Sur nous, la langue et l'époque d'un tout autre silence
L'odyssée dans l'espace culturelle post-yougoslave
Ðorđe Matić
LA LETTRE DE L’ÉMIGRATION
Une fois que s’est essoufflé et apaisé tout ce que contenait l’avant-dernière décennie (« ce temps mauvais » comme l’avait dit ce Bosniaque anonyme dans un documentaire), ce qui d’ailleurs nous avait projetés bien au loin, et une fois, c’en est la conséquence, la fascination pour nous dans la sphère culturelle épuisée (on se rend compte aujourd’hui qu’elle fut plutôt importante cette fascination), il semblerait que tout s’est calmé ces derniers temps. Les livres se font rares, il n’y a plus de films importants (mise à part quelques exceptions comme Grbavica par exemple), la musique de nos cultures, ce qu’on a de plus précieux, ce sont les autres qui en abusent (l’apparition de ce qui est connu en tant que « beat balkanique » — notre son est englouti en mode parasite par les Russes et les Ukrainiens à New York, les DJ allemands et les anciens étudiants belges en anthropologie). C’est comme si quelques uns des plus grands noms des années quatre-vingt se sont quelque peu mis à l’écart.
En gros, l’épuisement. D’autres endroits nous ont, comme diraient les Anglais mis out of picture, hors jeu. D’autres guerres occupent l’espace public. Certes, on apparaît ici et là, silencieusement et à la marge, en tant que notice en bas de page, comme une référence à demi oubliée dans les textes, ou encore comme un rappel dérangeant d’une mauvaise conscience et, pire encore, d’un crime dont l’écho — comme celui du plus horrible, celui de Srebrenica — résonne de temps à autre.
Lorsqu’on surgit occasionnellement dans des questions importantes — alors ce sont les autres qui nous interprètent. C’est comme si cela avait depuis toujours été ainsi, mais là sous une forme plus aiguë encore. Surtout lorsque font surface les vérités sur les interpretateurs que nous connaissions à vrai dire depuis toujours, mais qui malgré la distance et notre engourdissement envers ces choses-là, offensent et dévastent une fois publiées. Comme la récente que j’ai lue dans le Independent londonien : l’ancien gouverneur en Bosnie, Paddy Ashdown, admet dans son dernier livre, et le critique du journal ne se prive pas de saluer son « honnêteté », qu’il s’est intéressé à la Bosnie par pur ennui. En voilà un homme !
Pendant que tout était enflammé, on pouvait encore obtenir le droit à la parole, il était possible, si ce n’est rien d’autre, de crier et de se révolter désespérément vu que l’attention était tournée vers nous et notre malheur — ceux qui nous entendent nous entendent. Maintenant que c’est passé, qu’ils disent que ça s’est « arrangé », le silence s’est installé et plus personne ne dit quoi que ce soit tout comme on ne demande quoi que ce soit à qui que ce soit.
Quand à nouveau, dans la tentative naturelle et compréhensible de se tourner vers quelque chose de positif, là-bas, « en bas », ils entament d’eux-mêmes des actions ou des « projets » (ils adorent ce mot !) de la promotion des valeurs d’un des nouveaux petits États (Bosnie et Herzégovine, Croatie, Kosovo, Macédoine, Monténégro, Serbie, Slovénie) et du nouvel état (dans de nombreuses langues le même mot est employé pour les deux), essayant d’attirer l’attention sur l’essentiel — la culture, l’histoire et les bons côtés du pays (mais en fait sur eux-mêmes pour signaler qu’ils existent encore, qu’ils sont toujours là) — tout cela en règle générale se termine par des mini-catastrophes, esthétiques avant tout, montées sur des prémisses erronées et donc forcément avec des mots biaisés, la réalisation est bien décevante et en fin de compte s’installe le sentiment de malaise chez nous qui continuons de suivre chacun de leur gestes et toute action, à distance et avec un espoir enfoui.
Et je ne sais pas ce qui est pire : qu’ils ne nous « donnent pas la parole » (on ne peut pas leur en vouloir, nous ne l’avons pas méritée) en nous expliquant ce qu’on est à nous-mêmes, comme si nous étions des arriérés, ou encore lorsque ceux de chez nous entreprennent de disserter d’eux-mêmes c’est à dire de nous.
