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Just for fun
Stanko Cerović
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À l’époque de l’euphorie qui s’était emparée des vainqueurs de la guerre froide, dans les grandes villes des continents européen et américain circulaient les expositions d’artistes d’avant-garde des pays ex-communistes qui étaient supposés avoir été interdits dans leur pays. Maintenant, dans le monde libre, ils illustraient par leurs paroles et par leurs œuvres la vie sous la tyrannie. C’était présenté comme une sorte de vérité profonde, plus morale qu’esthétique, de ce que fut le « totalitarisme ». Comme tout le monde, les artistes essayaient de plaire aux nouveaux maîtres du monde. Il y avait dans l’air la promesse d’un peu d’argent et même de gloire. On parlait d’eux dans les plus grands médias occidentaux. On célébrait leur courage et leur perspicacité.

J’ai vu plusieurs de ces expositions, mais celle dont je parle était à Paris, à la Maison Rouge, pas loin de la Bastille, au début des années 2000, je crois. Une amie qui me connaissait depuis longtemps m’avait presque forcé à y aller. Elle avait déjà vu l’exposition, mais insistait, pour des raisons non explicitées, pour que je l’accompagne encore une fois. Aujourd’hui, je pense qu’elle avait voulu me voir à cette exposition, comme si j’étais la pièce manquante pour que l’exposition remplisse jusqu’au bout sa mission. Étant un vieux dissident anti-communiste, j’étais supposé y prendre plaisir. Dix ans auparavant, sans doute aurais-je pris grand plaisir à une telle exposition. Peut-être même aurai-je senti un peu de cette fierté enivrante qui accompagne, comme un lot, le sentiment de la supériorité morale. Mais maintenant, quelque chose avait changé, cette chose imperceptible qui fait que les émotions n’étaient plus pareilles : au même endroit où autrefois était la source de la fierté, maintenant s’était ouverte la source du dégoût. La source était empoisonnée. Tout était pareil sauf l’émotion qui ne suivait plus, elle sentait le piège. À la place de l’émotion arrivait l’incrédulité ; finalement, la lâcheté : le désir de mentir et de prétendre que rien ne s’était passé. Il fallait apprendre l’obéissance. Il fallait faire un effort pour trouver son maître. Ce n’était pas évident, ces maîtres sont très recherchés de par le monde. C’était comme si tous les chemins de l’histoire, depuis plusieurs générations, menaient à ce point — à l’obéissance volontaire. Et de là aucun chemin ne menait nulle part.
    Les forces qui brisent les hommes ne se cachaient plus, elles étaient presque palpables. cela dit, on était tellement fatigué que même au milieu de la fête, on les attendaient presque avec soulagement. Autrefois, le célèbre poème de Cavafy sur une civilisation épuisée se terminait par le vers affirmant que « même les barbares étaient une solution ». Les barbares ne sont pas venus. Et les cyniques sont restés. Maintenant, on met tous nos espoirs dans l’arrivée de l’Intelligence Artificielle. Quel qu’ait pu être son rôle dans l’Univers, mon vieux cerveau va pouvoir renoncer. Les forces qui ont traversé l’espace et le temps pour réveiller des milliers de milliards de neurones dans ce corps vont pouvoir se retirer.
    La seule chose qui serait gênante maintenant serait que les robots ne viennent pas. Il parait qu’ils n’auront pas le droit de refuser.

