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Réserves de guerre
Dalibor Šimpraga

Ouah, cette herbe comment qu’elle allume, mec, sûr que c’est d’la spéciale, genre, qui vient des réserves de guerre. J’l’ai eue par des relations, putain, maintenant même pour l’herbe faut des relations si tu veux d’la top, même par le deal légal tu peux pus en trouver, enculé. Ouah, j’vois déjà l’film, j’vais m’foutre la sono à fond et Drilec y peut aller s’faire mettre, y peut toujours venir demain taper à la porte, j’vois pas pourquoi j’me frais chier à acheter des enceintes de cent watts si j’peux pas les foutre à fond, t’imagines, genre j’vais planter mon investissement pasque Drilec veut dormir à minuit et demi. Y peut aller s’faire foutre. Une seule fois j’en ai déjà testé d’la comme ça, quand on était du côté d’Dubrovnik avec Vugra, ce mec de Varaždin. Comment y s’l’est fournie, mystère, on était tout l’temps ensemble, sur le mont là-haut et en bas à l’hôtel, et il en avait toujours, j’ai jamais pigé quand il allait faire son shopping. Putain une chance que chois vivant, genre, parfois j’avais tellement fumé que j’sortais d’la position et j’me faisais la descente de la colline, y avait un peu plus loin des villages vides, genre juste derrière, mais putain, y avait jamais personne là-bas. Juste tu laisses les bleus là-haut pour garder l’poste, y chiaient tellement sur eux, toute façon y zosaient pas sortir du bunker, tu t’dégourdis un peu les pattes, faut juste faire gaffe à être toujours à l’abri avec ceux d’en face, pas t’faire descendre par un sniper, et tu peux t’imaginer comme j’faisais gaffe drogué comme j’étais. J’veux dire, c’était du délire même de circuler comme ça, plusieurs fois y zont tiré au mortier, tu vois la caillasse qui vole partout, genre, t’es heureux si tu t’prends un éclat dans la jambe et pas un bloc de pierre, un éclat t’es juste blessé alors que ça, ça t’envoie à vingt mètres en vingt-huit morceaux, après t’as l’air d’un jouet Kinder avant qu’y soit monté. Hé, une fois y avait deux types avec nous là-haut, des Zagorci*, tu vois l’truc, des réservistes, les deux ridicules, y’avait un grand, genre, avec une mitraillette dans l’dos comme Nikoletina Bursać*, et l’autre un ptit gros, enculé, quand j’les ai vus j’étais mort de rire. Et on est resté là-haut, chais pas combien d’temps ça a duré ce tour de garde, une semaine, et eux y sont pas sortis d’la tranchée. Vugra et moi on leur propose un coup d’gnôle, et le ptit qui dit, et avec un pif aussi rouge que l’vieux Cehner, y dit « Non non, bien merci msieu » ,hé mec, comme s’y sortait des Gruntovčani*, jusqu’à la guerre j’ai toujours cru qu’ça existait qu’à la télé des gonzes pareils. Genre, y dit, l’alcool – tintin, y carbure qu’aux sodas. Juai dit tu vas pas m’la faire, tu les as chopées comment tes veinules, avec le vent ? Et ridicules, genre, j’te dis pas. Tout l’temps ensemble, tout l’temps à chuchoter, tu vois qu’y chient sur eux. Jui demande : « t’as très peur ? », et lui y dit : « Bah, comme ça », mais y tremble de partout. Jui dis : « Bah pourquoi t’as répondu à l’appel alors, tu pouvais pas t’cacher quèque part ? » Et lui y m’dit : « Ben oué, msieu, maintenant j’y pense aussi, mais qui pouvait savoir. Même ma Rožika, è m’disait : Ivo, va pas à la guerre, y vont t’mettre aux premières lignes. Et voyez, ç’a été ça. » Du coup moi, j’le titille : « Tu