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De la laideur - le grotesque chez Držić
Sur l'exposition de Davor Vrankić à Dubrovnik
Anita Ruso
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Photo : Silva Vrankić

Et la laideur, l’arythmie, l’inharmonie sont sœurs du mauvais langage et du mauvais caractère, tandis que les qualités opposées sont sœurs et imitations du caractère opposé, du caractère sage et bon… Mais les poètes sont-ils les seuls que nous devions surveiller et contraindre à n’introduire dans leurs créations que l’image du bon caractère ? Ne faut-il pas surveiller aussi les autres artisans et les empêcher d’introduire le vice, l’incontinence, la bassesse et la laideur dans la peinture des êtres vivants, dans l’architecture, ou dans tout autre art ? Et, s’ils ne peuvent se conformer à cette règle, ne faut-il pas leur défendre de travailler chez nous, de peur que nos gardiens, élevés au milieu des images du vice comme dans un mauvais pâturage, n’y cueillent et n’y passent, un peu chaque jour, mainte herbe funeste, et de la sorte n’amassent à leur insu un grand mal dans leur âme ?

                                                                                                

                                                                                                                            Platon (4ème siècle av. J.C.), République, Livre III, 401
 

 

L’œuvre de Davor Vrankić résiste à toute tentative de catégorisation. Cet artiste franco-croate n’a pour outil qu’une mine de plomb et son imagination, personnelle et collective, d’où nait son merveilleux univers artistique. Aucun modèle. Aucun schéma. Le recourt à la gomme et aux corrections est réduit au minimum. Il est absolument inutile d’essayer de comparer Vrankić. Et ce, même quand il s’agit de le comparer aux grands maîtres de la Renaissance des pays du nord (Grünewald, Boch, Brugel, Artdorfer) avec lesquels il se trouve souvent rattaché en raison de leurs nombreuses ressemblances quant à la déformation de leurs personnages et de l’horreur du vide, qui est si prononcée dans certaines de ses séries, qu’elle provoque un sentiment de claustrophobie. Bien qu’il soit parfois « écarté » du papier, l’espace dans les dessins de Davor est surprenant. Les perspectives de raccourcissement produites par la représentation d’une scène rappellent le jeu des miroirs concaves d’Acrimboldo. La mise en scène du dessin est également un facteur important de ses œuvres et ont indubitablement un impact important sur l’impression et l’atmosphère globale qui en émanent. Elle n’est pas un élément crucial, mais elle est une valeur ajoutée qui introduit le personnage dans un contexte. Les détails minutieux des ornements de l’espace de la scène représentée, des vêtements ou des éléments d’intérieur décoratifs, endossent une dimension importante.

L’exposition De la laideur – le grotesque de Držić de l’artiste peintre et graphiste Davor Vrankić rassemble des œuvres qui ne découlent pas du monde réel et qui recèlent un grotesque et une laideur irrésistibles. Ces œuvres ne provoquent pas d’effet comique. Bien au contraire, leur contemplation suscite dans la majorité des cas un sentiment de malaise et d’angoisse. Les œuvres exposées qui ont été choisies s’inscrivent dans sept séries différentes, ce qui permettra aux spectateurs de découvrir un large spectre de l’expression artistique de Vrankić, dont le caractère varie d’une série à l’autre. Cinq des dix-huit œuvres exposées n’ont jamais été dévoilées à l’œil du grand public. Il s’agit de trois œuvres appartenant à la série Spinning Company (2011) ainsi que de deux œuvres très récentes (2018) des séries Only Good Memories et Duel au soleil.

