Huddersfield
Uglješa Šajtinac
Personnages :
RASHA, 30 ans
DULÉ, 30 ans
IGOR, 30 ans
IVAN, 30 ans
MILICA, 16 ans
LE PÈRE, 60 ans
Durée de l’action : 24 heures
Lieu : salle à manger
J’T’EMMERDE !
La salle à manger. Rasha est assis à table, il fume. Boit son café. Au fond, on entend quelqu’un se déplacer énergiquement. La voix du Père.
LE PÈRE. — J’t’emmerde !
Calme, Rasha reste assis et sirote son café. Le Père, énervé, rouge dans le visage et ivre, déchaîné, surgit dans la salle à manger.
LE PÈRE. — Qu’est-ce que je t’ai dit ?! Va te faire enculer ! … Trente ans que tu m’emmerdes !
RASHA. — Tu veux du café ?
LE PÈRE. — Mais quel putain de café ?! C’est à moi que tu proposes du café, dans ma baraque ?! C’est que tu me prends pour un con là ?! Ici, tout est à moi, tu saisis ?! Qu’est-ce que t’as créé toi ?!
RASHA. — Rien.
LE PÈRE. — Comment ?!
RASHA. — Je dis ne rien avoir créé.
LE PÈRE. — Exact, dégage… Je ne veux plus te voir ici, c’est clair ?! Tu ne seras plus ici à mon retour, est-ce clair ?! Va, traîne, débrouille-toi… J’m’en bats les couilles où tu iras et ce que tu feras ! Où sont les clefs ?
Rasha se lève, lui passe les clefs.
LE PÈRE. — Je vais vendre la bagnole ! Et merde, qu’est-ce qu’il y a ?! Elle est à moi ! Tu t’en bats les couilles ?!
RASHA. — Non.
LE PÈRE. — Comment ?!
RASHA. — Rien.
LE PÈRE. — Rien ?! T’es rien toi ! Tu vas où ?
RASHA. — Je vais chier.
LE PÈRE. — J’pense pas ! Ce sont mes toilettes ! Va chier dehors !
Le Père va jusqu’à la porte de la salle de bains. Retire la porte. La tient avec effort sans la lâcher.
LE PÈRE. — Qu’est-ce que t’as à me regarder ?! C’est bien ma porte ?! Bien sûr ! J’en fais ce que je veux…
Le Père s’approche de la porte d’entrée. Rasha le suit du regard.
RASHA. — Tu portes la porte…
LE PÈRE. — Je la porte ! Et qu’est-ce que ça peut te faire ?! Fais tes bagages et casse-toi ! Je ne veux plus te voir ici, c’est clair ?! J’t’emmerde ! …
Le Père sort avec la porte entre ses mains. Rasha va jusqu’à la cuvette des WC et s’assoit. Regarde vers la salle à manger, observe le cadre duquel le Père a retiré la porte. Quelqu’un frappe à la porte.
RASCHA. — Oui !
Entre Ivan avec un petit livre dans sa main. Regarde tout autour. Referme la porte.
IVAN. — Rasho ?
RASHA. — J’suis là. Assis-toi. Je chie.
Ivan s’approche de la table et s’assoit. Rasha se lève de la cuvette des WC et sort de la salle de bain.
RASCHA. — J’arrive pas à chier.
IVAN. — J’ai entendu du bruit et me suis dit que tu devais être réveillé… Je t’ai apporté Leçon sur la vie spirituelle du Père Nil Sorsky. Tu te rappelles ? Je te l’avais promis.
RASHA. — Oui. Tu veux du café ?
IVAN. — D’accord. Tu sais, c’est le livre dont je t’ai parlé. Huit pensées pécheresses.
RASHA. — C’est bien huit ?
IVAN. — Huit. Le contentement de l’estomac, la débauche, l’amour de l’argent, la colère, la tristesse, la vacuité ou l’anxiété, l’orgueil ou la vanité.
RASHA. — Le dernier rempart de la défense de la dignité. Il a emporté la porte. Comment veux-tu que je chie maintenant ?
IVAN. — Tu t’es engueulé avec ton père ?
RASHA. — Non. Il a perdu la tête. Plus de dispute. Que de la souffrance.
IVAN. — Pourquoi l’a t’on fait revenir vu qu’il n’est pas guéri ?
RASHA. — Il n’y a pas de remède.
IVAN. — Il doit laisser tomber l’alcool. Donne-lui le livre pour qu’il le lise aussi. Qu’il prie Dieu et invoque Son nom sacré. Qu’il réfléchisse à la mort et au Jugement dernier. Ce ne sont que deux des étapes, il en reste quatre…
RASHA. — Oublie pour l’instant. Bon, je lirais… Je lirais.
