » Jean Genet, Journal du voleur, Folio Gallimard, 1949, p. 129. Si pendant longtemps, les traductions de Shakespeare par François-Victor Hugo dans les années 1860 servirent - à juste titre ; voir « Hugo, père et fils, Shakespeare et la traduction » de Nicolas Mallet dans L'histoire en traduction, Vol. 6, n°1, 1er semestre 1993 ; https://www.erudit.org/fr/revues/ttr/1993-v6-n1-ttr1478/037140ar.pdf - de référence en France, on a vu bientôt de nouvelles tentatives de traductions (M. Grivelet et G Montsarrat. chez Laffont de 1995 à 2002, J-M. Déprats à la Pléiade à partir de 2002, A. Markowicz chez Babel depuis 1997), qui proposaient - entre autres apports - un langage moins aseptisé et plus ouvert aux insultes et jurons qui émaillent le texte shakespearien ; rendre à César...

²⁴ Danilo Kiš (1935-1989), célèbre écrivain serbe et yougoslave, dans sa traduction de L'Avare de Molière a eu la géniale et heureuse idée d'avoir recours au dialecte ragusain pour traduire les commentaires de Charlotte et Pierrot, paysans s'exprimant en un patois normand dans l'original. Mais évidemment, tout le monde n'est pas Danilo Kiš.

²⁵ « C'est la condition intrinsèque du traducteur d'être toujours entre deux rives : entre le poète et l'universitaire ; entre le créateur et le critique littéraire ; entre l'artiste et l'artisan ; entre la langue mère et la langue maternelle ; entre la littérarité et la littéralité. » in Jean-Michel Déprats, op.cit.

²⁶ Qui peut alors assurer que le mot gagnera une reconnaissance ? L'Uscoque de George Sand n'a pas percé dans le lexique français quand la guzla ou le haïdouk y sont parvenus. La traduction peut aussi enraciner certains termes dits « intraduisibles » dans l'universel.

²⁷ J'utilise pour ma part souvent des notes de bas de page explicatives dans mes traductions de pièces de théâtre, d'autant plus quand le texte multiplie les références à des caractéristiques géographiques, historiques, culturelles, symboliques... Ma traduction de Dundo Maroje en compte près de 500, appareil critique compris, autant pour le cycle des Glembay dont beaucoup liées à l'usage de la langue allemande... Je considère qu'elles font intégralement partie de la traduction et contribueraient à une mise en scène éventuelle. Je sais pourtant que les notes de bas de page ne sont pas toujours du goût des traducteurs.

²⁸ « Il existe donc, dans le texte traduit, une autonomie des mots qui résulte de procédés de traduction plus ou moins conscients. Un équilibre propre à chaque texte s'établit, avec ses moments forts et ses moments de relâche, donnant une personnalité à chaque texte qui est liée à la langue, la culture et la mentalité du public auquel l'auteur s'adresse. » de Margaret Tomarchio in « Le théâtre en traduction : quelques réflexions sur le rôle du traducteur (Beckett, Pinter) », Palimpseste, n° 35, 2021. https://journals.openedition.org/palimpsestes/431

²⁹ Voir « Un théâtre qui traduit ? Pistes de réflexion sur la théâtralité de la traduction » par Antoine Palévody in Les arts du spectacle, n° 243, 2020, pp. 34-43. https://journals.openedition.org/traduire/2127?lang=es L'auteur insiste sur la théâtralité portée par le traducteur dans son travail, ce dernier ayant la charge de construire dans son texte un « désir de théâtre ». Dès lors, la traduction se fait théâtrale dans sa capacité à projeter des gestes dans le texte et l'espace. Pour autant, le traducteur n'est pas le metteur en scène et la traduction doit aussi être capable de se réfréner, dévoiler ses failles, ses manques (« sous-traduire », « rester volontairement en deçà du spectacle » d'après Antoine Vitez cité dans l'article) pour conserver une puissance suggestive féconde, susciter de nouvelles traductions scéniques.

³⁰ Pour Patrice Pavis, texte et jeu sont indissociables dans le texte théâtral et le travail du traducteur consiste alors à retranscrire ce qu'il nomme ici le « verbo-corps » de la langue source dans la langue cible sachant que d'une culture à l'autre il ne suffit pas de copier ce rapport entre le texte et le jeu mais bien de proposer un autre « verbo-corps » équivalent et adapté à la culture d'accueil. Voir aussi Anne Maurin, La traduction théâtrale et ses enjeux dramaturgiques. op.cit. « le théâtre est corps » soulignait Anne Ubersfeld. Les tentatives d'Edward Gordon Craig de liquider l'acteur dans une représentation quasi mécanique n'empêchent pas réellement toute interprétation symbolique. Quelle est alors cette part fuyante des processus d'identification et d'appropriation du traducteur dans le produit de son activité ?

³¹ Voir https://www.maisonantoinevitez.com/ . La maison Antoine Vitez est créée en 1991 et vise à promouvoir la traduction théâtrale et la découverte du répertoire dramatique mondial.

³² Voir Jean-Pierre Vincent, « La traduction dans toutes ses formes » in Équivalences, 2017, pp. 23-26. Op.cit. L'article présente le regard et les pratiques d'un metteur en scène traducteur pour qui la traduction linguistique est un des éléments de la traduction scénique – et cela vaut, dit-il, autant pour les textes français, « une traduction à l'intérieur même de notre langue ».

³³ Traducteur en tout, toujours et partout, plutôt que Croate en France et Français en Croatie. Le traducteur et dramaturge italo-canadien Marco Micone a créé à partir de son expérience personnelle la notion de déracimilation : une assimilation à l'aide de l'appropriation culturelle par la traduction combinant trois étapes de sa vie : déracinement – acceptation - assimilation (dér-ac-simulation), et ouvrant sur une reconstruction identitaire par une écriture cathartique. Je ressens cette interrogation sur la déchirure de la migration à la source de l'activité traductrice chez de nombreux binationaux comme évidente et m'y reconnais en partie.

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