Les fines lignes de plomb déposées sur le papier de Vrankić ressemblent aux fils de soie qu’Ariane avait donné à Thésée pour qu’il s’échappe de son labyrinthe. Les fils de notre artiste s’entrelacent à travers ce labyrinthe irrégulier et finissent souvent par se superposer les uns aux autres laissant ainsi place à un noir absolu. C’est à l’aide de sa mine de plomb (0,9 2B) que l’artiste tricote et crée des matières duveteuses et délicates tout aussi habilement qu’il le fait pour les figures plus robustes et solides ayant l’air d’être faites en une matière lourde. Qu’ils soient volants ou bien ancrés, les personnages monstrueux des œuvres sont indissociables de la dimension spatiale du dessin. Le plus souvent, il s’agit de créatures extrêmement volumineuses qui nous observent, presque comme des sculptures à part entière, qui pourraient s’extraire du cadre du dessin à tout moment afin de nous rejoindre dans notre réalité tridimensionnelle.

Les créatures étranges et diaboliques nées de l’association de l’humain, de l’animal ou du fantastique, ont toujours suivi de près les figures divines, belles et attractives, et ce tout le long de l’Histoire de l’art. Marin Držić (1508 - 1567) utilise pour la première fois le thème de la difformité humaine dans La Nouvelle de Stanac. Au moment où sur la scène arrivent « les masques, vêtus comme des fées, et se moquent de vieillard Stanac », les fées réfléchissent en quoi il faudrait transformer le naïf Stanac : « ...Allons quérir les vertus de toutes les herbes / grâce auxquelles nous transformerons celui-là en un âne ». Ou quelques vers après : « Allons transformer ce héros en oiseau »
1.

Nombreux théoriciens de l’Art et philosophes ont traité le thème de l’Esthétique de différentes manières et dans des buts différents. Nous ne sommes d’ailleurs toujours pas arrivés à définir le concept universel de la Beauté, que ce soit dans son acceptation quotidienne ou dans l’art. Une femme venant d’une tribu africaine ne correspond pas au canon de beauté de notre culture occidentale. Il en est de même pour la Danaë de Titien (1554) et de Suzanne et les Vieillards de Tintoret (1557), qui aujourd’hui ne sont pas perçues comme des modèles de beauté en raison de leurs formes généreuses. En revanche, il est plus facile de se mettre d’accord quant à une définition de l’Esthétique de la laideur. Dans son œuvre Storia della brutezza (Histoire de la laideur) de 2007, Umberto Eco mentionne trois phénomènes auxquels l’on se heurte lorsque l’on parle de laideur : la laideur en tant que telle (les excréments, un cadavre décomposé, un être recouvert de pustules duquel émane une odeur nauséabonde...), la laideur formelle qu’il faut comprendre comme une insuffisance d’harmonie entre les parties d’un tout et la laideur en tant qu’expression artistique des deux phénomènes susmentionnés.

D’autre part, en ce qui concerne les nombreuses manifestations préraphaélites, ou les manifestations obsessionnellement fantasmagoriques du surréaliste Max Ernst, ou encore les caricatures du dadaïste George Grosz, « follement choquantes, encore plus folles qu’auparavant » (H. Walpole, 1785), nous pouvons dire sans trop grande réflexion, ni sans trop grand savoir théorique sur le sujet, qu’elles sont, tout du moins, terrifiantes et fantastiques et/ou grotesques, tout comme le sont les histoires d’Edgar Allan Poe, de Franz Kafka, de John Ronald Tolkien et d’autres auteurs croates : Ksaver Šandor Gjalski, Antun Gustav Matoš, Fran Galović, Đuro Sudeta, Antun Šoljan, Pavao Pavličić…

Le grotesque est, selon le théoricien G. R. Tamarin, tout ce qui est « déformé, drôle, de mauvais goût, étonnant, absurde, irréel, grimaçant ». Cependant, la connotation que porte le concept de grotesque diffère d’une langue à l’autre. Par exemple, dans le français parlé de tous les jours, ce concept se rattache à quelque chose de comique et de maladroit et ne porte pas en lui de dimension amère, ni tragique, comme peuvent l’avoir l’italien ou l’allemand. C’est justement à l’époque des désillusions et de la décomposition des systèmes sociaux, lorsque règnent l’aliénation et le pessimisme (Moyen âge, Romantisme, Avant-garde), que le grotesque s’est manifesté dans l’art. Les caractéristiques cruciales du grotesque se rapportent à « la combinaison anormale, discordante et souvent paradoxale de parties animales et humaines, et indirectement de leurs natures ». Avec le temps, le concept du grotesque a transcendé les frontières de l’art jusqu’à en dépasser toutes formes de transgressions des normes et des valeurs admises. Grotesques sont tous les animaux monstrueux, dont les corps s’unissent à différentes formes d’ailes, de cornes et autres éléments caractéristiques des créatures fantastiques qui figuraient sur les murs des grottes souterraines des thermes romains. C’est d’ailleurs de là que nous vient le terme grotesque.

