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L'Enfant qui pleurait la mer
Stanko Cerović

Lorsque j’ai vu pour la première fois la photographie d’Aylan Kurdi, un garçon de trois ans dont le corps a été rejeté sur une plage turc au début du mois de septembre de cette année, je pensais que c’était une poupée. Même lorsque j’ai lu ce dont il s’agissait, je ne pouvais me débarrasser de cette impression que c’était une poupée. Quelques jours plus tard est apparue la théorie qu’il s’agirait d’un photomontage, réalisé dans le but politique d’émouvoir l’opinion public européenne. Je savais d’où  arrivent ce genre d’histoires, mais l’idée ne m’avait pas surpris. Mort, Aylan ressemblait à une poupée. Un mort trop parfait pour être réel.

     Il est allongé avec son visage dans le sable, juste au bord de la mer, de petites vagues continuent à l'asperger. On dirait qu’il a enfoui sa tête dans le sable, que son corps s’est compacté dans un mouvement en avant. S’il s’agissait d’une scène mythique, le poète aurait parlé d’un enfant céleste pleuré par la mer. Son T-shirt rouge s’est relevé, probablement en raison de la légère pente par laquelle la plage de sable rejoint la mer. Collés par l’eau, les fins cheveux de l’enfant font penser que la mer les a attentivement coiffé. Son short bleu s’est aussi ramassé vers le haut et rempli d’eau, lui faisant de grandes fesses, comme les enfants qui portent toujours des couches. Je ne pensais pas qu’un enfant de trois ans puisse continuer à porter des couches. Surtout s’il est en fuite à travers le monde. Quelle mère, embarquée avec deux enfants en bas âge sur une barque qui s’élance au large dans la nuit avec l’espoir de trouver la côte salvatrice, penserait à mettre des couches à son enfant ? Elle aussi s’est noyée cette nuit-là ; de même que le frère d’Aylan, de deux ans son aînée. Quoi qu’il y a des femmes fofolles aussi. Elles embellissent la vie autour d’elles jusqu’au dernier souffle. Je suppose qu’il y a eu des mères, dans des camps de concentration, qui rentraient les chemises des enfants dans leur pantalon, ou qui les recoiffaient à l’entrée de la chambre à gaz. Je pense que la pulsion esthétique endigue le mal ; le Diable ne s’attaque pas au sourire. L’espoir est plus fort même que la mort. Aylan était habillé comme si sa mère avait veillé à ce qu’il ait une apparence agréable aux regards des autres. Ils sont tout de même partis à l’étranger. Pas n’importe où, mais en Europe, où l’on fait attention à l’hygiène et à la politesse. Il avait sur lui un T-shirt rouge, un short bleu et des tennis bleu avec une semelle rouge. Volontairement ou pas, quelqu’un a harmonieusement ajusté les couleurs qu’il portait, loi de l’apparence négligée des enfants qui inspire la peur dans les milieux bien ordonnées.

     Ce qu’il y avait de plus curieux, c’était ses mains. Glissant le long du corps, les paumes tournées vers le haut. Ainsi retournés, à côté du corps dont le visage est enfoncé dans le sable, au bord même de la mer dont le bruit parvient aux oreilles, renforce l’impression qu’ici la mort s’est trop facilement saisie de sa proie. Cette vie ne se dérobait pas, ce corps est tombé entre les bras de la mort avec une confiance entière. Qui sait quel genre de contes ses parents lui racontaient sur le monde vers lequel il se rendait. Quelqu’un l’a dupé, l’a entrainé, puis l’a dupé. Ça ne se fait pas avec un enfant de trois ans. Au moins, on ne devrait pas.

C’est probablement pour cela, que la photographie de Aylan a été mise en ligne sur Internet quelque heures après, qu’un véritable tsunami de compassion a inondé toute la planète. Chaque sentiment humain est suspect. Il n’y en a aucun qui n’ait d’ombre insidieuse. Nous sommes surtout suspicieux lorsqu’une émotion contagieuse nous envahi quand il nous semble être prêts à tout changer et à devenir meilleur : c’est là que nous sommes les pires. Écumant une compassion hystérique, le pouvoir gonfle ces sujets d’une manière planifiée dès qu’il faut cacher une abominable vérité sur la société, ou lorsqu’il faut ouvrir les vannes pour déverser le surplus de mécontentement des gens. Par ce mensonge bon marché, l’âme se libère du poids qui la pousse sur de routes larges mais dangereuses. Après cela, elle est en règle générale encore plus égoïste, comme si elle était en colère contre elle-même. C’est vrai, l’homme se vide et est du coup plus léger. Mais c’est la facilité des humiliés.
    C’est peut-être ainsi que les gens se défendent de l’horreur que la mort provoque en eux. Confrontés à elle, ils remarquent soudainement que leur vie se déverse par d’innombrables trous et dans la conscience s’ouvre un abîme empli de peur. Comme aucun de ces trous ne peut être rebouché, que reste-t-il à l’homme si ce n’est de fermer les yeux et imaginer que ceci se passe ailleurs et uniquement aux autres, qu’à lui cela n’arrivera jamais car il est bon et différend ; son monde est protégé de ce genre de fléau.
    Et lorsque les circonstances se nouent de sorte qu’une mort éclaire l’absurdité de la manière de vivre non seulement du groupe de gens le plus proche mais aussi des masses innombrables, ou même éclaire un instant de l’histoire de toute l’humanité, alors il semble que tous les insectes s’échappent où ils peuvent comme si la lumière c’était allumé dans tous les trous et les cavernes. Et les gens s’échappent dans l’émotion, ils ne seront plus jamais les mêmes, ils donneront tout et promettront tout ce qu’ils peuvent, ouvriront les cœurs et les frontières. Bienvenu en Europe. Qui vous pourchasse  dans cet étrange là-bas ?