Peu de choses nous restent entre ces deux extrémités : on peut regarder, écouter et lire sur nous-mêmes. Et nous énerver, nous attrister secrètement en ne nous dévoilant à qui que ce soit, même pas à nous-mêmes.
Mais il reste quelque chose, un petit bout de l’espace commun dans lequel les interprètes n’ont pas l’accès, un lieu de l’esprit, non-physique, au sein d’un état particulier de l’appartenance à cette dernière (?) génération d’émigrants, le monde sur lequel nous lisons et interprétons tous ces phénomènes, aussi bien les bons que les mauvais, et les plus horribles. Tout cela nous le lisons toujours en fragments, indirectement, à travers des amas d’associations et d’allusions, en passant par les coulisses, la toile en labyrinthe de signes : la langue et les détails linguistiques, cette substance originelle qui est cachée et dont nous sommes composés d’une manière bien plus profonde et importante que cela ne peut être vu de l’extérieur, cela est sûrement le dernier des champs qui nous reste — aussi bien lorsqu’ils se mettent à nous expliquer à nous-mêmes que lorsque ceux de chez nous entreprennent de se « présenter ». C’est là que nous trouverons de nombreuses minuscules réalités qui sont passées sous le radar et sur lesquelles nous réagissons. C’est avec elles que nous discutons de ce déracinement en les collectionnant comme s’il s’agissait d’objets palpables.
« CRACHE ET CHANTE, VIEUX MARIN PÊCHEUR »
Il y a quelque temps un son m’a secoué — le son de la télé allumée — du coup je me suis levé pour augmenter le son. Le thème musical, je l’ai décelé de suite, avait été enregistré sur une de ces matrices studio bon marché reconnaissables parmi mille dans un arrangement tout aussi peu onéreux, et réalisé (programmé) sur les synthétiseurs aujourd’hui devenus obsolètes avec en instrument solo une guitare classique qui jouait le thème. Le son et la bande sonore que j’avais mis aux oubliettes servaient de fond aux images : Dubrovnik, Hvar, les îles, la mer, les fragments de villes et de l’architecture, puis la voix hollandaise en off disant à peu près : « La Croatie - petit bout de la vraie Méditerranée. » Publicité touristique, sur la première chaîne de la télévision nationale, vers vingt heures.
Cela aurait dû me faire plaisir, comme c’est le cas lorsque parfois je vois des choses semblables. Car quoi qu’on fasse — ça fait partie de moi, même si réalisé d’une manière aussi bâclée, ou justement parce que réalisé d’une manière aussi modeste. J’aurais dû, entre autre, me réjouir que les choses reprennent le cours naturel, que là la raison qui pousse mon pays à monter sur scène soit motivée par un élan positif. Mais je ne l’ai pas été.
Tout m’irritait : le côté étriqué, la platitude des cervelles opérant dans les eaux du tourisme et leur mode de pensée, et toujours et à jamais, ce côté borné et ce manque d’humour qui émanait de la vidéo promotionnelle, les mêmes choses qui émanent de tout lorsqu’on déclenche des actions et des promotions à un « niveau étatique ». Aussi parce que ma patrie m’a attristé, comme elle le fait bien souvent.
Mais je me suis aussitôt souvenu de quelque chose qui m’a fait rire. D’abord du thème musical qu’un rédacteur anonyme avait choisi pour le fond de sa pub : ce chant à plusieurs voix de Dalmatie Le pêcheur tisse sa toile (Ribar plete mrežu svoju) — qui est pour tout un chacun qui a ne serait-ce qu’une once d’intuition culturelle un cliché absolu, usé depuis belle lurette, n’inspirant que le malaise. Je me suis aussi souvenu d’un écrivain jadis normal qui s’est à l’époque moqué de ce chant d’une façon bien juste : en temps du pays commun, quand dans les fêtes la musique on la choisissait selon « la clef des républiques respectives », ce chant-là était le choix favori et obligatoire des continentaux ignorants (pour l’écrivain, c’étaient ceux de la Serbie) qui, sourds aux détails du croate dialectal, fourchaient de la langue lorsque dans leur ivresse ils se mettaient à chanter : « Ribir pliti mriži sviji. »
Mais ce n’était pas la seule raison qui me faisait rire.