Le théoricien allemand Wolfgang Kayser, dans son œuvre Das Groteske. Seine Gestaltung in Malerei und Dichtung (Le grotesque. À travers l’art et la littérature, NDLT) de 1957, souligne la nature paradoxale de l’art grotesque qui « provoquera rarement le rire et qu’il vaudra mieux relier aux phénomènes paralogiques, absurdes et fantastiques, plus précisément avec le mystique et l’ésotérique ». Le rôle exagéré de l’horreur, de l’épouvante et du démoniaque dans la détermination des formes grotesques visant à exprimer la réalité s’est heurté à une série de critiques. Le théoricien Mihail Bahtin voit le grotesque de façon quelque peu plus positive, comme il le décrit dans son œuvre Tvorčestvo Fransua Rable i narodnaja kul’tura srednevekov’ja i renesansa (L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire du moyen âge et de la renaissance, NDLT). Bahtin décrit l’œuvre grotesque de Rabelais comme étant réaliste, reliée à la culture du rire, au discours de rue familier et aux célèbres représentations de rue de l’époque. Le grotesque est à ses yeux l’application des valeurs spirituelles, idéales et abstraites sur le plan matériel et charnel. Ce qui entraine de facto une atteinte aux autorités morales, politiques et religieuses. C’est pourquoi, le grotesque a longtemps été rattaché aux mouvements littéraires et culturels subversifs ou transgressifs, comme le carnaval, tout particulièrement.

Si l’on prend la mythologie classique comme point de départ, il sera facile de comprendre combien ses personnages sont incroyablement laids et cruels : Saturne dévore ses propres enfants alors que Tantale fit cuire son fils Pélops, Agamemnon sacrifie sa fille Iphigénie. L’art étrusque (5. s. av. J.C.) regorge de figures en bronze à l’effigie de monstres mythiques qui faisaient également parties des motifs d’art préférés de la Grèce antique. Les représentations de monstres mythiques tels que les méduses ou les centaures sur les métopes et les frises des temples grecques sont incroyables. Il ne put être autrement qu’elles soient également présentes dans la littérature : les sirènes d’Homer, Scylla et Charybde, les Harpies de Virgile, les Gorgones, les Sphinx...

En 1985, Jacques Le Goff relie tout de même la monstruosité humaine au phénomène du fantastique dans son œuvre L’Imaginaire médiéval. Il évoque les monstres humains, les hommes, les femmes aux corps particuliers et les créatures à moitié humaines et animales, tout comme le nécromant (un mage, un prophète), Long-Nez, dans le prologue de L’oncle Maroje (en croate : Dundo Maroje, créé en 1551) quand, en racontant son voyage imaginaire dans les pays de la magie, nommés les lointaines Indes, demande : « que signifiait tant de laideur, que voulait dire tant de démesure dans des visages humains ? »
2, il s'étonne en vérité de la duplicité de la nature humaine qui se reflète dans l'existence des humains nazbilj3 et des humains nahvao4. Ces derniers ont les caractéristiques du grotesque parce qu'ils sont décrits comme des humains qui ont « des figures de singes, de perroquets, de bossus, de pantins de bois ; des humains avec des jambes d'aigrette, de la taille des grenouilles ; des farceurs, des goinfres, des comédiens, la lie de l'humanité »5. C'était à cette époque des gringalets inanimés, des physionomies animales grotesques, faits de pierre et de bois, mais les femmes, « qui ont un esprit plus léger que les hommes »6, ont persuadé les nécromants en échange d'or de redonner vie aux gringalets. Ils se sont mis à se reproduire avec de véritables femmes et se sont transformés en êtres humains laids et orgueilleux. C'est ainsi que sont apparus les humains factices, ou plus précisément les humains artificiels. Cette représentation grotesque extraite de L’oncle Maroje s’inscrit dans la lignée des défenseurs du grotesque de la littérature du début de la Renaissance comme Giovanni Boccaccio, François Rabelais et Miguel de Cervantes. Les phénomènes de fantaisie et de fantastique, de l’inhabituel, du bizarre, du merveilleux et du surréel sont pratiquement des concepts universels qui sont déterminés par antinomie à la mimétique, ou plutôt au réalisme.