sais qu’les autres en face, parfois y viennent la nuit massacrer tous ceux qui sont dans les bunkers ? » Le ptit gros, alors là, l’horreur, y m’regarde genre la nana quand Dracula s’approche d’elle. Après Vugra y m’a dit : « T’es pas un peu normal, tu vois bien qu’y chiaient sur eux, bientôt y vont nous tirer dessus tellement y zont les jetons. » J’me dis aussi qu’j’ai peut-être abusé, mais putain, après, la nuit, y zont tellement bien monté la garde que j’ai roupillé comme un bébé. Bon, mais qu’est-ce que j’voulais raconter, ah ouais, l’herbe. Ce Vugra, il était pas net, toujours en train d’ronchonner, ça allait jamais, fallait tout l’temps qu’y s’embrouille, qu’y commande, et à courir le galon, avec ça toujours à raconter des craques, comment qu’y s’droguait depuis la sixième, des trucs comme ça. Même genre de type qu’Igor, tu vois tout d’suite qu’il a pas vécu jusqu’à vingt-cinq balais et qu’y s’est réveillé d’un coup et maintenant y sait tout sur tout. Moi dans ma tête j’me disais, t’étais où quand moi j’trempais déjà mes tranxenes dans l’vin, putain, j’m’enfilais ça comme du minestrone, t’étais encore chez les scouts. Mais bon, il a déterré c’mec en ville chez qui il a chopé cette herbe de la mort, et enculé, on a passé not’ temps à l’taxer. Mais au début l’enfoiré y voulait pas partager. Moi j’étais super cool avec lui, mais lui mon cul. Alors j’ai pigé comment fallait l’attaquer : j’commence à l’vanner, à l’faire chier, genre, y veut dire quèque chose mais moi j’l’ignore, j’le calcule même pas. En plus, comme là-haut sur le mont on était toujours en duo et qu’j’étais l’chef du groupe, genre, j’passe mon temps à l’humilier, j’l’envoie bouler pour n’importe quoi, jui file les munitions à porter, j’l’envoie chercher la bouffe en bas tous les jours quand y a l’camion qu’arrive, et tout comme ça. Et genre, y devient d’mieux en mieux. J’l’ai cerné psychologiquement, comme dit Žmarac. C’est vraiment l’type de mec, y devient bien quand tu l’fais chier. Genre, d’un seul coup y partage son herbe, y veut faire pote, y t’fait d’la lèche, et tout comme ça. Et genre on est devenus comme potes, mais tu sais com- ment c’est là-bas : donne tout c’que tu veux, mais fais jamais confiance. Et alors là, écoute, une fois on s’défonce avec cette herbe, genre, j’voyais que dalle, mec, tout était ralenti ça m’rendait dingue, lui y tchatche et moi j’l’en- tends cinq secondes plus tard, comme dans les films des années cinquante et quelques, genre, tu vois d’abord le mec qu’ouvre la bouche, et c’est seulement après qu’t’entends : « Camarade, je ne suis pas blessé, c’est juste une égratignure. » On s’biture à mort à la schlivo, et Vugra y m’dit : « Hé, tu veux venir avec moi dans les villages en bas ? » J’demande pourquoi. Et lui y dit : « Comme ça, pour faire un tour ». On descend, et genre, j’ai descendu en zigzags comme un semi, explosé jusqu’aux couilles. Et on va là-bas dans l’village, genre, on titube d’une maison à l’autre, tout a déjà été pillé, toute façon qu’est-ce tu voulais qu’y’ait à piller, genre, le village la misère, mec, t’as même pas ça dans l’Žumberak*. Et on va comme ça d’une maison à l’autre, on fouille, mais y a rien à tirer, et dans une maison on trouve des bougies. Et y a Vugra qui dit : « Allez, on fout l’feu à la baraque ». Et puis rien, on prend les bougies, on arrache les rideaux, on les pose par terre, et