Le hasard voulait qu’à cette même période je lise dans un magazine de qualité l’interview avec l’écrivain triestin Claudio Magris.
Sous l’emprise de l’antipathie, qui me semble être une antipathie de principe, que m’inspire l’auteur — que je considérais depuis toujours comme n’étant qu’un de ces représentants des cultures occidentales, qui sans relâche fourrent le nez partout en se servant du patrimoine unique, de ce matériel irremplaçable de nos récits, de nos gens et de toute la culture de l’ex-Yougoslavie et des Balkans comme s’il leur appartenait — c’est avec douleur que je lisais le texte, l’interview et la fiche de lecture du livre de Magris qui venait d’être publié. Exténué avant même d’avoir commencé la lecture par ce phénomène classique qu’un tel texte, comme autant de situations depuis que je suis ici, soit présenté dans un bienveillant et naïf mais arrogant manque hollandais de toute contextualisation, je poursuivais la lecture réalisant que le nouveau livre de Magris, le roman, nous concernait à nouveau, et comment qu’il nous concernait.
Une des lignes narratives du roman est l’histoire oubliée du destin des communistes italiens qui sont passés à la Yougoslavie de Tito après la Deuxième guerre mondiale. Décrivant le drame de ces idéalistes, dont suite à la dissolution de ’48 nombreux furent arrêtés et emprisonnés sur la tristement célèbre île en tant que détenus politiques, Magris parle de leurs vies, leurs croyances, le cheminement et les souffrances jusqu’à la destination finale, le lieu d’un terrible esclavagisme où nombreux ont laissé la peau. Même si au fond de ma pensée je supposais, anticipais la suite des lieux communs et mots qui allaient apparaître dans le texte, j’étais tout de même envahi par une sensation étrange lorsque je vis apparaître, en combinaison de mots divisés en cadres rectangles de paragraphes et de l’asymétrie intérieure du texte hollandais, le nom — Goli otok.
Ainsi, de ces deux mots, en notre langue, sans passer par la traduction, entourés par des longueurs inégales des mots hollandais, saute aux yeux tout d’abord leur déracinement puis leur familiarité, comme quelque chose à la fois de connu et d’étranger, comme un lointain spot géographique bien connu ou une partie de la route à travers la forêt qu’on a dû traverser de maintes fois, et qui maintenant, vu soudainement d’un angle nouveau et après un long laps de temps, nous paraît brusquement étrange et neuf.
Bien sûr que le titre une fois traduit en L’isola nuda, Naakte eiland ou L’île nue n’aurait pas déclenché le même effet. Les mots, deux de deux syllabes, ronds, arrondies avec le son « o » qui est repris dans les deux, où le premier mot est relativement plus doux car se terminant par une haute voyelle, et il n’y a que le dernier son qui aigu et en biais surgit tel une roche pointue : Goli otok apparaissait ainsi dans la mer brumeuse du texte hollandais, surgissant clairement tel une roche et par cette reconnaissance soudaine, à l’opposé de sa notion, brillait radieusement de son éclat blanc parmi le lexique hollandais et l’étroite syntaxe inélégante.
La dualité m’a envahi, une sorte de plaisir esthétique, devant la clarté et l’élément graphologique et morphologique, devant la forme des mots, mais aussi un plaisir coupable à cause du déséquilibre entre le sentiment honnête en moi et ce que l’association sur cette notion serait autorisée d’évoquer aujourd’hui en chacun d’entre nous. L’éclat bleuâtre de notre mer, qui me manque parfois comme si c’était le prolongement de mon corps, et les lointains motifs folkloriques de la musique de la pub ne m’ont rien provoqué à part l’irritation et l’ironie amère, alors que l’association des deux mots qui forment cette notion qui résonnait d’un écho horrible pendant tant d’années — à un niveau collectif, et dans l’histoire de ma famille au niveau tout à fait personnel — apparaissait soudainement comme quelque chose de clair et — a t-on le droit seulement de le penser !? — presque beau.