C’est justement dans ce grotesque et dans cette brutalité, dans un moment intemporel de l’existence, que se sont tressées et rencontrées les plus grandes œuvres du plus grand dramaturge croate Marin Držić et de l’artiste à la renommée internationale Davor Vrankić, dont les œuvres sont exposées au MOMA à New York, mais se trouvent également au sein de collections de prestigieux collectionneurs de notre époque tels que Ronald S. Lauder, Georges Renand, Rosenthal et Overholland.

Vrankić puise-t-il son inspiration dans l’Antiquité ou dans le Moyen Âge, des gargouilles parisiennes, pour ses dessins grotesques qui ravivent en mémoire la description des humains factices de Držić, tout comme nombreux de ses personnages principaux et secondaires ? Les pores de la peau, les sourcils, les rides, les cicatrices, les cils, la peau sèche et craquelée des lèvres – Davor les dessine comme à travers un microscope, sans censure. Leur tactilité et leur mobilité peut inciter le spectateur à penser qu’il s’agit d’une photographie ou bien d’un modèle pour un dessin animé. La représentation rustique que l’artiste utilise afin de dessiner ses personnages sans jamais avoir recours à un processus d’embellissement contribue à l’atmosphère grotesque et brutale qui s’en dégage. Les dessins de Vrankić démontrent justement qu’il n’est pas nécessaire que les objets monstrueux soient composés à partir de plusieurs éléments pour qu’ils soient perçus comme grotesques. Bien au contraire, la complexité du grotesque n’est pas appauvrie par cette formalité. Le grotesque existe et lorsqu’un seul élément est pris en compte et est représenté à partir d’une perspective inhabituelle comme c’est le cas de Duel au soleil et d’Asphyxia.

Selon H. Schneegansu, le grotesque est semblable à la caricature dans laquelle le déséquilibre entre le naturel et le caricaturé assume une dimension abyssale. Le grotesque se trouve là où l’impossible s’enracine. Ne s’agit-il pas là de ce que le nécromant Long-Nez explique à propos de ses longs voyages dans les Indes et à propos de l’apparition des hommes factices comme point de départ de l’impossible et du grotesque ? Ce que sont les monstres de Držić sont aussi les observateurs (série L'observateur, 2001) de Vrankić. Sa vision tridimensionnelle et son côté cinématographique (comme un cadre de cinéma) font penser sans hésitation au média d’affichage. Il serait incongru de les décréter comme laids. Le visage qui se trouve en premier plan est finalement plutôt attrayant, ce qui est justement antinomique à la thèse de Victor Hugo qui place, dans son prologue de 1827 dans Cromwell, l’origine du grotesque et de ce qui est grotesque, dans les antres de la Chrétienté et le défini comme une vision du monde qui « au niveau philosophique et théologique, a mis en place le dualisme entre le bien et le mal, qui peut être reconnu dans la littérature à travers une série d’oppositions et diverses esthétiques : entre la beauté et la laideur, la monstruosité et le gracieux, entre l’ombre et la lumière, etc. ».