    Peut-être que c’est tout de même un photomontage ? Un photographe quelque peu expérimenté sait comment positionner un enfant de trois ans à l’aube sur le bord de la mer donnant l’impression d’une solitude infinie, de l’impuissance et de l’abandon, non seulement sur la plage et l’horizon maritime mais aussi sur toute la terre désertée. Un des nombreux commentaires sur Internet disait : « Je vois l’homme, mais pas l’humanité. » La mer non plus ne voulait pas de lui. Elle a rendu le cadeau à l’expéditeur, à toi de voir ce que tu en feras par la suite.
    Dans de telles situations, inévitablement, un garde prévenant de l’ordre et de la paix déclenche une polémique : pourquoi publie-t-on de telles photographies ? Ça trouble l’ordre publique. Cela propage le doute et le pessimisme. La mort ainsi dénudée, en T-shirt rouge et short bleu, avec les mains tournées vers le ciel, et le visage dans le sable, coiffée et lavée par l’eau de la mer, a quelque chose de bien trop irrévocable et incorruptible.

Elle a amenée à se dire, à Dieu ne déplaise, que nous ne vivons pas dans la meilleure société de l’histoire. Elle pointe aussi le coupable, pour peu elle prononcerait son nom. Si ce n’est pas un photomontage, qui la fera taire ? Ce n’est pas une plaisanterie. Des puissance colossales se sont précipitées sur cette partie de la Méditerranée, depuis des années elles avancent par voies terrestres et maritimes afin de réaliser leurs buts. C’est d’une importance vitale pour les grands États, les empires, les civilisations ! Et là tout ceci est mis en doute par un malheureux gamin noyé !
    Les gens sont de faibles créatures superstitieuses. Ne supportant pas la pression de la vérité. Vous pouvez les travailler et contrôler autant que vous voulez, juste quand vous les approchez du grand but, il suffit d’une seule ombre, d’un rêve, pour les dérégler entièrement. C’est le cauchemar de tous les puissants dans l’histoire : vous ne savez jamais à quel moment la vérité pénétrera dans la conscience des gens, et ce qu’il en sera par la suite. Du coup, comment peuvent-ils ne pas être perturbés par une image de la mort d’un enfant aussi habilement composée, dans la lumière matinale au bord d’une mer trop bruyante, captée au moment de la cérémonie de l’offrande de la victime pour la mise en œuvre du nouvel ordre mondial ? Une petite négligence et l’empire mondial tombe à l’eau.
    Qui est-ce — et ce n’est pas la petite maman — qui se démène autant pour ne pas déranger les âmes sensibles ? Il faut croire que c’est un des secrets les mieux gardés. De manière descriptive, de loin, on pourrait l’identifier, mais en fin de compte, il vaudrait mieux que l’on ne le sache pas.
    Qui craint à ce point que l’information sur le petit cadavre sur le bord de la mer ne réveille la conscience des gens au point qu’ils se mettent à agir d’une manière imprévisible, voire destructive, alors on mobilise immédiatement toute une armée d’aumôniers dans les médias du monde entier pour avertir les nains : attention, cette nouvelle n’est bonne ni pour votre santé ni pour vos intérêts.
    Quel miracle ! Si, n’importe quand, à n’importe quelle heure, vous zappez d’une chaîne à l’autre de votre télévision, vous verrez un nombre infini de programmes avec des horreurs indescriptibles, des vulgarités et des bêtises qui ne peuvent avoir un autre but que de dévaster la conscience et dégouter de la vie. Mais ça c’est une autre chose. C’est sous contrôle. Cela sert à enfermer la conscience des gens, l’habituer au mal et à l’abomination, au point que cette conscience, lorsqu’elle est confrontée avec horreur, un jour imprévisible, à l’aube sur la plage au bord de la mer, à la vrai vie qui l’appelle à l’aide, elle ne bougera pas le petit doigt. Elle ne voit pas. Elle ne demande rien. Elle n’a aucune force. Au moment-même que viendra ton tour de sauver le monde, tu n’en auras pas la force. À la différence du sport, dans cette vie-là, des forces puissantes entraînent les gens à être vide de force, à s’effondrer, à n’avoir aucune énergie, juste au moment où il faut leur justifier pourquoi ils vivent. Quatre-vingt-dix pour cent du budget des États modernes est consacré à cette discipline. Comment est-il possible que les maîtres du monde aient autant peur de la photographie d’un enfant mort ?
    La mort est toujours dérangeante. À défaut d’autre raison, à moins du fait d’être chargé d’une vérité insupportable. Elle bouleverse et, ne serait-ce que brièvement, détruit les structures stables de la conscience, rappelle aux gens que rien de ce qu’ils font, veulent ou planifient n’a de sens. Les gens inventent toutes sortes de choses, invoquent toutes sortes de dieux, effectuent toutes sortes de rituels tentant de dompter cette force sauvage qui leur rappelle qu’il sont perdants, toujours et en tout. Et pourtant, jusque-là, cela n’est venu à l’esprit de personne de cacher aux gens que sur cette terre, l’on meure sans cesse. Pourtant, l’on sait qu’ils vont être bouleversés, aux enfants aussi on dit que leur mère est morte. Les grand-mères n’ont pas plus peur si on leur dit que quelqu’un les tuera. Il ne s’agit donc pas ici de l’horreur métaphysique de la mort. Il s’agit d’autre chose. Les médias ne s’adonnent pas aux consolations métaphysiques, mais à la sauvegarde de l’ordre. Leur travail est de transmettre l’inquiétude des groupes sociaux gouvernants que la propagation des informations inquiétantes pourrait être nocifs pour les intérêts de la société.