L’exposition était comme une variante radieuse de l’expressionnisme allemand. Ce qui avait commencé dans l’expressionnisme comme un cri de l’âme défigurée à la sortie de la Première Guerre mondiale, comme la promesse que « plus jamais je en serais comme ça », se terminait dans l’opportunisme des artistes-dissidents qui célébraient le triomphe des nouveaux maîtres du monde. Maintenant, pour prouver la sincérité de votre repentir, vous aller répéter toutes ces insultes, avec toute votre haine et votre mépris pour les riches capitalistes et militaristes, mais cette fois-ci vous les retournerez contre vous-mêmes — c’était le sens de l’exposition. Faites vos propres caricatures, riez de vous-mêmes, haïssez-vous vous-mêmes, soyez dégoûtés de vous-mêmes. Et vous serez récompensées.
    Même ceux qui n’avaient jamais protesté, tout ceux qui avaient seulement songé à se révolter contre l’ordre établi, devaient revenir sur le lieu de leur crime, se repentir de ce qu’ils avaient dit, et jurer que maintenant ils avaient compris : plus jamais de révolte, plus jamais d’ingratitude. La liberté arrivait à ce prix-là. La canaille prolétarienne devait payer pour « le spectre du communisme ». Les dissidents avaient le rôle des bourreaux. Ils savaient le jouer avec conviction morale.
    Les ex-gloires du mouvement communiste — de Marx à Gorbatchev — décorées des symboles de la vie de la classe ouvrière, dans l’ambiance des chants du chœur de l’Armée Rouge, avaient repris les rôles joués par les banquiers et les manipulateurs dans l’imagination des peuples et des artistes de l’époque de « l’usine de la folie » de la grande Guerre. Répugnantes, pourries, décadentes, présentées dans des couleurs criantes, croulant sous des médailles désormais insignifiantes, les icônes révolutionnaires étaient présentées dans des situations honteuses, guignolesques. Ils rejouaient les scènes les plus typiques de la propagande révolutionnaire, sauf que la propagande s’était retourné contre eux. Dans une interprétation un peu diabolique de l’histoire, on aurait pu affirmer que la bourgeoise se vengeait symboliquement sur les prolétaires pour toutes les peurs qu’ils lui avaient infligées depuis cent cinquante ans.

À l’exposition régnait le silence, comme lorsqu’on expose de vénérable maîtres dont les œuvres exigent la participation mystique de la part des visiteurs. C’était la présence de la mort. Mais même la mort avait l’air d’être fausse. Comme si seulement le guignol de la mort était encore capable d’exprimer la vérité de la vie.
    Dans cette atmosphère, l’âme était particulièrement touchée par le chant, à peine audible, du chœur de l’Armée rouge. Ces voix, si puissantes et expressives, de très loin, du dehors de l’histoire, rendaient leur dernier adieu aux formes grotesques sur les tableaux. Elles étaient — les voix — déjà dans l’au-delà.

Tout était faux. C’était censé être la dernière vérité de l’art sur le XXe siècle, mais tout était faux. La seule grandeur artistique était dans le fait que ce faux était insupportable. Le kitch était tellement grandiose, que l’art, vrai et grand, s’inclinait et se taisait devant lui. C’était faux, donc c’était nous.
    Sa victoire était incontestable. Chapeau, le clown.
    C’est aussi une variante de la fin de l’Histoire.

Une question pourtant restait suspendue dans l’air, même après la fin de l’Histoire : était-elle si honteusement fausse déjà dix ou vingt ans plus tôt, lorsque j’aurais vu dans ces artistes de sincères chercheurs de la vérité et de nouvelles formes dignes des tourments de notre époque ? Comme pour souligner que cette fois-ci, il n’y avait plus d’échappatoire, qu’on était obligé de faire face à l’ultime question — la honte en prime —, il ne suffisait pas que tout soit faux, mais il fallait que « la vérité sur notre fausseté » se présente dans une caricature si exagérée, sans inspiration et sans esprit. Notre vérité n’avait pas le droit de mourir dignement. C’était donc ça. Le dernier repas consistait des restes que personne n’avait voulu manger. Il fallait les avaler.
    Était-elle, l’histoire, toujours comme ça, fausse, exprimée par la fausseté pour des êtres faux, ou l’était-elle devenue seulement dernièrement ?
    On ne pouvait pas nier une maudite ressemblance. C’est de là que venait la honte. La ressemblance avec les meilleures émotions et les plus belles idées que les dissidents avaient trouvées dans leurs nuits sans sommeil était bien là. Toute la noblesse de leurs âmes, d’une façon perverse, était exprimée par la fausseté de ces caricatures.
    Depuis toujours ?
    La noblesse de l’âme, était-elle toujours une illusion ? Est-ce la raison pourquoi, même dans cette question, il y avait quelque chose de faux, de ridicule et d’enfantin, comme si j’avais perdu le droit de la poser sérieusement ?