IVAN. — Chaque chute de l’homme se déroule progressivement. Il y a tout d’abord la PROPOSITION, c’est lorsque dans l’imaginaire, ou tout simplement dans la pensée, s’immisce la proposition démoniaque, l’incitation. Les grands se sont aussi confrontés à cela. L’ACCEPTATION est la deuxième étape. C’est dans la CONCORDE que se déroule le dialogue avec les pensées pécheresses, et arrive L’EMPRISONNEMENT, c’est la troisième étape. Là, il faut un sacré effort pour pouvoir, grâce à l’aide de Dieu, repousser les pensées pécheresses. Puis, arrive la plus horrible des étapes, la quatrième…
Quelqu’un frappe à la porte.
RASHA. — Entrez !
Entre Milica.
RASHA. — Entre… Il a même emporté la clef…
MILICA. — Salut. Tu n’as pas oublié ?
RASHA. — Non. Ivan, c’est Milica, mon élève.
IVAN. — Ivan. Enchanté.
RASHA. — Ivan est cool. Assis-toi et écoute. On en est à la quatrième étape…
MILICA. — De quoi ?
RASHA. — Du péché.
IVAN. — Oui. C’est la passion. La puissance à long terme transformé en habitude. C’est l’esclavagisme au péché. Là sont exigés un grand pouvoir et un combat ardu pour retrouver la bonne voie. Excusez-moi…
Ivan se lève et s’apprête à partir.
RASHA. — Tu n’as pas bu ton café.
IVAN. — J’ai dit à ma mère que je ne resterais pas longtemps… Rasha… Excuse-moi, puis-je juste, là maintenant, t’apporter — un poème. Tu ne dois pas le lire de suite… Je peux ?
RASHA. — Tu peux.
Ivan s’en va. Ferme la porte derrière lui. Milica accourt et embrasse Rasha sur la bouche, longuement, avec passion. Met sa main entre ses jambes.
RASHA. — T’es toute humide, petite salope…
MILICA. — Je le suis…
RASHA. — Prends la.
Rasha déboutonne son pantalon. Milica recule.
MILICA. — C’est qui celui-là ? C’est quoi ce livre ?
Milica feuillette le livre qu’Ivan a apporté.
MILICA. (lit) — « Protège-toi des conversations avec les femmes et évite de les regarder ; esquive aussi de vivre avec des jeunes femmes féminines aux visages harmonieux, et retiens-toi de poser ton regard sur elles… » … C’est quoi ça, un livre de pédés ?!
RASHA. — Laisse tomber…
Rasha tente de lui caresser le visage, mais Milica s’écarte, regarde tout autour.
MILICA. — Quel chaos ! On baise d’abord ou tu me racontes Hamlet, lundi j’ai l’épreuve écrite…
RASHA. — Je voudrais d’abord — chier…
MILICA. — Chie.
RASHA. — Je ne peux pas. Le paternel a retiré la porte des chiottes.
On entend frapper à la porte.
RASHA. — OK, Ivan ! Entre !
Entre Ivan tenant une feuille de papier.
IVAN. — Voilà, c’est le poème. Il s’appelle L’escargot.
MILICA. — Pourquoi tu n’envoies pas ton vieux à l’asile.
RASHA. — À l’asile ? … Ivan, dis-lui comment c’est à l’asile.
Ivan hésite, Rasha prend la feuille de papier qu’Ivan a apportée, y jette un coup d’œil, encourage Ivan.
RASHA. — Milica aimerait savoir à quoi ressemble — la vie à l’asile…
MILICA. — Ça ne m’intéresse pas.
RASHA. — Ça t’intéresse ! Ivan, à quoi ressemble, par exemple, une journée à l’asile ?
IVAN. — Je peux m’assoir ?
RASHA. — Assis-toi.
IVAN. — Le doigt de l’infirmière pousse l’interrupteur et la lumière du dortoir s’allume — tous les matins à 5h45…
Rasha remarque le désintérêt de Milica et lui ordonne d’écouter.
RASHA. — Excuse-la, Ivan… Milica, assis-toi et écoute.
Milica s’assoit avec agacement. Écoute Ivan, contrariée, puis avec un peu plus d’attention.
RASHA. — Poursuis Ivan.
IVAN. — Tous les patients, comme sur ordre, sautent du lit. Comme il y a beaucoup de gens dans un petit espace, la foule se crée dans les toilettes. Bien heureux celui qui réussit d’accourir en premier jusqu’à là-bas…
Milica rit, Ivan aussi.