Les romantiques comme Hugo ont donc opposé le grotesque au concept de beauté. Cependant, il faut reconnaître que la stylisation du grotesque est souvent captivante, comme le démontrent les dessins exposés. Finalement, l’atmosphère qui se dégage de l’Observateur, en raison de la répétition des visages qui se multiplient sans fin (tout comme les hommes factices) devient scabreuse car elle nous aspire dans sa pénombre infinie et nous paralyse par ses innombrables regards rivés sur nous. Dans ses lettres adressées à Côme 1er de Médicis (datant du 2 juillet 1566), Držić informe le souverain florentin des situations défavorables de la République, écrivant au sujet des autorités à Dubrovnik : « Nous avons pendant ce temps quinze monstres, fous et bons à rien qui vont nous rendre malheureux et nous jeter dans une grande misère si Dieu ne nous aide pas »
7. Ici aussi, Držić fait appel au potentiel du concept de monstruosité afin de souligner le côté hybride et la dépendance qui existe entre la nature humaine et la nature animale. Les Observateurs de Vrankić, tout comme la petite noblesse décrite par Držić comme monstrueuse, laissent échapper un sentiment de toute-puissance si insupportable pour Držić qu’il a même préféré risquer finir comme conspirateur aux yeux de tous.

Selon la théorie du regard de Lacan, les objets nous observent tout comme nous les observons. Ce qui se trouve sur une œuvre d’art n’est pas le regard sur un objet mais le regard du sujet, plus précisément de l’artiste qui observe un objet donné. L’un des regards les plus terrifiants au sein de l’exposition de Vrankić à Dubrovnik est le regard qui s’exhale du dessin Asphyxia de 2006. Cette œuvre éveille chez son observateur une double angoisse et une crispation du corps : mis à part l’insoutenable laideur du monstre dont la pose et la grimace sont impossibles, elle est tragique dans son emprisonnement dans le temps et l’espace. Gregor Sams s’est de nouveau converti, mais cette fois-ci en un monstre étrange et absurde. La grimace qu’il fait avec sa bouche est loin d’être une grimace qui ferait rire ou sourire, mais bel et bien une grimace qui donne la chair de poule et son regard profond est un signe bouleversant d’un tragique absurde dans lequel Vrankić a emprisonné son personnage. Ici la sagesse que Držić a placée dans l’esprit de Tripčeta dans Dundo Maroje est valable : « On dit : celui qui est une bête, mourra aussi comme une bête »
8.

L’être au grand nez et à la grosse tête, dont le corps est raccourci par la perspective, est l’une des œuvres les plus récentes de Vrankić : Duel au soleil. Ses caractéristiques physiques tel que son grand nez, ses vêtements issus du romantisme avec des motifs à fleur et la fleur cachée derrière son dos telle une baguette magique s’intègrent tout à fait aux réflexions sur la nécromancie. Ce personnage, dont le regard est méfiant mais nous espionne en même temps à travers les rideaux à fleurs de la fenêtre, peut tout à fait être identifié au nécromant Long-Nez qui est un mage et un prophète et que Držić mentionne non seulement dans son œuvre Dundo Maroje mais aussi dans sa comédie Arkulin. À l’époque hellénistique, les nécromants étaient synonymes de mages, sorciers et magiciens. Zarathoustra était un des nécromants les plus connus. Les nécromants faisaient l’objet d’un véritable sujet de la littérature de la renaissance (Ludovico Ariosto, Nécromant – Il Negromante, 1520). Ce sont des êtres qui sont extravagants tout comme les humanoïdes de Držić et ses personnages qui différent des humains habituels. Leur rôle est de bouleverser le déroulement de l’action et de rendre l’univers littéraire étrange et plus complexe, plus riche, doté de plusieurs sens. L’historienne en littérature Dunja Fališevac explique que « tous ces êtres sont déjà connus dans la tradition, souvent préchrétienne, et elles ne sont pas le résultat de l’imagination d’un seul individu… » Elle ajoute que Držić a « confié toutes ses questions sociales et politiques en ce qui concerne la ville de Dubrovnik à ces créatures étranges, merveilleuses et fantastiques car cela lui semblait sans aucun doute être la solution la plus simple afin de cacher sa propre voix, sa propre identité ».