    
À qui et à quels genres d’intérêts pourrait être préjudiciable le corps sans vie d’un garçon qu’un matin la mer a rejeté sur une des innombrables plages méditerranéennes ? Comment est-ce que Aylan Kurdi a-t-il ébranlé l’ordre mondial ?
    Ce qui est inquiétant, c’est que la réponse trop évidente. Même les médias internationaux ne peuvent la brouiller suffisamment rapidement avant que tout le monde ne l’ait vu. Les gens en réalité supplient qu’on leur serve le mensonge. Ils appuient chaque pouvoir à condition qu’il leur mente avec efficacité. Les illusions sont plus précieuses que l’or. Personne ne veut savoir. La mort, la seule de toutes les forces qui gouvernent les gens, se refuse à exaucer ces veux. Elle parle trop clairement, tout un chacun est tout à fait sûr qu’elle ne le bernera pas. Devant elle, la conscience ne peut être emprisonnée. Elle doit faire entrer la vérité en elle. Et ce qui détruit la conscience, détruit aussi les ordres sociaux.
    Un tel message semble particulièrement inquiétant lorsqu’il se mêle de l’histoire, de la politique, des finances, de la relation entre les gens et les États, comme s’il voulait voter, acheter des actions, ou monter à la tribune des Nations Unies pour dire ce qu’il pense de l’ordre mondial. Tous savent qu’il faut le croire car que ferions-nous s’il pointait du doigt, non pas tel ou tel homme, mais des sociétés entières, de surcroît les plus puissantes, les grandes institutions, ou de précieux groupes de gens, ceux qui sont trop importants pour que quoi que ce soit de déplaisant ne puisse leur arriver ?
    Cela provoque toujours un choc, lorsque la mort apparaît pour trancher dans les affaires sociétales, les valeurs civilisationnelle, ou les intérêts des maîtres du monde, dans les corps malades et la fatigue de l’âme. Elle sait trop, elle est bien plus intelligente et plus forte. Elle est mal élevée et n’a aucune honte. Lorsqu’elle s’exprime, elle est directe et grossière. Aucune autorité n’est sacrée pour elle.
    Ainsi elle est apparue sur cette photographie mythique de la guerre de Vietnam sur laquelle le napalm pourchasse une fille nue qui crie et courre  de toutes ses forces après sa vie minuscule face à l’ouragan de feu et de fumée que lui envoie l’Empire mondial. On l’appelait « La Fille du napalm ». Elle n’est pas morte, la mort avait mis fin à ce moment-là, à quelqu’un de plus grand et de plus important : l’Empire qui prétendait au pouvoir mondial dans ce nuage de feu et de fumée derrière ce petit corps maigre et nu. Ce n’est pas la photographie qui avait décidé de l’issu de la guerre, elle n’a rien changé, mais, à ce moment-là, dans chaque conscience s’est greffée l’information que l’Amérique avait perdu la guerre.
    Elle n’a rien changé, mais le monde n’était plus le même. C’est là que vous saurez sans faute qu’il y a des changements dans l’âme humaine : lorsque rien n’arrive et que le monde disparaît, cela signifiera que la lueur dans les yeux a disparu. Admettez que vous ne saviez pas que le monde dépendait d’elle ?
    « La fille du napalm » a plus contribué au fait qu’aujourd’hui aux États-Unis l’on accuse les médias d’être les coupables de leur défaite. Si seulement ils n’avaient pas publié cette image dérangeante. La conscience ne se serait pas réveillée dans les gens, ils auraient terminé leur travail et personne n’aurait su quoi que ce soit.
    Aylan Kurdi non plus ne change rien aux guerres d’aujourd’hui. Et pourtant : l’histoire a irréversiblement changé.
    Qu’est-ce qu’il y a de si original dans l’image de la mort, surtout celle de la mort dans une guerre ? Tout un chacun sait qu’on meurt pendant une guerre, en général innocents, nombreux sont ceux qui voient l’horreur de leur propres yeux, on les écoute parler jusqu’à ce qu’ils ne finissent par ennuyer tout le monde. Et pourtant, il arrive parfois que l’image d’un seul détail se distingue de l’horrible masse. Elle s’enfonce dans la conscience jusqu’au bout, mis à part les horreurs de la guerre. Vu de cet angle, la mort gagne une terrible force suggestive, comme si elle ne se produisait  qu’à cet endroit et ce moment précis. La force d’un tel message de la mort n’est pas autant dans l’interruption de la vie, mais dans le jugement moral. L’un avait jusque-là pensé que cela arrive tout de même par hasard, une balle perdue, et là il sent que quelqu’un juge, quelqu’un qui sait tout et n’a aucune pitié. Elle a entendu les témoins, a pris sa décision sur le cours de l’histoire et la communique. Tout cela est visible sur ce détail extrait de la masse. Plus aucun recours ne sera d’aucune aide.
    Tout le monde savait depuis longtemps ce qui se passe avec les réfugiés du Moyen-Orient, depuis le bombardement de la Libye. Des milliers de gens se noyaient dans la Méditerranée. Mais l’information avait été étouffée. Elle ne parvenait pas jusqu’à l’Amérique et l’Europe où siègent ceux qui élaborent ces guerres. Et vu qu’elle avait été efficacement étouffée, comme cela est souvent le cas, le meurtrier s’enhardi lorsque son crime n’est pas puni et il s’élance dans de nouvelles aventures. Personne ne le soupçonne et ses affaires prospèrent.