RASHA. — Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? À l’asile tu peux au moins te vider comme un homme, même s’il te faut faire la queue. Est-ce qu’il y avait une porte aux chiottes ?
IVAN. — Oui.
RASHA. — Bah voilà. Même à l’asile, ils ont la porte, et moi, je n’en ai même pas dans ma propre maison…
IVAN. — Je continue ?
MILICA. — T’es pas obligé…
RASHA. — Fais pas chier, mais prends des notes ! Ivan, continue.
IVAN. — En ces heures matinales, tout se déroule très vite, il faut refaire le lit, s’habiller et se préparer pour l’exercice physique matinal. Après ça, dans une petite salle fuligineuse nommée « le fumoir » s’ensuivent 20 minutes de relaxation — en buvant le café et en fumant. Puis, c’est le petit-déjeuner.
RASHA. — Il y a quoi pour le petit-déjeuner ?
IVAN. — « Les joies de l’enfance ».
MILICA. — C’est quoi ça ?
IVAN.— De la confiture et de la margarine, un bout de pain. Parfois on nous donnait une omelette grasse ou du salami, puis la crise est survenue… Les guerres ont commencé… Puis, on se sépare en rejoignant les pavillons d’activités — l’atelier de boiserie, l’atelier de serrurerie, l’atelier artistique.
RASHA. — Tu travaillais où toi ?
IVAN. — J’étais dans l’atelier artistique, pendant quelques mois.
RASHA. — Tu peignais ?
IVAN. — Non. Je faisais une sculpture. En bois.
RASHA. — Et, qu’est-ce que ça donne ?
IVAN. — Rien. Elle a plu à l’éducateur, mais elle n’est pas terrible…
RASHA. — Tu vas nous la montrer ?
IVAN. — Si je la retrouve. Elle doit être quelque part dans la cave… Excusez-moi, je dois partir. Rasha, toi tu liras le poème pour me dire s’il est bon.
Ivan se lève et part. Rasha se saisit de la feuille qu’Ivan a laissée.
RASHA. — Voilà, tu as entendu. C’est quoi la morale ? Que même dans les asiles, il y a des portes aux chiottes.
Milica décroche le rideau, le déchire et le pose à l’entrée de la salle de bains/toilettes.
MILICA. — Tiens le rideau. Cool, n’est-ce pas ?
RASHA. — C’est cool.
MILICA. — T’aurais pu le faire toi-même.
Rasha disparaît derrière le rideau accédant aux toilettes. Emporte avec lui la feuille de papier qu’Ivan a apporté.
RASHA. — C’est bien mieux comme ça. Je n’ai pas l’habitude de chier la porte ouverte. Je ne peux pas me concentrer… (Il lit.) L’escargot ! …
MILICA. — Fait chier ! Dans la salle de bains ?!
RASHA. — Non, je lis le poème d’Ivan, c’est le titre ! … Donc, L’escargot… (Il lit.)
« Toi, être étrange
avec la maison sur ton dos
ta demeure sur ta propre colonne vertébrale
Tu rampes et cherche à manger
attends que tombe la pluie
pour pouvoir te promener sur le trottoir mouillé
Tu brilles dans l’herbe humide de la rosée
glisse sur la goûte
TU ES MAUDIT !
SEUL !
Dans ta maison il y a de la place
juste pour toi et personne d’autre
Alors que peut-être que toi
toute ta vie
tu cherchais quelqu’un que tu pourrais
héberger dans ta demeure
et avec lui sous le toit
de ta maison
partagerais une tasse de thé
ou de café. »
… C’est génial !
MILICA. — À chier. Le type est fou.
Milica feuillette le livre sur la table, celui qu’elle connaît déjà.
RASHA. — Il est okay. Il n’est pas fou.
MILICA. — C’est quoi le délire ?
RASHA. — Il est intelligent. Un peu paumé, mais ordonné. Il a une excellente mémoire. Sa daronne est folle. Lui, est névrotique.
MILICA. — Écoute ça ! (Elle poursuit la lecture du livre.) « Et, si c’est possible, ne reste pas seul avec elle, dit Vassili le Grand, et même dans la nécessité absolue : car rien n’est plus important que toi, mis à part ton âme, pour laquelle Christ est mort et a ressuscité… » …
RASHA. — Avec qui ne pas rester seul ?
MILICA. — Avec les meufs, j’imagine…
RASHA. — Évidemment, les meufs sont des êtres sataniques.
MILICA. — Fais pas chier !
