top of page

Les consolations de Predrag Matvejević

Nenad Popović

À l’occasion de la commémoration en l’honneur de l’homme qu’était Predrag avec des orateurs annoncés qui connaissent nettement mieux sa vie et son œuvre, je souhaiterais témoigner d’un seul événement. Dans les années quatre-vingt, Berti Goldstein et moi-même étions en charge de la rédaction de la maison d’édition Grafički zavod Hrvatske. Un jour sans conteste beau, Predrag Matvejević a émergé apportant le manuscrit titré Bréviaire méditerranéen. Un tapuscrit d’une centaine de pages. Je ne sais pas pour Berti Goldstein, mais moi j’avais du mal à croire ce que je voyais. De la part de Predrag Matvejević, qui alors était en pleine impulsion de débats culturels et politiques dans ces dramatiques années quatre-vingt, voici un essai poétique, inspiré et tout à fait lyrique. Un récit de voyage, aussi bien imaginaire que réel, l’érudition et la rêverie planant au-dessus des cartes anciennes et des portulans, des phrases personnelles comme « La Méditerranée s’étend jusqu’aux oliviers. » Je me disais qu’on avait là à faire à une escapade littéraire. Je suis devenu l’éditeur du livre, les éditions s’enchainaient, des traductions suivaient le pas. Maintenant je sais que c’était en réalité mon sommet professionnel, et il m’en a fallu de peu de rater le coche. Notre livre le plus traduit de tout les temps.

     J’ai compris plus tard que le Bréviaire de Matvejević n’était pas un tournant ou le contrepoids de ce qu’il publiait jusque-là et à quoi il se consacrait. En tant qu’auteur du livre Pour une poétique de l’événement, Matvejević s’est glissé de la romanistique aux interrogations sur la littérature et le pouvoir, ce qui dans la culture française, au sein de l’école française de la pensée depuis le rationalisme des Lumières et l’année 1789 signifie la littérature engagée, la littérature qui défend quelque chose. Il est donc logique que par la suite Matvejević, une fois rentré de Paris, ait trouvé Miroslav Krleža qui devint pour lui une préoccupation quasi vitale. Krleža était pour lui sans aucun doute le plus impressionnant exemple d’écrivain qui se consacre activement et spirituellement à une idée politique, ou à un ensemble d’idées, peu importe. Enfin, probablement la chose la plus importante : Krleža ne pouvait que l’impressionner : il était Européen, il a toujours réfléchi en repères européens. Tout comme le faisait Predrag Matvejević, étant tout aussi Européen de son premier à son ultime souffle. Cette réflexion européenne, cette envergure européenne de Krleža pour le romaniste, "le Français" Matvejević était tout à fait naturelle. Des Lumières à nos jours, les grands Français lorsqu’ils évoquent la France incluent immanquablement le monde. Pour eux la France n’est qu’un exemple pour l’universel. En écrivant sur la Croatie et la Yougoslavie, Krleža pensait à l’universel.


     Ce n’est qu’en surface que le Bréviaire méditerranéen semblait être quelque chose de complètement différent. Soudainement un Matvejević apolitique, pour peu un essayiste lyrique. Mais la constance s’imposait. En Matvejević s’est exprimé à nouveau ce quelque chose de français. Non uniquement dû à la révolution intellectuelle se vouant à l’étude de la culture et de son histoire de Le Goffe ou de Braudel. Lorsque nous suivons Matvejević se consacrer dans le Bréviaire à la géographie, la topographie et le climat, rien ne détonne. Une des plus importantes créations des Lumières sur la politique, l’œuvre maîtresse d’Alexis de Tocqueville De la démocratie en Amérique, avec quoi débute-t-elle à vrai dire ? Avec le compte-rendu topographique et géographique, même géologique, de l’Amérique du nord. Des lacs, des rivières, des ports, des rives, des vallées et des chaînes montagneuses.

     Nous pouvons nous venter aujourd’hui de savoir à quel point Matvejević avec son Bréviaire fût un sacré lascar. C’est qu’il a su diriger notre regard vers la Méditerranée que nous observons aujourd’hui en tant que théâtre, bassin dans lequel de déroulent des tragédies qui secouent le monde entier, la Libye et la Syrie aussi bien que l’Europe toute entière. L’Occident chavire dans ses fondations. À cause de la Méditerranée des dizaines de milliers de gens manifestent à cette heure-ci jusqu’aux villes pacifiques de Seattle et Los Angeles. L’enfer des réfugiés dans la Méditerranée met en crise deux des trois postulats fondamentaux de la Révolution française, des Lumières françaises. Il s’agit de l’égalité et de la fraternité parmi les hommes : ce réfugié Syrien, est-il notre frère, est-il notre frère auquel nous offrirons un abri ?