    Pourquoi s’arrêteraient-ils ? C’est ainsi que s’est enflammé la Syrie et tout le monde arabe. Un mouvement extrémiste avait été créé, dont le but était de déstabiliser l’Iran et la Russie. L’enjeu, c’est le contrôle du pétrole et du gaz. L’enjeu, c’est aussi la domination des pouvoirs occidentaux. Un grand jeu. Le bal des vampires. Personne ne cachait que derrière ce plan se trouvent les États-Unis, la France, la Grande Bretagne, la Turquie, l’Arabie saoudite, le Qatar et peut-être quelques petits États moins visibles. Un grand but justifie les pires moyens. Nous sommes navrés mais nous n’avons pas le choix. Le boulot c’est le boulot. Les femmes et les faibles ? Qu’ils se taisent. La main des grandes personnes ne tremble pas.
    Il s’agit de la plus importante des justifications : « Lorsque nous mettons sur la balance le bien et le mal, dans l’avenir nos actions apporterons plus de bien que de mal. » Ça sonne convaincant à ceux qui veulent être bernés. Rapporté à la réalité, cet argument signifie tout simplement que le bourreau a mis le couteau sous la gorge à la victime innocente tout en lui murmurant : sois heureuse, grâce à toi des gens vivront mieux dans l’avenir.
    Pour ainsi dire, le bourreau se sacrifie pour le bien commun. Il envoie des bombardiers sur des peuples entiers, détruit les fruits du travail de plusieurs générations — pour les libérer du dictateur en les aidant à vivre en démocratie. Qui dit mieux ?
    Des millions de gens sont tombés au Moyen-Orient. Ils vivaient bien, tant en Libye qu’en Syrie jusqu’à ce qu’arrivent les libérateurs touchés par leur peine. Maintenant des familles entières s’enfuient sans savoir où ils vont, les enfants ne peuvent pas sortir dans la rue, les écoles et les hôpitaux sont fermés, les armes sont dans les mains de tout un chacun, à chaque pas.
    Et tout cela peut irréfutablement être tracé jusqu’au point où sont prises ces décisions, suite aux calculs froids et précis, avec la conscience des conséquences inévitables, dans les gouvernements de quelques États puissants. Comme l’a dit Poutine aux Nations Unies : « Il est impossible que vous ne voyez pas ce que vous avez fait. »
    C’est impossible. Il s’agit de gouvernements expérimentés, ce sont des centres de planification rationnelle. Chaque personne qui participe dans ce processus de décision sait ce qu’il arrivera aux gens dans les pays qui sont ainsi détruits. Pas le choix.
    On compte sur les médias pour empêcher les gens de comprendre ce qui se passe autour d’eux. Tout un tas de choses sont dissimulées. Aussi bien les destructions d’États que la souffrance de millions de personnes, même si elles durent pendant des mois. Si cela est découvert — on accuse les victimes : « Si elles ne se défendaient pas, tout aurait été terminé depuis longtemps. » C’est de leur faute. Puis en fin de compte, nous apporterons plus de bien que de mal.
    À condition que personne ne voit la photographie de l’enfant mort au bord de la mer.
    Une seule chose est inadmissible : que ce malheur s’amène jusqu’à nos frontières et chamboule notre confort. C’est l’accord entre le peuple et l’élite gouvernante dans les État modernes : l’élite assure au peuple l’ordre et la paix et tous les mois au moins un dollar de plus sur le compte bancaire, et le peuple, en échange, ne demande rien, fait semblant de ne rien savoir. L’accord tacite est aussi que les médias ne cessent de répéter, quoi qu’il arrive, que nous sommes toujours du bon côté, humanitaire, de l’histoire. Ce n’est dans l’intérêt de personne que soit percé le ballon de l’illusion.
    Il n’était pas prévu que la vague des réfugies traverse les frontières européennes. En Afrique du nord, il y avait depuis longtemps d’innombrables réfugiés d’Irak, de Libye et de Syrie, mais on n’en parlait pas. On n’en parlait pas même lorsqu’ils se noyaient dans la mer tentant d’atteindre les côtes Européennes, ni lorsqu’ils n’étaient qu’en Turquie et dans les Balkans. Ce n’est que lorsqu’ils sont entrés en Italie et ont commencé à monter vers le nord de l’Europe que le barrage médiatique a explosé. Les gens n’aiment pas la masse d’étrangers, surtout de musulmans. Là, quelque chose d’intéressant pourrait commencer à se produire : que quelqu’un brise la glace et se mette à parler que ce sont nos gouvernements qui sont coupables.
    Les gens pourraient s’inquiéter.
    Puis un matin, la mer a émis un arrêt de mort définitif : le cadavre du petit Aylan.
    On n’a besoin d’aucune intelligence et d’aucune éducation pour se rappeler qui porte la faute de cette mort et comment elle est arrivée. Face au cadavre d’Aylan, seul celui qui a décidé de mentir même après la mort et dont la carrière dépend de ce mensonge, jurera ne pas savoir. Il est reconnu en psychologie que les gens se mentent facilement à eux-mêmes, aussi bien dans la vie privée que dans la vie publique. Mais la conscience refuse parfois d’être trompée. Quoi que l’on fasse, elle saisit la vérité et vous la répète jusqu’à ce que vous l’acceptiez ou que vous deveniez fou.
    La photographie de la mort d’Aylan a ce pouvoir d’être inoubliable. Il n’est pas bon de témoigner des crimes de la mafia. L’un tente de dire ne rien avoir vu, mais tous savent que non seulement il a vu, mais aussi qu’il n’oubliera jamais ce qu’il a vu. Si la mafia détient un pouvoir mondial et que, toi, il te faut vivre dans ce monde, alors tu as un problème. Aussi bien avec les pouvoirs qui gouvernent le monde qu’avec toi-même.