RASHA. — Et merde, je viens de le faire.
MILICA. — Rasha… Lave-toi.
RASHA. — Comment ça ?
MILICA. — Lave-toi, en bas…
RASHA. — Pourquoi ?
MILICA. — J’ai envie d’essayer, tu sais…
RASHA. — Tu veux ?
MILICA. — Oui.
RASHA. — L’embrasser ? … La mettre dans la bouche ?
MILICA. — Oui !
LA MONGOLIE
Dans la salle à manger, sur le matelas sont allongés Milica et Rasha. Rasha fume le regard rêveur. Milica se tortille.
MILICA. — C’est génial. Tu te sens vachement bizarre lorsque ça se met à grossir dans la bouche. Pour toi aussi, c’était génial ?
RASHA. — Ouais…
MILICA. — Et les autres meufs te le faisaient aussi ?
RASHA. — Ouais…
MILCA. — Sais-tu qu’il y avait un mec qui faisait du chantage à une copine à moi, du genre, « je ne peux pas te baiser si tu ne me suces pas, autrement elle ne durcit pas… »
RASHA. — Ah ouais…
MILICA. — Le lecteur vidéo fonctionne ?
RASHA. — Ouais…
MILICA. — Je vais te montrer quelque chose…
Milica va jusqu’à la table, sort une cassette vidéo de son sac à dos, mets la cassette dans le lecteur. On entend des gémissements, masculins et féminins, sons qui font penser aux coït. Rasha regarde. Il est sérieux.
RASHA. — C’est quoi ça ?
MILICA. — Regarde.
RASHA. — Tu sors d’où ça ?
MILICA. — Tais-toi. Parle-moi d’Hamlet. Je me caresserai.
RASHA. — P’tite salope, t’as complètement disjoncté…
MILICA. — Hamlet ! Hamlet ! Hamlet !
RASHA. — Que je te parle d’Hamlet ? … Okay… Elle sont géniales tes pommettes tatares… Elles sont sexy… T’es une Mongole.
MILICA. — Je n’en suis pas une.
RASHA. — Ça ne te sert à rien de mentir… Qui sait quand un Tatar a sauté une de tes arrière-arrière-grands-mères et a fait un petit Tatar. Puis ce Tatar a fabriqué le grand-père de ton grand-père et petit à petit, voici que nous arrive la chaudasse Mongole qui mouille où elle peut… Où est le mal… Les Mongols sont un peuple fier. Les Mongols se relèverons, sache ! … Ils nous bousilleront tous, mais pas toi… Quand ils te verront ils diront, oh, la voilà ! Voici la princesse ! Et toi, tu commanderas la vengeance sur les chrétiens… Princesse, qui allons-nous écarteler avec nos chevaux ?! … À qui allons-nous déverser du plomb brûlant dans le gosier ? … Et toi de ton trône couvert de soie, tu les regarderas avec mépris… Tu seras cruelle… Tu ne pardonneras à personne… Et personne ne saura, d’où une expression aussi horrible et à la fois chaleureuse sur ton visage…. Et ils ne l’apprendront jamais, car le seul qui connaît la réponse ne sera pas là…
MILICA. — C’est qui ?
RASHA. — À ton avis ?
MILICA. — Toi…
RASHA. — Exactement, princesse…
MILICA. — Et pourquoi tu ne seras pas là ? … Tu penses que les Tatars te tueront ? … Je ne le leur permettrai pas… Je suis leur princesse et ils m’obéiront…
RASHA. — Je ne survivrai pas jusqu’au Tatars. On m’aura jugé jusque-là. J’ai pas cette chance moi…
MILICA. — Et quel est ce secret que tu connais ?
RASHA. — De la princesse ?
MILICA. — Oui… Pourquoi son expression est comme tu l’as décrite… ? Terrible et…
RASHA. — Chaleureux mais terrible ? … Parce que la princesse, sous la soie… Là où il fait chaud… Entre ses jambes… Dans son petit trou humide… Cache ses petits doigts…
MILICA. — Est-ce que tu m’aimes ? …
RASHA. — Non. Un jour je t’amènerai dans les herbes hautes, dans le pré. Pour qu’on baise là-bas, comme des Mongoles. D’accord ?
MILICA. — Ouais…
Sans trop d’intérêt, Raucha regarde l’enregistrement vidéo, il fixe froidement l’écran.
RASHA. — Mate le vieux… Il décompose la salope… C’est qui ?
MILICA. — Sans importance… Parle d’Hamlet !