Heureusement, comme tant de fois, la littérature que j’avais pu lire surgissait plus tard d’une manière réflexive, comme le plus précieux des bagages. Je me suis de suite souvenu de Milan Kundera, l’écrivain qui nous, les émigrants, sauvait tant de fois, en articulant dans ses livres avec une précision magique et mettant dans le contexte ce qui semblait impossible et indicible. Tout ce qui nous, les rejetés, les catapultés du foyer, pendant des années rendait confus et frustrait jusqu’aux larmes ; tout ce qui nous était — à quelle fréquence seulement ? — indescriptiblement difficile de prononcer à voix haute ou encore expliquer intelligiblement.
Ainsi Kundera à un endroit parle de la cruauté de la nostalgie vis à vis de la réalité, de sa désinvolture à choisir le moment de son apparition. Dans un moment transcendantal d’une honnêteté intellectuelle, créative et personnelle, il écrit qu’un agréable sentiment de désir et d’une fine douleur envers ce temps qui ne saura revenir l’avait envahi en feuilletant — un livre sur Hitler.
Les quelques photographies de portraits l’ont fait penser à l’enfance, il a senti être étrangement ému. Même si quelques membres de sa familles ont disparu dans les camps, l’écrivain — dans un moment d’une fantastique honnêteté émotionnelle — demande avec (auto)ironie : qu’est-ce un tel fait historique face au souvenir personnel de cette époque de maturation, de la prise de conscience, du sentiment amoureux idéal et son expérience d’où naît ce désir pour ce qui est passé à jamais — pour la nostalgie, alors ?
Dans un autre contexte, celui qui est le nôtre, je ressens cette pensée et ces paroles comme étant entièrement et indissociablement miennes, comme une secrète et toute personnelle profession de foi.
Et je me suis dis que je ne dois probablement pas être le seul à vivre cela et que dans tous les recoins du monde vivent les gens de chez nous de la même manière établissant des relations. Il ressentent la piqûre du laid et du malaise là où devraient surgir la fierté ou le plaisir d’une appartenance bien plus inhabituelle que chez la plupart de ceux qui aujourd’hui vivent dans l’ancien pays. Cette appartenance plus humaine et plus non-conformiste, jusqu’à ce qu’ils ne se mettent à penser aux notions d’une époque qui se sont, comme le pense le monde rationnel démocratique, évaporées dans les « oubliettes de l’histoire », alors qu’elle, pensée coupable, provoque en eux, cette onde familière et soudaine d’une chaleur intérieure. Ils ne parviennent à l’expliquer à qui que ce soit, et même s’ils le voulaient, ils ne savent pas où pouvoir le faire.
La seule chose qu’ils savent pendant qu’ils lisent de sérieux et responsables intellectuels anti-totalitaires, se retrouvant face à la plate-forme de laquelle ils leur est permis de s’exprimer 24/7, c’est qu’entre nous et le maestro tchèque d’un côté, puis du sérieux auto-satisfait signore senatore Magris et la journaliste nord-européenne probablement encore plus sérieuse en mission de réaliser son interview, à l’autre rive — s’étale un espace vaste comme celui qui sépare les deux côtes d’une mer commune.
LA (SOUS-)RÉPONSE À LA QUESTION
« À cette époque, (…) ça chantait, discutait et murmurait beaucoup sur la Hongrie (…).
Car nombreux étaient les propriétaires qui revenaient nus comme des vers dans leur vieille patrie bosniaque où un petit bout de terre les attendait, une vie réduite et modeste, après l’abondante largesse et la seigneurie dans des vastes domaines en Hongrie. Un écho lointain et confus de tout cela arrivait jusqu’ici, mais personne ne pouvait s’imaginer que cette Hungaria, le pays des chants, pouvait avoir quelques liens qui soient avec la véritable vie quotidienne du bourg. Et pourtant, il en était ainsi. »
Ivo Andrić, Le Pont sur la Drina
Cependant, il en existe de ces situations dans le déracinement et l’isolation linguistique lorsque nos mots et la langue, au lieu d’être la face éclairée de l’identité, le garde-page de l’importance du souvenir personnel et collectif, le plaisir, s’impose en tant qu’une inconsolable lourde matière collective, que l’un se dit qu’il aurait préféré ne pas la comprendre. Ce sont des expériences lorsque le fil rouge de l’oubli et de l’abandon, ce négatif sentiment valide et compréhensible, semblent relatifs et supportables. Comme par exemple lorsqu’on les compare avec ce cas auquel j’étais récemment indirectement confronté, dans la collision avec mon état d’un oubli absolu.