    Ce n’est pas par hasard que de l’âme du pape, qui est un homme spontané et fin connaisseur de la théologie, s’est échappée la phrase : « La troisième guerre mondiale a déjà commencé. » Le Vatican est une des institutions les mieux informées au monde, ainsi cette phrase concerne avant tout la réalité politique et les intérêts des grands pouvoirs. Mais il y a quelque chose de plus profond, en lien avec la position de l’homme dans le monde actuel. Il y a cette conviction théologique que l’histoire des hommes est à un tournant dangereux, comme si les forces irrationnelles complotaient contre les hommes. La guerre est déclarée entre les grandes puissances, mais l’on mène aussi une guerre contre l’homme. Le cadavre d’Aylan Kurdi démontre les deux dimensions de la guerre.
    Un historien américain parle de cette époque comme d’un « temps de l’acceptation », dans le sens ou les gens se comportent comme s’ils avaient accepté la catastrophe annoncée. Ils acceptent l’humiliation, acceptent que soit écrasé tout ce à quoi ils tiennent ; ils acceptent la destruction de leur société, de la famille, d’eux-mêmes. Le système nerveux ne réagit pas. Cet historien écrit : « Pour la plupart des gens, il est aujourd’hui plus facile d’accepter la fin de la vie sur la Terre que la possibilité de la fin du capitalisme. »
    Il a raison, la résignation s’est propagée dans le monde. C’est pire que la peur. La peur peut enflammer l’homme. C’est sans espoir uniquement lorsque l’on ne croit plus à quoi que ce soit.
    Comme en passant, cette constatation dit quelque chose de terrible sur le changement dans la structure de la psyché humaine : elle dit qu’il n’y a plus d’espoir. De cette fissure jaillit le désir de la vie même lorsqu’en elle plus rien ne va. Sans cette fenêtre, toute personne n’est qu’un corps totalement dépressif, comme lorsqu’elle ne peut plus se lever du lit, ouvrir les yeux ou prononcer un seul mot. Le fait que cela arrive massivement signifie que le changement se produit dans les profondeurs de la psyché, ce qui représente la plus grande originalité de l’époque.
    Étendue sur la moitié de la première page du quotidien belgradois Politika, je regarde à nouveau cette photographie. Ce sentiment de vide autour de cette poupée est étrange. Un petit enfant mort dans une nature morte. Sous la photographie j’aurais mis une phrase connue de Dostoïevski : La civilisation ne peut être construite sur la mort d’un seul enfant innocent. Autant que je sache, Dostoïevski ne l’avait pas dit exactement comme ça, mais la phrase est : Toute la science du monde ne vaut pas les larmes des enfants. Et de toute son œuvre, surtout du Crime et châtiment, émane le même sens, que la conscience humaine ne peut créer de grandes constructions abstraites fondées sur un mal absolu, même s’il ne semble pas si grand que cela, et que ce qui se construit est grand, beau et bon.
    Aucun idéal ne vaut une seule goutte de vie. Dans Crime et châtiment cette idée est encore plus aiguisée. Il ne s’agit pas du meurtre d’un enfant innocent, mais du meurtre d’une vilaine grand-mère dont l’argent devrait permettre à un étudiant intelligent d’aider les gens en leur facilitant la vie. Là réside le conflit entre Dostoïevski et la civilisation moderne. Elle dit : La grand-mère en est capable, et s’il est obligé, l’enfant aussi le pourra. Lui répond : Ni la grand-mère ni l’enfant. Il lui dit : L’âme ne supporte pas en elle des calculs aussi ignobles, car cela empêche la vie de circuler. Elle lui répond : L’âme n’existe pas, et toi, Fiodor, t’es un sot.
    Qui a gagné, Fiodor Mikhaïlovitch ou la civilisation ? C’est plus difficile à déterminer que cela ne paraît à première vue. La manière de vivre de la civilisation libérale, que Dostoïevski tentait de renverser, s’est propagée dans la conscience de l’humanité toute entière. Si vous forcez quelqu’un, surtout jeune et intelligent, à lire Crime et châtiment pour qu’il vous dise honnêtement ce qu’il en pense (sans obligation de vanter l’écrivain parce qu’il est connu), il vous dira que toute l’histoire est sotte, ou incompréhensible. Comment pouvait-on créer une intrigue avec des idées aussi stupides ? Sauf peut-être comme une comédie. Quel homme normal se comporte comme Raskolnikov ? Il a tué la vilaine grand-mère que personne ne regrettera, a pris l’argent et a suffisamment de chance que personne ne le soupçonne.
    Il peut réaliser ses grands rêves. Puis, dans ce qui devrait être l’âme soi-disant, apparaît la mauvaise conscience, tellement insupportable qu’il commence à se détruire, cherche lui-même un châtiment jusqu’à le trouver. Quelle personne sensée se serait comportée ainsi ? Qui pourrait à ce point être tourmenté par sa mauvaise conscience ? Personne ne le soupçonne, et en plus il est riche. Même en supposant que l’âme existe, elle n’a pas une aussi mauvaise conscience et n’impose pas aux hommes des problèmes assez difficiles pour ne pas être réglés par des calmants. Tandis que le manque de l’argent en pose, et comment ! D’ailleurs, des crimes sont commis régulièrement, telle est l’histoire et telle est la nature humaine. Ce sont des dégâts collatéraux. Même si nous sommes désolés pour l’enfant tué, le progrès de la civilisation ne peut être mesuré par ses larmes.
    Nous sommes dans le monde des vainqueurs et des vaincus. Les vainqueurs tuent et se réjouissent, les vaincus souffrent et se consolent avec des contes sur l’honnêteté et la justice.
    L’idée de Dostoïevski sonne comme une phrase sentimentale.