RASHA. — Ah, Hamlet… Son propre père la pourrit. Hamlet était complètement défait. Il ne baisait pas. Il s’est adonné aux saloperies de drogues, et à chaque fois qu’il était défoncé, le cadavre de son père lui apparaissait dans ses hallucinations. C’est dans ces visions que son père l’a empoissonné. Il l’incitait à la vengeance.
MILICA. — Hamlet est un branleur ?
RASHA. — C’est ça. Son vieux l’a bousillé. Hamlet ne quittait plus ses hallucinations avec son paternel, ça le travaillait vachement, qu’il a fini par vendre l’État contre la came. Un œdipien. Sa reum l’excitait. Un impuissant vaurien. Traître.
MILICA. — Mets ton doigt dedans.
Le téléphone sonne.
RASHA. — Je te mettrai autre chose.
Le téléphone continue de sonner obstinément. Rasha fait un bond et répond.
RASHA. — Oui ! … Oui, à qui voulez-vous parler ? … C’est moi… Non… Igor ?! … Hey, Iggy, c’est toi mec ?! … J’suis là, va te faire enculer, t’es où toi ? … T’es ici ! … Mec, j’attends rien… Dix ans qu’on ne te voit plus, dégage… Onze ! …
Rasha recouvre le combiné, se retourne vers Milica.
RASHA. — Putain, baisse ça !…
Il poursuit la discussion pendant que Milica à l’aide de la télécommande baisse le son de la télé.
RASHA. — … Donc t’es là ?!… Moi j’suis ici, où veux-tu que je sois… Le vieux et moi… On est seuls… Bah ouais, je te raconterai ! Tu viens ? Duré aussi ! … Bah oui, venez ensemble ! … Dans l’aprèm, parfait… Il sait lui… Génial… À plus, mec ! (Baisse le combiné.) … Igor…
MILICA. — Merde, je dois aller à l’école…
RASHA. — T’emmerde l’école.
MILICA. — J’y vais pas ?
RASHA. — Pour y faire quoi ? Je te raconterai encore quelques trucs sur Hamlet… Igor va venir. On va déconner. On s’est pas vus depuis onze ans.
MILICA. — Pourquoi ?
RASHA. — Il n’était pas ici. Il était en Angleterre.
MILICA. — Quelle horreur.
RASHA. — On prendra des bières…
MILICA. — Et du vin rouge.
RASHA. — On fait une petite fête.
MILICA. — Il y aura de la came ?
RASHA. — Il y en aura.
MILICA. — Et Hamlet ?
RASHA. — Hamlet a succombé à la tentation et n’a pas su gérer. Comme ça, il a provoqué la tragédie. Bad trip. Et il n’est pas drôle, ce Hamlet. Il est sinistre. Ceux-là, faut les éloigner…
MILICA. — Baise-moi.
RASHA. — Sans faute. Putain, c’est qui ces deux qui se sautent depuis une demi-heure ?!
MILICA. — Tu bandes, hein ?
RASHA. — Sur ça? Pas moyen.
MILICA. — Tu mens !
RASHA. — C’est qui eux ?!
MILICA. — Ce sont ma mère et mon père…
RASHA. — P’tite salope…
MILICA. — C’est toi la salope !
Milica attire Rasha sur elle, ils s’écroulent sur le matelas.
ENTRE-TEMPS
Milica parle au téléphone, derrière le rideau, dans la salle de bains/toilettes.
MILICA. — Anita ! Tu m’entends ?! … Je sais que t’es en cours, casse-toi… Ah, j’en sais rien, j’avais la flemme… Écoute, je ne viendrai pas à l’école aujourd’hui, ah, j’avais apporté l’argent pour te le rendre… Je sais, ça me gêne de l’avoir sur moi. Voyons-nous tout à l’heure, même brièvement… Je ne peux pas là tout de suite, allez, disons dans une heure, une heure et quart… Mais qu’est-ce que tu vas foutre au dernier cours ?! … Vas-y, je te raconterai…
On entend frapper à la porte.
MILICA. — Et merde, quelqu’un frappe. Anita, t’inquiète pas, quelqu’un frappe à la porte et je suis dans la salle de bains, et merde…
Ça frappe à nouveau, puis Ivan entre.
IVAN. — Rasha ?…
MILICA. — J’y crois pas… Anita, je coupe, à plus ! Je coupe ! …
Milica sort la tête de derrière le rideau, les épaules et les bras dénudés.
MILICA. — Rasha est sorti.
IVAN. — Je dois lui dire quelque chose.