Il y a quelque temps la télévision hollandaise avait diffusé le documentaire Vergeten dwazen (Les fous égarés) de Frans van Erkel. Même plusieurs jours après avoir vu ce film je peinais à retrouver mes esprits.
En 1992 un groupe d’une trentaine de malades mentaux de l’établissement psychiatrique Jakeš en Bosnie, dont après le début de la guerre plus personne ne voulait s’occuper, leur propre psychiatre, un homme étonnamment honorable, avait installé dans l’autobus (« c’était une fourgonnette », un des patients corrige le journaliste) en les acheminant en passant par trois fronts jusqu’à Pécs. Ces gens-là sont toujours en Hongrie, à Debrecen (les Hollandais bien entendu n’en savent rien, le topos leur est complètement inconnu, Perpète-lès-Oies, mais nous du nord de la Croatie, cela, en rajoutant à l’abattement, nous fait penser aux saucisses « debrecinka »). Leur propre État (Bosnie et l’Herzégovine, sacré État !) les a oubliés, pire encore, il les nie complètement, ce qui nous est à plusieurs reprises confirmé lorsque l’équipe du tournage appelle l’ambassade à Budapest. On entend des voix glaciales d’apparatchiks désintéressés, ex-cantonales et nouvellement Bosniens (« Un instant Madame… tiens, appelle Aida. Aidaaa ! »), ils transfèrent la ligne (et la responsabilité) en jongleurs de cirque, et il n’y a que le personnel de l’hôpital à la tête duquel est la psychiatre en chef infiniment humaine (qui entre-temps a même appris quelques notions de notre langue !) qui prend soin de ces gens sans santé mentale et physique, sans État et sans patrie.
Avec toutes ces phrases, ces gestes, apparences et images involontairement dramatiques, terrifiantes et extraordinairement tristes de nos pauvres égarés, le moment le plus douloureux est probablement celui où l’un d’entre eux — jadis mathématicien prometteur et joueur d’échecs, né dans un village pas loin de Sarajevo, et qui a « craqué » pendant son service à la JNA1 (rien d’étonnant) — dit dans la caméra, s’adressant en vain à sa famille en Bosnie, espérant que le message parviendra jusqu’à eux :
« Je suis en Hongrie et il me faut vous dire que je suis gravement malade et c’est ce que je souhaite vous communiquer le cœur sur la main. »
Cette figure stylistique réalisé par hasard et inconsciemment qu’on nomme litote, un tel, comme diraient les Anglais avec une précision infinie — « understatement » — et sur laquelle on tombe rarement lorsque « nous » parlons « notre langue », cette langue, quel que soit son nom officiel, et dont les variantes « d’atténuation », d’amoindrissement et du manque de toutes hyperboles, soit dit en passant, ce sont les Bosniaques qui les maîtrisent à la perfection — tout un chacun les connaît des dialogues de Sidran dans les premiers films de Kusturica, empreints à l’aide d’un sceau invisible sous la peau de toute une génération.
Cette « sous-réponse », l’expression du moins, du bien moins de ce que nous avons vu dans le documentaire en ce moment, était évidemment involontaire, inconsciente. Et c’est justement pour cela que ça semblait si terrible, à ce point destructif.
Tant d’années désireux de sa propre langue, de la conscience ne surgit qu’une seule réaction : j’aurais voulu à ce moment ne pas pouvoir comprendre ce que disent les personnages du film et tout ce que cela implique, que la langue que j’entends me soit inconnue.