    Pourtant, elle ne sonne peut-être pas lorsque pleure l’enfant duquel s’approche le bourreau. Ou lorsque l’on regarde la photographie d’Aylan Kurdi et que l’on voit — on le sait irréfutablement — que la place du bourreau est occupée par les grandes puissances mondiales avec d’énormes intérêts impériaux : l’enfant gémit au-dessous d’eux. Alors que c’est d’eux que dépend mon salaire. Terrible dilemme.
    À la mère d’Aylan, pour qu’elle puisse survivre à cette nuit fatale, les mots de Dostoïevski auraient surement sonnés creux. Oui, mais cela n’est que dans le cœur d’une mère, ce ne sont que les sentiments d’une mère. Pourtant ces sentiments ont toute leur force car ils démontrent justement ce qu’est la véritable nature humaine : un tel drame supprime en l’homme toute une construction artificielle composée d’éducation, de calculs, de l’inertie et d’habitudes. Ce sont des lois en acier de l’âme. C’est ce qu’il reste lorsque toutes les illusions disparaissent. C’est là que crie la vie dans sa forme la plus pure, connue de tout le monde. Toutes les voix se tairont, mais pas ce cri. Puis, si la réflexion est poursuivie sérieusement et sans sentimentalité, l’on peut se dire aussi que l’être qui pèche ainsi contre la vie ne peut plus y retourner. Il peut errer, créer, inventer et mentir autant qu’il veut, mais lorsque surgit la vie ou ses sentiments, tout ceci ne signifie strictement rien. Pas d’idéaux, pas d’intérêts internationaux — uniquement les larmes d’un enfant.
    Si Dostoïevski a raison, la civilisation ne va pas vers le progrès mais vers un cataclysme. Il est difficile d’être « un homme », mais être « un non-homme » est encore plus dur. Dostoïevski pense qu’il est impossible être un « non-homme » à long terme, car les lois de l’âme humaine son constituées  de manière à ne pas pouvoir se mentir aussi longtemps, à ne pas pouvoir se présenter à soi-même d’une manière erronée. D’autres pensent différemment. Ils pensent que chaque trahison, quelles que soient les lois de l’âme, peut être expiée par une certaine quantité d’argent.
    Ce débat est aussi ancien que l’espèce humaine. Personne ne sait qui a raison. Mais tout un chacun doit décider, et suivre la voie qu’il a choisi, lui, sa société, ou son époque, et de payer le prix de son choix : on ne vit pas deux fois. C’est peut-être une injustice : l’un se doit de choisir une façon de vivre — il doit se remettre à un empire — alors qu’il ne sait rien, choisissant à l’aveugle. En règle général : quoi qu’il ait choisi, il le regrettera. Il regrettera le sous qu’il aurait pu voler s’il avait été un peu plus rusé ; il regrettera « l’honorable nom » qu’il aurait pu mériter de son vivant, s’il avait été un peu plus honnête. Peut-être que nous pourrions conclure, comme dans les grandes religions, qu’il faut toujours pardonner aux gens. Ils ne savent pas ce qu’ils font. Une partie du cerveau regrette toujours et se repent à cause de ce que fait l’autre partie du cerveau.
    Ce que Dostoïevski dit n’a rien avoir avec la sentimentalité ou la morale, mais avec la description du messianisme selon lequel fonctionne la psyché humaine. C’est un rapport documentaire de l’homme qui était sur place — dans les plus profondes couches de l’âme — et a vu comment fonctionne la machine. Dostoïevski aussi sait que les gens, mauvais ou innocents, meurent comme des mouches, que le mal fait partie de la vie et que l’on y changera rien. La vie ne peut et ne devrait pas s’arrêter à cause du crime. Mais il ne s’agit pas de ça. Fiodor Mikhaïlovitch raconte ce qui se transmet, d’une manière ou d’une autre, à travers toutes les grandes traditions spirituelles : que l’âme humaine ne peut supporter les pires crimes — comme le meurtre des enfants innocents — si ces crimes sont voulus et prémédités. S’il vous semble qu’il peut les supporter, c’est parce qu’en vous l’âme est déjà enterrée. Il cri, mais sous une plaque en béton au-dessus de laquelle on n’entend pas son cri. Dit autrement : il ne peut pas planifier, inscrire dans les coûts et mettre en œuvre, au nom de n’importe quel intérêt, le meurtre d’un petit enfant. Un immense pouvoir impérial ne peut pas enfoncer la tête d’un enfant sous l’eau jusqu’à ce qu’il se noie — «  avec préméditation et par intérêt ». Et de le justifier par les réalisations de la civilisation.
    L’âme humaine ne tue pas les enfants avec préméditation et par intérêt. Lorsque dans les émissions télévisuelles sur les camps concentrationnaires apparaissent des enfants Juif ou tziganes qui sont, comme pour défier, particulièrement photogéniques, tout un chacun voit qu’aucun homme ne peut tuer ces enfants, à moins que son âme soit  en quelque sorte cadenassée ; à moins que l’information sur ce que font les mains ne parviennent pas jusqu’à elle ; à moins qu’il ne s’agisse d’un robot programmé de l’extérieur.
    C’est pour ça que les nazis avaient une propagande bien développé sur le « surhomme » et « la race supérieure », c’est-à-dire sur l’homme qui peut faire ce que l’homme « ordinaire » ne peut pas. Car il est plus fort que l’âme qui se plie sous les sentiments. La sienne ne se plie pas. Mais quand, après-guerre, ces photographies sont montrées et que l’âme allemande apprend ce qui a été perpétré pendant son sommeil, tout s’écroule : l’État, les idéaux, la tradition, la culture, la mentalité et le caractère, tout ce qui concerne le « surhomme ».