MILICA. — Il est sorti. Il n’est pas ici…
IVAN. — Quand est-ce qu’il est sorti ? Je n’ai pas entendu…
MILICA. — Excuse-moi, je ne peux pas discuter comme ça…
IVAN. — Ce n’est pas grave. Quand est-ce qu’il revient, il l’a dit ?
MILICA. — Non.
Ivan va jusqu’à la table et s’assoit sur la chaise. Il ne prête pas attention à Milica.
IVAN. — Je vais attendre. C’est très important. Il doit m’aider. Je fais face à une importante décision.
MILICA. — Je peux te demander quelque chose ?
IVAN. — Allez-y.
MILICA. — Peux-tu sortir un instant, je veux m’habiller…
IVAN. — D’accord.
Ivan se lève et sort. Milica sort de la salle de bains enroulée d’une serviette, prend les vêtements, regarde vers la porte d’entrée, retourne derrière le rideau avec les vêtements, dans la salle de bains/toilettes.
MILICA. — Là, tu peux entrer !
Ivan entre, regarde tout doucement autour de soi et va s’assoir là où il était assis tout à l’heure.
IVAN. — C’était rapide. Et vous, où êtes-vous ?
MILICA. — Ici ! Je m’habille !
IVAN. — N’ayez pas peur. Je ne vous aurais pas regardé pendant que vous vous habillez…
MILICA. — Quelle horreur.
Milica sort, elle ne porte que la culotte et le soutien-gorge. Ivan se retourne, est troublé, retourne la tête.
MILICA. — Alors, je peux finir de m’habiller ici…
Milica continue de s’habiller.
MILICA. — Tu ne me regarderais pas, hein ? … Mais tu me baiserais…
Enragé, Ivan se lève, regarde Milica, se retourne et sort. Milica le suit, l’arrête. Ivan se retourne, confus, en rage.
MILICA. — Excuse-moi… Ivan. Tu m’as un peu énervée quand t’es entré… Tu n’as pas attendu que je te permette d’entrer… Tu as fait une bêtise. Il faut que tu apprennes les politesses.
IVAN. — J’ai fait une erreur. Je pensais que Rasha était ici. Je ne m’attendais pas…
MILICA. — Assis-toi. Je dois y aller, toi reste assis et attends Rasha. Il n’y a personne à la maison et moi, je n’ai pas la clef.
Milica repart dans la salle de bain pour terminer de s’habiller. Ivan va lentement jusqu’à la table et s’assoit à nouveau à « sa » place.
IVAN. — Excusez-moi. C’est ma faute. Je n’ai pas bien agi.
MILICA. — Et c’est quoi cette « décision importante » ? … De quoi s’agit-il, si ce n’est un secret ? (Elle sort de la salle de bains, réajuste les vêtements.)
IVAN. — Ce n’est pas un secret. Vous savez, j’écris. Des histoires et des poèmes… Une fois, Rasha m’avait flattée et moi j’ai continué d’écrire. J’écris quasiment tous les jours. Deux-trois lignes, parfois une seule, pas plus. Mais tous les jours. Rasha écrit très bien. J’ai lu quelques-unes de ses histoires…
MILICA. — Sérieux ?
IVAN. — Oui. Il ne vous a pas fait lire ses histoires ? Elle sont sombres, mais excellentes. Avant, il écrivait des poèmes, que je n’ai pas lus. Il dit qu’ils sont mauvais… Et moi, je pense que tout ce que j’ai fait jusqu’à présent ne vaut rien. J’ai tout relu. Dès le début, ça ne vaut rien. Je pense à quelque chose.
MILICA. — D’accord, à quoi ?
IVAN. — À tout brûler.
MILICA. — Vraiment ?
IVAN. — Oui. Là, lorsque je relis, je remarque toutes les lacunes de ce que j’ai écrit jusqu’à présent. C’est comme si ce n’était pas mes phrases… Je n’ai pas progressé…
MILICA. — Superbe ! Toi assis-toi et attends Rasha. Je dois y aller. Dis-lui que je reviens sans faute, plus tard…
IVAN. — Et pourquoi est-il absent si longtemps ?
MILICA. — Il est allé trouver de la came pour ce-soir… Toi aussi, viens ! On fera tourner, hein ? Qu’on se détende.
Milica sort.
IVAN. — Ce n’est pas pour moi…
Ivan se lève, se retourne, observe l’espace. Baisse la tête. Remarque quelque chose au sol, auprès du matelas sur lequel étaient allongés Milica et Rasha. S’en rapproche avec délicatesse, lentement soulève l’objet du sol. Là, on remarque que ce sont des culottes en dentelle. Ivan est abasourdi. Au même moment dans la pièce entre le Père, avec la gueule de bois, nerveux. Ivan reste figé, la culotte dans sa main. Le Père ne le remarque pas de suite, dépose le sac sur la table duquel lentement sort : une bouteille d’eau de vie, une tranche de jambon fumé et un bout de fromage.