Puis d’un autre côté, pas de fuite : ce qui avait également à ce point « rendu humain », humanisé ces âmes égarées (!), ce qui en conséquence les a rendues aussi reconnaissables — et ce qui dans la traduction, le sous-titre, ne peut aucunement être transmis, évidemment — ce qui renforçait la douleur était cette même langue qu’ils employaient. Et uniquement celui qui serait né dans cette maudite langue unique à plusieurs noms, et seulement s’il a la corde sensible pour les nuances linguistiques, les ombrages, régionaux, culturels, de classe, et tout autres, toutes ces variantes de notre parlé, donc ce n’est que grâce à la langue que puisse s’opérer ce lien avec ces âmes épuisées dans les limbes de Debrecen, s’étouffant néanmoins dans l’ironie des ironies, sur le fait que quelqu’un a pu placer et laisser des malades mentaux dans la suicidaire plaine hongroise.
LA MUSIQUE DES NOMS (OU SUR LE SALUT, TOUT DE MÊME)
L’un doit se sauver d’une manière ou d’une autre, il le doit au nom de cette limite de l’auto-sauvegarde, du maintien d’une conscience saine et de visions pures, et cette nuit nordique et son insécurité en contraste avec la sécurité des fermes maisonnettes hollandaises qu'on dirait indestructibles, d’une manière inattendue apporte un calme étrange. Ou au moins l’oubli, l’espace d’un instant. Ici, quasiment sur la côte de la Mer du Nord, puis un peu plus loin, la vue s’étend sur l’Atlantique, sur l’autre bout du monde, là où nombreux sont ceux qui partirent, physiquement ou encore en pensée pour se délivrer de ce continent et des destins qu’il est difficile de conter. Même si ce salut n’est pas entièrement envisageable, à la manière dont l’avait dans le dernier paragraphe dévastateur du Gatsby le Magnifique écrit Fitzgerald. La nuit menace au loin, au-dessus de l’océan, mais d’elle, par la mer arrivent des vagues qui ne sont pas maritimes.
Pile à minuit, l’animateur radio ou le DJ avec lucidité passe Round About Midnight, la version de Dexter Gordon.
Mais quel nom, je l’épelle en syllabes :
« Dex-ter Gor-don. »
Comme notre légendaire écrivain croate et yougoslave Smoje aurait dit : « La bouche s’en remplit. »
« Dex-ter Gor-don », je répète à mi-voix.
C’est exactement ça, ce son, qui est la raison pourquoi l’Amérique avait été « inventée ». Pas pour elle-même, mais — ébahi qu’il aura fallu attendre si longtemps pour le dévoiler — pour nous. Elle avait été créée pour qu’avec ses sons, les sons de ses noms, nous puissions couvrir l’horreur que nous entendons sans cesse en notre propre langue, l’horreur qu’à travers l’histoire avaient entendue la plupart des Européens.
Après l’autre guerre, lorsqu’ils sont arrivés pour la première fois, sur les ondes de Voice of America et par l’intermédiaire de Willis Conover, dans ces noms résidaient le même rêve rêvé par d’autres noms — à nous, et ils nous sont biens chers nos jazzmen, sans être convaincus qu’on s’en souvienne dans une culture amnésique : Bubiša Simić, Darko Kraljić, Bora Roković, Prohaska, Boško Petrović, Duško Gojković… L’écho qui a voyagé jusqu’à ma génération, l’écho aux noms anglo-saxons qui est net comme le premier jour : il est toujours ce son de la libération, le son d’une promesse que rien d’autre n’avait su proposer. Et plus important encore, que même plus tard, au jour d’aujourd’hui, rien ne pouvait faire taire. C’était aussi le son d’une possibilité de fuite, et on ne pouvait pas ne pas y répondre, non plus chez nous ou sur tout le Continent : non pas une fuite de la soi-disant réalité, comme l’auraient pensé les superficiels, ce n’est pas de « l’escapisme ». La fuite était celle de l’Europe elle-même. Ou dit autrement, avec plus de largesse et d’une façon plus inconsciente — de l’histoire.