    L’Europe a hérité la débâcle morale du nazisme. Mais sans l’illusion nazie sur le surhomme qui peut commettre les pires crimes sans cligner des yeux, puis se venter de la force avec laquelle il accepte la responsabilité de ses crimes. Et pourtant, demeuré le même bilan sur « l’efficacité » des crimes, le besoin de la domination des gens et rases inférieures. Sauf qu’il faut tout cacher, tout nier, fermer les yeux et mentir : ce n’est pas nous. Là est la débâcle morale : lâchement, secrètement et sans risque, juste sans le savoir — alors peuvent tomber sous le couteau aussi bien l’enfant que la grand-mère. Fait semblant de ne pas savoir — il y aura de l’argent.
    Ce noyau nazi de l’Europe apparaît sous la lumière d’une manière particulièrement abominable lorsqu’il arrive que des « terroristes » s’attaquent à des cibles au cœur de « notre » civilisation. « Nous » les bombardons pendant des mois, des années, détruisant des sociétés entières, et cela ne pose de problème à personne : « ils » souffrent, mais « ils » ne sont pas des gens, ce sont des créatures inférieures, leurs vies ne valent rien. En revanche, lorsque une bombe explose dans nos rues, si ne serait-ce qu’un de « nos » enfants est mort — c’est la fin du monde ; il n’y a jamais de telles victimes innocentes. C’est ce nazisme « cent pour un », qui s’est transformé en « un million pour un » — on ne le raconte pas publiquement, il se murmure parmi les élus.
    Nos intérêts sont sacrés ; leurs vies ne sont rien. L’indifférence glaciale lorsqu’il s’agit des souffrances des autres ; l’arrogance infinie lorsqu’il s’agit de nous. Lorsqu’on sort de cet aveuglement, le « surhomme » devient d’office le « non-homme ».
    Le salut est dans le mensonge. Autrement personne ne pourrait se regarder dans le miroir. En fin de compte toute la civilisation réside sur un immense mensonge auquel tout un chacun s’agrippe fermement. La société glisse longuement en histoire, car le mensonge est maintenu avec de plus en plus de difficulté, de quasiment chaque fissure jaillit l’insupportable vérité sur ce que l’on fait et sur ce que nous sommes devenus. Et lorsque les grands cycles de société se condensent en une phrase, cela donne : Toute la science du monde ne vaut pas les larmes des enfants.
    L’âme apprend toujours ce que l’homme a fait. Alors il n’y a plus de fuite. L’homme passe sa vie à cracher aux autres leurs défauts et, à la fin, il découvre que cela ne concerne personne d’autre que lui-même. Il ne peut rien se cacher de lui-même. Cela aurait été plus facile avec Dieu. Lui peut lui pardonner. Comment l’homme pourrait-il se pardonner en regardant ce qu’il a fait de sa vie sachant qu’il n’en vivra pas une deuxième ?
    Le mérite de Dostoïevski est qu’il ait découvert dans le messianisme de l’âme que ceci arrive inévitablement, qu’il n’y a aucune façon d’empêcher l’écroulement de toute la construction sociale, aussi majestueuse qu’elle paraisse, dès l’instant où dans l’âme se glisse la connaissance du crime monstrueux, commis d’une manière consciente et planifiée, sur lequel repose la construction.
    Le poète l’a exprimé en deux strophes mieux que dans des livres en plusieurs volumes : « le sang est la nourriture humaine pervertie / il coule par vos narines ». Ce n’est pas uniquement une image puissante ; c’est aussi la découverte de la loi de la gravitation dans l’âme humaine.
    Les efforts que l’Empire actuel investi pour cacher les crimes qu’il commet au nom de la domination mondiale sont un aveu direct à Fiodor Mikhaïlovitch : nous ne pouvons pas supporter la vérité sur nous-même. Et si vous nous enfoncez la tête dans le sang de l’enfant que nous avons versé il y a peu — nous n’avouons pas, ce n’était pas nous. Autrement tout s’écroule. L’ordre mondial dépend, plus que n’importe quoi d’autre, de la réussite de cette propagande. La propagande maintient l’illusion. Les illusions peuvent complètement maîtriser la psyché humaine — jusqu’à ce que les larmes d’un enfant y pénètrent.
    Il me semble pouvoir tirer une conclusion plus optimiste : les gens sont meilleurs que ce qu’ils font ; et l’âme humaine existe. Même si personne ne l’a vu ; la peur qu’elle inspire est la preuve qu’elle existe. Et elle ne supporte pas le mal. Autrement nous n’aurions pas autant menti.
    Ce ne sont pas les créateurs du capitalisme moderne qui ont les premiers pensé que les gens qui se seraient libérés des freins moraux dans l’âme seraient plus efficaces que les naïfs qui succombent et s’effondrent devant les doutes moraux. Mais ce sont les seuls qui ont réussis à construire une civilisation devenue mondiale sur l’idée que les pires crimes ne sont que des dommages collatéraux du progrès. Qu’ils sont en vérité bienvenus. Au moins chez des gens forts, ceux dont la main ne tremble pas lorsqu’il faut égorger. Et qui sont, justement à cause de cela, appelés à gouverner.
    Qui sait ce qui est vrai dans cette discussion sur l’âme ? Ceci n’est peut-être pas uniquement notre problème mais le problème de toute la nature. Il semblerait, devant l’image d’Aylan Kurdi, que la mer, l’horizon, la plage déserte et la lueur du soleil levant ont aussi un avis sur la portée des crimes humains . Et ce n’est pas une phrase pompeuse, mais, comme le disent les scientifiques, la vie est un grand éco-système, un tout mystérieux où tout est lié, alors les gens aussi doivent quelque chose à quelque chose et rendent des comptes quelque part. Ou bien ils s’imaginent ne rien devoir à personne et ils se mettent à piller et détruire tout autour d’eux — jusqu’à ce que la vie sur Terre ne commence à s’éteindre. Ils poursuivent leur calcul ainsi : pour l’instant j’en tire du profit, la vie, en fin de compte, n’est qu’un dommage collatéral.