IVAN. — Bonjour.
LE PÈRE. — Tiens, tu sors d’où toi ?! … T’en as rien à branler toi, tu ne sais pas, toi, ce qu’est la souffrance… T’as faim ?! T’as soif ?!
IVAN. — J’attends Rasha.
LE PÈRE. — C’est que tu nous la garde notre maison, c’est bien ça ?
IVAN. — Il y a avait une fille là, elle est…
LE PÈRE. — Culotte ! Vous avez baisé au moins, toi et ton camarade Rasha ? … Bon, bon, c’est bien ça ! Si vous aviez baisé avant, vous seriez devenus des hommes plus tôt…
Le Père s’en va, reviens avec le couteau, s’assoit et se met à manger. Il propose à Ivan, l’invitant de sa main, de se servir. Ivan reste debout, confus, toujours avec la culotte dans sa main.
LE PÈRE. — Qu’est-ce qu’il y a ? T’as pas baisé ?
Ivan dépose la culotte sur le matelas.
LE PÈRE. — Tu t’es fait avoir par ton camarade… Il a niqué et pas toi… Il t’a laissé la culotte… Tu l’as reniflée, la culotte ? … Vas-y, tu t’es chié dessus ou quoi ?! … Assis-toi là, que je te dise quelque chose…
Ivan s’assoit à table, décontenancé.
LE PÈRE. — Tu veux de l’eau de vie ?
IVAN. — Non, je prends des médicaments.
LE PÈRE. — Tu t’en fiches des médocs… Vas-y, apporte-moi le shooter, là dans la cuisine, sur le plateau…
Obéissant, Ivan s’en va, tout doucement. Apporte le shooter.
LE PÈRE. — Si seulement il pouvait m’obéir comme tu viens de le faire là… S’il voulait m’aider… S’aider lui-même… Vaurien… Ah, mon Ivan, tout fout le camp ! … Comment va ta mère ? …
IVAN. — Bien, je vous remercie.
LE PÈRE. — Bien, tu parles… Laissée à elle-même… Elle s’est plainte que tu amenais des putes à l’appart…
IVAN. — Non. Ce n’est pas vrai.
LE PÈRE. — Je sais, je déconne. Si seulement… Tu n’es pas psychiquement malade, au point où elle le raconte… Je le lui ai dit. Donnez-lui une meuf pour qu’il se soulage… Je ne déconne pas. Elle te traînait chez les toubibs, alors qu’elle aurait pu te trouver une pute, ça lui aurait coûté moins et ça aurait été plus efficace… Je te jure, t’aurais guéri…
Le Père se verse de l’eau de vie, boit.
LE PÈRE. — Qu’est-ce que j’ai à te prendre la tête, hein ? … Si je savais ce qui est bon je n’en serais pas là… Mais vous m’avez déçu... Vous, les jeunes…
Ivan se lève.
IVAN. — Excusez-moi, je dois partir.
Ivan s’en va, pendant qu’il part, le Père, sans le regarder et continuant de boire l’accompagne en paroles.
LE PÈRE. — Va, voisin… Merci de m’avoir gardé la maison… T’es mon seul ami, tous des vauriens… (Il continue même une fois Ivan disparu.) … Je n’ai plus que toi, quoi que je fasse… Peut-être que tu n’es même pas fou, va savoir… Tu te joues de nous tous… Moi, ma femme m’a enfanté deux fous, et moi, elle m’a rendu… Moi… Elle avait tout, je l’emmerde, et elle n’était pas heureuse… C’est moi qui l’aurais « détruite » ?! … Campagnarde ingrate, je l’ai amené ici chaussée de ses godillots paysans… Un fou me garde la maison… La maison s’est écroulée, et t’as l’autre qui nous la « garde »… Un fou !
On entend frapper à la porte.
LE PÈRE. — Oui !
On frappe à nouveau à la porte.
LE PÈRE. — Entre, j’ai la flemme de me lever !
Dulé, suivi d’Igor, entrent dans la salle à manger.
DULÉ. — Bonjour tonton Jotso.
IGOR. — Bonjour.
DULÉ. — Voilà, on est là… Rasha nous attend, il est là ?
LE PÈRE. — On se connaît ?