     Dans les années quatre-vingt Matvejević ne pouvait deviner cela. Était-il lyrique ou voyant, exubérant ou politique, aujourd’hui chacun doit trancher pour soi-même. Mais qu’il ait soudainement écrit un livre important, justement sur la mer Méditerranée, voilà un fait. Un quart de siècle plus tard, ancré bien plus encore.

     Je suis par ailleurs d’avis que Matvejević, par ses livres littéraires, lyriques, avec le Bréviaire, les livres sur la Venise et sur le pain, se consolait. Je le suppose car tout le reste n’étaient que ses défaites. Il était de gauche convaincu, et la Yougoslavie, le dépôt de tout les espoirs européens et planétaire de la gauche dans les année quatre-vingt n’as pas réussi à devenir une démocratie, puis s’est décomposée en guerres civiles et éthiques en 1990 et 1991. La Yougoslavie au début ne voulait pas la liberté, puis durant la désintégration ni l’égalité non plus la fraternité. Elle voulait, devant ses yeux, leur contraires : l’égalité s’est altérée en assujettissement violent des à jamais plus faibles, et la fraternité parmi les hommes a été remplacée par le fratricide. Il y a aussi le culturocide, que Predrag Matvejević a peu de temps après senti sur sa propre chair, avec Mostar, son déshonneur, mis à terre en poussière et cendre. L’échec spirituel complet, il le voyait aussi bien dans ses deux patries, ses deux pays d’origine, la Croatie et la Bosnie. L’avalanche du primitivisme spirituel dans laquelle toutes les catégories politiques et intellectuelles sont réduits dans ce qu’il y a de plus primaire et où tout dialogue est impossible : es-tu oustachi ou partisan, plutôt islamiste ou tchetnik, serais-tu un coco yougoslave, es-tu combattant croate ou traitre, viens-tu d’un mariage mixte ou ton sang est-il bien pur.

     Les défaites, il les a vécu d’une manière définitive et tout à fait personnelle. Lui, cet homme si sociable, pendant d’innombrables années ne pouvait compter pratiquement que sur son cercle familial. En pleine possession de ses moyens, il avait été forcé de quitter son domicile subissant l’humiliation du départ en émigration. Son propre européanisme lui a ironiquement ricané à la face. Il est devenu lui-même un de ces européens de l’Est, un des ces soljenitsyne, qui à la porte de l’autrui frappent la valise en main.


     Et même lorsqu’il revint enfin, il osait à peine ouvrir la boîte aux lettres ou soulever le combiné téléphonique, étant exposé aux pires des agressions, jusqu’à ses derniers jours. Je vais jusqu’à m’imaginer que même dans les moments aussi solennel que celui où le président de la République italienne lui décernait la citoyenneté d’honneur, que Predrag quelque part au fond de lui-même se disait que cela aussi était une bien belle défaite. Car l’on est rien et personne dans sa propre partie, et l’on est même traité comme un traitre. Toi, Predrag Matvejević.

        Mais tout n’est pas comme les barbares s’imaginent que cela devrait être. Libéré de leurs férocité, dispensé de nous aussi, là il se repose en excellente compagnie. Avec Ljudevit Gaj1, Josip Juraj Strossmayer2 et Miroslav Krleža3. Avec ses Illyrians-Européens. Dans ce sens, cette terre ne peut lui être que légère.

                                                                                     Texte en l’honneur de Predrag Matvejević,
                                                prononcé à la Société croate des écrivains (HDP) en février 2017.


                                                                                           Traduit par Yves-Alexandre Tripković



1 Ljudevit Gaj (8 août 1809, Krajina - 20 avril 1872, Zagreb), était un linguiste, politicien, journaliste et écrivain croate d’origine germano-slovaque. Il fut l’instigateur principal du renouveau national croate ou Mouvement illyrien qui désirait la création d’un État unique pour tous les Slaves du sud.

2 Josip Juraj Strossmayer (aussi appelé Joseph Georg Strossmayer ; né le 4 février 1815 à Osijek et décédé le 8 mai 1905 à Djakovo), évêque catholique et parlementaire croate, joua un rôle de premier plan dans le mouvement national croate. Il fut également promoteur de l’enseignement supérieur au sein de l’Empire d’Autriche-Hongrie, avec la création de l’université de Zagreb.

3 Miroslav Krleža (Zagreb, 7 juillet 1893 - 29 décembre 1981) est un écrivain croate de Yougoslavie. Auteur de romans, nouvelles, drames, poèmes et d'essais, encyclopédiste, il est considéré comme le plus important auteur croate contemporain. On retrouve tout au long de sa carrière diverses influences d’Ibsen et Strinberg au début, mais aussi de Kraus, Rilke, Dostoïevski et Proust par la suite. Certaines de ses œuvres, notamment Le retour de Philippe Latinovicz (Povratak Filipa Latinovicza), Je ne joue plus (Na rubu pameti), Enterrement à Theresienbourg (Sprovod u Theresienburgu) ou encore Les Glembay (Glembajevi, traduit par Nicolas Raljevic) sont traduites en français.

bottom of page