mec, c’était du plancher. Et Vugra, y trouve de l’huile dans la cuisine, y remplit une bouteille et il en verse sur les rideaux, et y fixe la bougie en haut d’la bouteille et il emballe la bouteille avec les rideaux. J’le regarde, un vrai pro, et j’me dis : bonjour la technologie, genre, y m’fait un cours complet d’pyromanie. Et y commence comme ça à arranger tout bien, jui dit d’se grouiller, j’me fais chier, et à la fin y m’laisse allumer la bougie. Jui demande : « Et maintenant ? » Y m’dit : « Rien, on va faire un tour ». Alors on refait un tour dans l’village, on passe encore plusieurs fois à côté d’cette maison où on a foutu l’feu et genre, rien n’se passe, et j’pense dans ma ptitête, Vugra, ton sport c’est d’la merde, le résultat c’est zéro, et la maison une misère, j’me rappelle seulement qu’elle était peinte en bleu et qu’j’ai trouvé ça bizarre vu qu’les autres elles étaient en pierres ou bien juste la façade en parpaings. On remonte là-haut sur le mont. Et mec, y commençait déjà à faire nuit, j’avais même déjà oublié la maison, quand genre, putain, ça a pris feu. Tu piges, le temps qu’la bougie elle ait fini d’brûler et qu’les rideaux y prennent, chais pas, y s’est passé des plombes. Et putain, le spectacle que c’était : genre, le plan romantique, après l’coucher du soleil, le ciel est tout rouge et en bas dans l’noir, genre, ça brûle, putain, l’éjaculation. Ça a été un tel truc, j’ai dit j’y retourne demain, mais seul, j’aime pas trop les témoins. Et putain, j’ai fait ça tous les jours quand j’étais là-haut, genre, j’bois un café, j’allume un joint, j’prends mon ptit-déj, on picole un peu de schlivo, tu t’en roules encore un ptit pour la route, descente dans les villages, genre, t’allumes les maisons. Serbe, croate, tu t’en fous. L’herbe elle t’allume, hé, t’imagines le truc. Putain, j’vois ça encore : ça s’met à flamber juste avant qu’y fait noir et alors ça brûle toute la nuit, et j’m’assois à l’entrée du bunker, genre, j’picole et j’admire, genre, tout est noir, chuis en bas et y a la maison qui brûle. Putain, j’ai pris un d’ces pieds, comme quand on était gosse et qu’on brûlait ces huttes de feuilles de soldats, enculé, c’est ptêt ça qui m’a tenu debout là-bas, qu’aujourd’hui j’ai pas le TSPT, tu peux pas savoir c’que ça m’a calmé, genre, plus fort que l’herbe et l’sexe ensemble. Mais va expliquer ça à quelqu’un, genre. T’imagines. J’voulais pas t’en parler avant, j’avais peur qu’t’ailles tout baver à ma copine, genre, elle m’aurait largué dès qu’elle aurait su qu’son mec c’est un pyromane, mais maintenant qu’on a cassé, plus rien ne me retient, comme dirait Prnja. Et la meilleure, c’est qu’personne n’a pigé, comme les aut’ de l’aut’ côté y tiraient tous les jours au mortier, y pensaient tous que c’était ça, genre, même les Zagorci qu’étaient avec nous, y pensaient qu’le feu c’était à cause des obus. Comme dirait Žmarac, y zont pas fait l’lien d’cause-à-effet qu’j’allais faire un tour tous les jours et qu’le soir les maisons brûlaient. Une fois, y a c’mec, le grand, qui m’dit : « Y zont pété les plombs les tchetniks, tous les derniers temps, y tirent seulement sur les villages, pas sur nous. » J’ai pensé putain ferme-la, qu’est-ce qu’il a à chercher le diable, taré d’Zagorac. Et j’y pense un peu à tout ça, à la punition divine, bordel, mais si j’fais l’compte : j’ai tué personne – bon dieu j’espère – et c’que j’ai