 

Long-Nez commence son prologue ainsi :

« Moi, Long-Nez, nécromant des Indes Majeures, souhaite le bon jour, une nuit paisible et une année prospère aux illustres et nombreux patriciens ragusains, et je salue ce peuple antique ; les hommes-les femmes, les vieux-les jeunes, les grandes et petites gens, peuple avec lequel la paix est en la demeure et la guerre se voit de loin, la guerre ruine du genre humain. Il y a trois ans, si vous vous souvenez, voyageant par le monde, la fortune m'a conduit dans votre honorable ville, et je vous montrai ce que je savais de la nécromancie. »

Il y a encore un personnage de Držić qui est en relation avec les créatures étranges et extraordinaires tels que le sont les nécromants. Il s’agit de Krpeta, le protagoniste de la pièce Džuho Krpeta qui rétorque, à la question d'un personnage inconnu qui lui demande d'où il vient : « D'où l’on apporte les perroquets », ce qui induit que lui aussi vient de contrées lointaines et exotiques, d'où les nécromants viennent et d'où Long-Nez vient aussi.

Dans les masques de Vrankić de la série Don't worry, tomorrow is another day de 2009, on remarque une douceur, une mollesse de la forme qui s’est presque renversée sur le papier. A priori, grâce aux masques nous pouvons cacher tout ce qui est étrange et brutal et ce que Držić place aux antipodes de la vertu et de la morale. Il y a trois masques de la série mentionnée qui n’ont pas réussi à dissimuler la brutalité que critique le personnage de Long-Nez. Pour notre dramaturge de Dubrovnik, la frontière entre les êtres vivants est fluide tout comme le sont les masques de Vrankić : pour lui, les gens réels, les créatures animales, tout comme les êtres irréels, inhabituels et fantastiques ne sont pas complètement catégorisés sur une échelle imaginaire de l’existence mais leurs vies se confondent et s’entrelacent.

Le dessin de la série Spinning company qui présente un visage humain bandé, dont en ressort uniquement une saucisse en guise de nez, est tout particulièrement intéressant. Les bouts de saucisse qu’il déguste et qui sont également le motif de son t-shirt font indéniablement penser au serviteur de l’oncle Maroje, Bokčilo, le tavernier, qui le suit au cours de son voyage, de Dubrovnik à Rome, et qui ne comprend pas l’inquiétude de son maître quant à l’argent et ne pense qu’à ses propres besoins fondamentaux, ses plaisirs et ses joies terrestres. La nourriture et la boisson occupent sans cesse ses pensées, et il n'hésite pas à se plaindre à son maître que « depuis que je suis parti de la ville, je n'ai pas chié, il n’y a rien à sortir avec ce dont tu me nourris », ou bien il fait même des chantages affectifs tels que « mon âme m'abandonne et de faim et de soif ». L'une des phrases les plus réputées de l'opus de Držić est assurément celle de Bokčilo quand il dit que les ducats servent à « boire, manger et bambocher »
9. Cette mise en relief un peu grotesque des besoins humains fondamentaux s'est manifestée dans les dessins de Vrankić par une représentation grotesque de l'homme qui à cause de sa gloutonnerie se transforme lui-même en ce qu'il mange. Dživo dans Skup décrirait certainement son instinct animal de son exclamation si connue : « Mon Dieu, l'homme est un étrange animal »10.

Un des grands formats qui captive l’attention est le dessin Only good memories créé en 2018. Cette œuvre présente un homme, dont le gabarit est semblable à celui dessiné sur l’œuvre Duel au soleil, et ce selon les mêmes règles de perspective de raccourcissement. Ce personnage imaginé par Vrankić est agenouillé au sol de la chambre, on le voit au premier plan se pencher dans cette pose vers l’observateur de façon à ce que le spectateur ait l’impression qu’il va « tomber » de l’autre côté du cadre. Ce personnage étrange sert contre lui une plante se trouvant dans un pot. La plante s’est complètement emparée de son attention et de son corps. Elle lui enrobe les mains et grimpe jusqu’à son cou pour arriver jusqu’à sa tête qu’elle recouvre de fleurs. Son regard bienveillant, quelque peu jaloux, rivé vers la marmite éveille le souvenir de personnage Skup et de son tesoro (une cassette pleine d'or). D’après Skup de Držić - un vrai avare, « l’or c’est l’amour », mais en ce qui concerne l’excentrique de Vrankić, « la fleur c’est l’amour ».