Les artistes s’attaquaient aux communistes vaincus ou disparus avec une servilité et une lâcheté consciente. Mais inconsciemment, et avec beaucoup de talent, ils s’attaquaient aux dissidents qui avaient combattu le communisme lorsqu’il était encore une force réelle. Ils s’attaquaient aux dissidents en affirmant être leurs légitimes enfants. Ils s’attaquaient peut-être encore plus aux peuples qui avaient vécu sous le communisme. C’était une caricature de leur passé et de leur expériences. Ce mensonge agressif, derrière lequel avançait un esprit mesquin et corrompu était maintenant la seule réalité de ses peuples et encore plus des dissidents. L’horreur venait d’une voix intérieure qui murmurait : tu ne peux pas le nier, maintenant tu te connais.
    Nous avons donné corps à ce mensonge, par nous il était devenu vivant, sinon vrai. On était face à face, de très près, collés l’un à l’autre, comme des amants, unis à jamais avec notre négation. À moins de prendre un couteau et commencer à couper dans sa propre chair.

Il y avait peu de gens à l’exposition. À un moment, à peu près au milieu de notre parcours, nous nous retrouvâmes à côté d’un couple italien. Un monsieur âgé, vero signore, très détendu, les cheveux blanc rejetés en arrière, élégant et bronzé, avec sa jeune et belle maîtresse. Je ne pouvais pas deviner s’il était simplement un riche et décadent bourgeois qui visitait l’exposition accompagné par sa secrétaire, ou un critique d’art qui cherchait à épater son admiratrice. Quoi qu’il en soit, il était fort savant et savait penser. Il parlait à voix basse, murmurait presque, sa compagne ne disait jamais rien, de sorte que moi et mon amie, qui avions été attirés au même moment par ce qu’il disait, sans nous concerter, sans même échanger de regard, nous nous tenions tout près d’eux, mais toujours le dos tourné, comme si le hasard nous unissait. Deux ou trois fois, j’ai croisé le regard moquer, mais très attentif, de mon amie lorsqu’elle approchait la tête du tableau : elle ne regardait pas les tableaux, mais en biais, presque en arrière, regardait un peu moi, un peu l’Italien. Il parlait indifféremment, comme s’il récitait des évidences, et il a dit à peu près ce qui suit : « Ils ont décidé de les achever… pas de pitié… ils n’oublient rien… la vengeance se savoure… c’est la fête après la victoire… même dans leurs rêves les plus fous, ils ne pouvaient pas espérer que cela se terminerait par une victoire aussi totale… les pauvres moutons… ne réalisent pas encore ce qui leur arrive… surtout ce qui suit… aussi longtemps qu’on ne gagne pas dans l’art la victoire n’est pas totale… jusqu’au bout de l’humiliation… l’art du mal… » À un moment, après une pause dramatique, il a dit — peut-être parce que le verdict sonnait mieux ainsi — en anglais : « Just for fun ». Encore une pause. Puis : « On continuera d’assassiner, mais juste for fun… Il y aura plus de morts que jamais, mais pas des hommes, des poupées plutôt… » Comme un agent qui transmet des secrets, il n’a jamais nommé personne, il n’a jamais dit qui sont ces « eux », ni pour les uns ni pour les autres, mais il n’était pas difficile de deviner qu’il parlait plutôt de l’histoire que de l’art, des classes sociales, des maîtres et des esclaves, de ce qui reste après les grands espoirs et les grandes passions qui essayent de changer le monde. À cause de l’indifférence dans sa voix et de la distance dans sa tenue, on ne pouvait pas assurer où étaient ses sympathisants, probablement nulle part ; il ressemblait plus à un vieux seigneur qui aurait quitté son île méditerranéenne pour jeter un coup d’œil sur le tumulte du monde et qui finissait sa visite par la conclusion lassée qu’il n’y avait toujours rien de nouveau sous le soleil, la même histoire ennuyeuse des maîtres sadiques et des esclaves stupides. À part la dernière mode féminine, l’histoire n’avait absolument rien à offrir à un homme d’esprit.

C’est là pour la dernière fois que j’ai ressenti de la honte parce que, en tant qu’ex-dissident, je m’étais trouvé des deux côtés : le corps était avec les gagnants, l’âme était restée derrière ; la honte les unissait. En fait, la honte était arrivée avant, mais c’est là que j’ai compris qu’elle était incontournable. Elle s’était installée au sommet de l’histoire. Et dans la peau, comme une infection. Au moins pour une génération, elle y était arrivée pour rester. Il était impossible de pénétrer le monde, sauf en passant par elle.

                    Extrait du livre D'où vient Snowden ? Essai politico-philosophique (2018) disponible sur

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