incendié, c’était pour déconner, et pis c’est la guerre, putain, è pouvaient aussi bien flamber comme ça toutes seules. Voilà. Et alors j’ai les boules qui m’reprennent, j’me dis y a là-haut quelqu’un qui voit tout, comme dirait Balašević*. Alors j’refais les comptes, chuis encore bien, quoi, chuis pas alcoolo, j’joue pas du fric comme Futač, j’me roule seulement un ptit joint par-ci par-là, j’ai personne sur la conscience et j’ai été deux ans à la guerre, et t’as qu’à voir – le ptit Rempa il a même pas vingt balais et il est déjà en cabane pasqu’il a buté un mec. Et t’as qu’à voir les mômes du quartier, y a la moitié qui s’piquent et l’aut’ qui fument dès qu’y trouvent quèque chose, y foutent tout l’fric qu’y zont dans la dope. Genre, le ptit Jazbec, depuis qu’sa vieille est morte, y passe son temps à s’engueuler avec sa morue, y zont vendu tout c’qu’y avait dans l’appart’ pour un gramme d’héro, le boulot nada, et genre, la ptite Katarina – même elle, tout c’qu’elle attend c’est l’prince charmant sur son horse blanc, t’imagines, jui demande un jour pourquoi tu t’piques comme ça, tu vas claquer avant vingt-cinq berges, et è’m’dit Dražen, chuis fondue total, tout c’qui m’branche maintenant, c’est d’me trouver un mec qu’est dealer et qu’a du horse à la tonne, genre, mon rêve c’est juste une montagne blanche de horse. J’la regarde et è’m’fait vraiment d’la peine, ptêt que l’dernier beau truc qu’est arrivé dans sa vie c’est quand juai viré sa cuti y a dix ans, t’imagines, maintenant è’baise avec les aut’ toxicos dans l’quartier juste pour qu’on lui refile sa dose et voilà, è’rêve de salines. Putain, tout est stone, vieux, ici y a pus d’perspective et d’sens à l’existence, comme dirait Žmarac. Et même lui, j’ai entendu dire qu’y s’est barré j’t’en foutrai où, y s’est embringué chez les Hare Krishna ou quèque chose du genre, il est pus dans l’quartier, impossible de l’trouver, même au troquet. Où ça va finir, j’en sais rien. Mais t’sais quoi, j’m’en bats les couilles, ça ira c’que ça ira, j’en ai rien à foutre, et après ça, la retraite, la ptite partie d’échecs, fanta et belote, et tout ira bien. Le seul truc qui m’fout les glandes, c’est d’crever pauvre, quand j’vois à la fenêtre tous ces types qui grattent les poubelles, ça m’fout la déprime, mais pas genre la ptite déprime, nan, une vraie sérieuse. En tout cas si j’en arrive là, j’me dis toujours que j’ai l’remède à ça. J’me suis acheté un Beretta et si vraiment ça foire total, enculé, une bullet dans la tête et à dans une aut’ vie. Toute façon, tout c’temps après la guerre j’compte ça comme cadeau. Quand j’étais en Slavonie, si cette grenade qui m’est tombée entre les jambes dans la boue et qu’a pas fonctionné, è’m’avait tué, genre, putain, j’ai pas pu parler pendant trois jours à cause du choc, alors tout le reste, genre, c’est bonus. C’est la loterie total, mec. Putain, enculé. 

 

Traduit par Olivier Lannuzel 

 

1*  Habitants du Zagorje, région montagneuse et rurale au nord de Zagreb. 

2*  Héros d’un roman humoristique de Branko Ćopić sur la résistance.
3*  Série télévisée croate mettant en scène des habitants d’un village du Zagorje.

4*  Massif montagneux à la frontière entre la Croatie et la Slovénie, très peu peuplé. 

5* Ðorđe Balašević, auteur-compositeur serbe très populaire dans toute l’ex-Yougoslavie. 

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