Mais ces temps-ci, elle aussi, l’Europe, dans un geste inattendu de conciliation du souvenir culturel et personnel, s’est mise à s’accorder avec les noms et le monde avec lesquels elle avait été si longtemps en conflit. Du coup, traversant la carte intime imaginaire de l’histoire culturelle de l’Europe, je prononce aussi ses notions à elle, choisies avec soin par une discrimination (positive ?), j’écoute ses sons et me joins à sa musique d’un Nouveau monde.
Les plus gracieux de tous, bien entendu, sont les noms de peintres italiens primitifs — légers comme les plumes des anges, clairs comme les ruisseaux chez Pétrarque :
Tiepolo. Cimabue. Giotto. Massaccio. Tizian. Raffaello Sanzio…
Ou encore magnifique, tel la mélodie du marbre, où l’immatériel et le plus ferme s’embrassent physiquement en un — Michelangelo Buonarroti.
Il n’en revient pas uniquement de la mélodie qui d’une manière immanente surgit de cette langue de l’autre côté de la mer commune. Les noms de leurs compositeurs résonnent autrement, ils sonnent plus familiers, ils sont souriants, tel le parfum du moustachu barbier local. Et ils chantent — pourrait-il en être autrement ? — tout comme leur musique : Bellini. Mascagni. Puccini. Leoncavallo. Ils galopent comme leurs préludes (parfois même littéralement comme dans Guillaume Tell), ou coulent avec douceur, avec fluidité comme des pages lyriques et les intermezzos (comme le plus beau de tous, celui de Cavalleria rusticana).
Je pose auprès d’eux le dernier ingrédient secret, sans lequel aucune de nos histoires culturelles n’attendrait sa plénitude.
Les Russes…
Les protagonistes de la Révolution et du Premier pays du socialisme, dans la synergie démoniaque de l’onomastique slave, juive, arménienne et géorgienne sonne encore d’une manière mystérieuse, mystique comme la nuit russe. Et menaçante, comme ce vent glacial qui souffle sur la taïga, même après tout ils sifflent comme le train blindé après Octobre 1917 : Molotov, Kaganovich, Beria, Malienkov, Jenukidze, Mikoyan.
Et les officiers, les héros de guerres, réussissent encore à provoquer de lointains frissons juvéniles d’une excitation historique jamais entièrement effacée, qui se lève comme une tempête et frappe en nous, grandi dans des temps particuliers et dans ses histoires — et cela à travers des histoires, et encore, de la génération des pères grandis en temps terribles avant et après la Fracture et le traumatique « Non ! », là où religieusement tintent les noms de maréchaux et généraux d’armées : Boudienny, Joukov, Semion Timochenko, Klim Voroshilov !
Les artistes, khudozhniki, scientifiques et intellectuels, par contre — en largesse, en largesse, dramatiquement pompeusement et avec la noblesse d’un Tolstoï : Rojdestvenski, Rostropovitch, Plissetskaïa, Petrossian.
Kiš dans Homo poeticus écrit sur les consonnes dures, sur la malédiction de l’impossibilité de prononcer nos noms avec le son « k », hors du cercle dessiné par k. und k. : Krleža, Kafka, Koš et Kiš (« kr-kr », comme il le dit soi-même). Après eux, d’autres k : Karadžić, Krstić…
J’ai développé, ici où je suis, le jeu des noms et sons à la perfection. Je les répète, murmure, psalmodie, les prononce dans ma tête et à voix haute, distinctement. La liste, changeante, que je narre, me protège de ceux que je ne veux pas entendre, qui dégoûtent par la banalité et l’ennui, avec agression et grossièreté ; des noms gammés et durs, comme le plafond de la bouche auquel cognent et grattent des laides palatales roulantes.
La musique des noms anciens me protège aussi de ceux formés différemment dans le système vocal et la conscience. Plus doux probablement, mais pas pour autant moins énervants, si peu héroïques dans les temps sans héros, quoi que dise Brecht : c’est tout un alphabet, l’alphabet occidental, de A à Z — de Assange à Zuckerberg.
Traduit par Yves-Alexandre Tripković
Extrait du recueil d'essais Les liens secrets, Sandorf, Zagreb, 2017
1 Pour Jugoslavenska narodna armija, L’Armée populaire yougoslave, l’armée de la République fédérative socialiste de Yougoslavie avant son effondrement.