    Au procès de Nuremberg, les médecins nazis qui avaient fait des expériences sur des prisonniers des camps se justifiaient en se référant aux fondements de leur civilisation : le bonheur apporté à l’humanité est nettement plus grand, disaient-ils, que les souffrances que nos expérimentations ont fait endurer à un petit nombre de gens, sacrifiés au nom du progrès.
    Dostoïevski savait que cela arriverait. S’il ne s’était pas envoyé soi-même en Sibérie, Raskolnikov aurait fini par faire des expérimentations sur des gens, probablement en tant que grand chirurgien en Amérique. Il aurait affirmé avoir fait plus de bien que de mal, ou que l’on ne peut savoir, dans les débats sur la morale, qui a raison. Pour pouvoir le dire, il devrait cesser toute relation avec son âme, même en rêve. Car chaque homme sait instinctivement que les médecins nazis avaient tort. Il ne peut affirmer le contraire que s’il se transforme en robot. Autrement il sait qu’il ment. Lorsqu’il parle, lorsqu’il bouge, même lorsqu’il rit — il sait toujours qu’il ment. L’avenir des robots est tout ce qui lui reste comme issue. Le robot lui promet l’efficacité maximale sans mauvaise conscience.

Tiens, un miracle. Ces jours-ci j’ai lu que dans vingt ans au plus les robots remplaceront les gens dans toutes les tâches importantes. Surtout dans les affaires de meurtre. Il y aura de parfaits soldats infatigables.
    On ne posera plus des questions sur l’âme. La victime collatérale sera le monde. Ainsi, en honneur de Dostoïevski, on découvrira à la fin que les hommes cachaient un grand secret : c’est de leur âme que dépendait la survie du monde. Dommage qu’il leur faille le détruire pour le découvrir.
    Peut-être que la mondialisation est la preuve que la civilisation fondée sur les intérêts compris dans un sens rationnel a gagné, sauf que Dostoïevski n’aurait pas été d’accord. Le châtiment qui suit le crime arrive exactement de cette façon : à travers une série de succès individuels à court terme qui mènent à la catastrophe où tout sera réglé. Juste au moment où cette vision du monde est devenue globale, les thèmes de la destruction écologique du monde, du cataclysme climatique, de l’auto-destruction nucléaire et de la pandémie, se sont imposés.
    Jamais dans l’histoire du monde ce danger n’a été aussi réel, et cela selon l’avis d’une écrasante majorité de scientifiques. Personne ne contredit que tout cela est la conséquence de la civilisation darwinienne qui a atteint une telle efficacité en éliminant les bavardages sur l’âme, la morale et les sentiments. Personne ne réfute, mais personne non plus n’ose, mis à part Dostoïevski, tirer les conclusions évidentes de cette « erreur » dans le calcul.
    La pire mort ne viendra ni du cataclysme écologique ni de la guerre atomique ni de la pandémie, mais de la honte.
    On ne devrait pas vivre dans une telle époque, mais l’homme ne peut pas choisir. On ne devrait pas vivre à une époque où le dilemme existentiel le plus difficile, concernant l’humanité entière, se résume d’une manière menaçante à ce piège : nous ne pouvons continuer ainsi, mais nous le devons. Comment : nous ne pouvons pas, et on le doit — l’être humain ne devrait pas être mis face à une telle souffrance. Est-il possible que l’humanité se rejoigne pour la première fois de l’histoire dans le sentiment de l’impuissance ? Un tel pouvoir entre les mains des hommes, de telles sciences, une telle technologie, et personne ne peut faire quoi que ce soit même lorsque devant ses yeux se produit le mal qui fait exploser la tête.
    Tout le monde détourne la tête du monde dans lequel il vit. Et tous veulent participer au partage du butin.
    Quelle est la raison qui fait que l’âme humaine n’accepte pas cet accord ? Je pense à l’accord avec le mal : qu’au nom de l’efficacité et du profit tout soit permit, même le meurtre d’un enfant ? On trouve quelque part dans le Talmud l’observation que Dieu compte les larmes des femmes. Les femmes ne tuent pas les enfants. S’il juge les civilisations sur cela, alors c’est la même l’idée que celle de Dostoïevski. Lorsqu’on arrive à ce point, l’idée que l’amour régit le monde, secrètement mais inexorablement, n’est pas ridicule. Ça sonne risible.
    Qu’est-ce que ça donnerait si sous la photographie d’Alyan il y avait l’inscription : « L’amour régit le monde. » Peut-être, mais d’une grande distance. Qui rira le dernier.
    Si les choses sont telles que Dostoïevski les voyait, alors un enfant mort n’est pas tellement à déplorer. Quelque part, dans la construction de ce monde mystérieux et fantastique, même sans l’introduction de Dieu, est prévue une place où les larmes des enfants gagnent en sens, mais pas la consolation. Ce que l’on doit déplorer, ce sont ces idéaux humains irrévocablement condamnés et rejetés — les civilisations, les religions, les empires — même si en eux sont entassés des centaines de million de personnes. Cela ne survivra jamais. C’est bien trop sec et faux. Cela n’a jamais eu aucune chance. De telles armes, une telle technologie, de telles sciences, de tels mensonges, de tels jeux-vidéos ! Pas la moindre chance.


                                                                                                                                                            Traduit par Yves-Alexandre Tripković

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