L’exposition continue avec huit portraits de la série True Self Portraits, tous plus laids les uns que les autres. Ces visages sont ridés, sillonnés et creusés, recouverts de diverse cicatrices, terriblement sans vie et tragiques dans leur théâtre de l’absurde. Aussi, ces portraits, tels des bas-relief, jaillissent de la pénombre et mettent en relief ce sujet humaniste de l’état animal – feritas – de l’humain, que certaines personnes ne parviennent pas à surmonter afin d’atteindre leur humanité ou plutôt la divinitas.

Le but de ce texte n’est pas d’expliquer la théorie de l’esthétique du laid, ni la théorie du grotesque, ni de donner un aperçu historique de ces dernières. C’est pourquoi nous acceptons le fait que leur interprétation soit partielle et peu précise. De même, le spectateur est libre. Cette exposition le met au défis de trouver dans les travaux de Vrankić le plus de références possible à la renaissance du Dubrovnik de Držić. Cette ville, avec sa justice et ses mauvais côtés, sa beauté et sa laideur, a été immortalisée par Držić dans le temps car, mis à part les bergers et les fées, il n’y a presqu’aucun sujet traité par Držić qui ne soit universel et qui en tant que tel ne transcende pas l’axe du temps. Le croisement des mondes de Držić et de Vrankić est bien plus grand encore que les auteurs et les collaborateurs de cette exposition.

Soyez-en sûrs, vous contemplez des œuvres d’une valeur esthétique immense, des travaux d’un maître, dont la précision technique est incroyable, d’un artiste modeste, dont la création est unique au monde. Davor Vrankić est l’un des artistes sur lesquels on écrira, dont les œuvres seront convoitées. Les œuvres de ces êtres éternels que sont Držić i Vrankić – et ce même lorsqu’ils parlent (chacun à son époque et à travers son média) « de la crasse de la race humaine », de ce qui est le plus dégoûtant et de plus déroutant dans la nature humaine – réussissent à faire de nous, contrairement aux craintes de Platon, des êtres plus nobles, de « vrais gens, maîtres », en un mot – les hommes authentiques.

 

 

                                                                                                                                                                     Traduction Matea Krpina

 

 

 

La galerie virtuelle : De la laideur - le grotesque de Držić de Davor Vrankić

 

Le catalogue de l'exposition de Davor Vrankić : De la laideur – le grotesque de Držić

 

Le site de Davor Vrankić

 

 

 

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1 Les citations extraites des ouvrages de Marin Držić ont été traduites par Nikola Raljević, dont les traductions des œuvres Skup et de Dundo Maroje seront bientôt publiées aux éditions Prozor-éditions. Nous lui adressons nos remerciements les plus sincères pour son aide.

 

2 Idem.

 

3 NDLT : Terme utilisé par Držić dans son œuvre L’oncle Maroje afin de désigner les humains authentiques, honnêtes, moraux. On les appellera les « humains authentiques » plus loin dans le texte.

 

4 NDLT : Terme utilisé par Držić dans son œuvre L’oncle Maroje afin de désigner les humains artificiels, hypocrites, faux, avides. On les appellera les « humains factices » plus loin dans le texte.

 

5 Les citations extraites des ouvrages de Marin Držić ont été traduites par le traducteur Nikola Raljević, dont les traductions des œuvres Skup et de Dundo Maroje seront bientôt publiées.

 

6 Idem.

 

7 Idem.

 

8 Idem.

 

9 Idem.

 

10 Idem.
 

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