DULÉ. — Tonton Jotso, mais c’est moi, Dulé…
LE PÈRE. — Požunac, enchanté… Alcoolique soigné, à la retraite.
Il serre la main à Dulé, puis à Igor, qui s’amusent de la situation même si le Père est tout à fait sérieux.
LE PÈRE. — Požunac, enchanté…
IGOR. — Igor, enchanté… Tonton Jotso, mais dites pas ne pas vous rappeler de moi. Il est vrai que j’étais absent pendant dix ans, mais…
LE PÈRE. — Mon fiston, toi tu étais là… Mais pas moi… Pas dix, mais cinquante ans ! Je n’ai jamais existé… Excusez-moi,je dois pisser… Si je peux ? … Je veux dire, ceci était jadis ma maison, alors si vous permettez…
Il part aux toilettes, on l’entend pisser tout en continuant de parler.
LE PÈRE. — Ceci n’était jamais ma demeure, je dis n’importe quoi… Et merde, je sais, je ne suis même pas sympathique…
IGOR. — Tonton Jotso, vous vous souvenez que Rasha et moi avions fait ensemble ce dîner d’adieu en partant à l’armée… On a servi ensemble, jusqu’à ce qu’il soit muté… Je suis en Angleterre, là. Ça va faire dix ans que je vis là-bas…
Le Père sort, s’emmêle dans le rideau à la porte de la salle de bains.
LE PÉRE. — Qui a enfoncé ce rideau pour que je le défonce ?! …
Igor et Dulé libèrent le Père du rideau.
LE PÈRE. — Qui est en Angleterre ?
IGOR. — C’est moi.
LE PÈRE. — Ah, c’est toi donc ! … Mon Rasha avait été muté en Slovénie, et toi t’es resté ici ! … Ton père t’a tout arrangé, que veux-tu, il a le bras plus long que moi. On ne m’avait même pas informé de la mutation, je les ai défoncés ! … On a attendu deux mois ! La tetrri… slovène… Terio.. Putain ! Comment ça s’appelait… Ils les tenaient deux mois en blocage… T’es en Angleterre, hein ?…
IGOR. — Oui.
LE PÈRE. — T’en as rien à foutre… Vu que t’es là-bas ! T’es où, à Londres ?
IGOR. — À côté de Leeds.
LE PÈRE. — Où, à côté de Leeds ?
IGOR. — Je ne sais pas à quel point vous connaissez l’Angleterre…
LE PÈRE. — Yorkshire, Lancashire, Northumbrie, Kent ! Fiston, j’y suis allé… En soixante et quelque, une délégation économique louche, j’allais avec les métallurgistes au pays de Galles… Les Anglais voulaient nous fourrer une technologie obsolète, et c’est surtout eux qui étaient obsolètes à cette époque, ou plutôt perfides… C’est comme ça qu’ils sont, fiston… Mais les Gallois ! … C’est que, fiston, on n’a jamais dessaoulé ! Je ne me rappelle de rien ! Les Gallois nous disaient « n’achetez pas cette merde, ça ne vaut pas un clou » ! … Tu dois écouter le Gallois, l’Anglais l’emmerde depuis des siècles… Certaines machines, quelle horreur… Swansea, fiston ! … On était à Swansea ! … Les Gallois, mais oui… Des gens merveilleux… Et toi, t’es à Leeds ?
IGOR. — À Huddersfield, à « Haddersfield » comme le disent les Yorkshirois…
LE PÈRE. — Que veux-tu, l’Angleterre est un grand pays…
IGOR. — Pas vraiment, pas si grand que ça…
LE PÈRE. — Tu te moques de moi ?
IGOR. — Non.
LE PÈRE. — Fiston, l’Angleterre est grande, t’as pas idée… Toi tu calcules avec ce que tu vois ! Et où sont les îles ? Alors, et les territoires ? Fiston, l’Angleterre est, bon sang, ça ne peut même pas être mesuré…
DULÉ. — Tonton Jotso, où est Rasha ?
LE PÈRE. — En Angleterre…
Dulé et Igor se regardent, le Père va jusqu’à la table, se verse de l’eau de vie et boit.
DULÉ. — Il a dit quand il sera de retour ? Du coup, nous on y va puis on reviendra plus tard…
LE PÈRE. — Non ! Moi j’y vais… Assis-toi ici et mange, bois, fume… J’y vais moi… Les obligations m’attendent, faut manger, inspecter les cites Chez Joso, L’agneau docile, Banat, L’Aube… Ce sont mes maisons ! Vous venez à la buvette ? …
DULÉ. — Non, tonton Jotso… Vous voulez qu’on vous dépose quelque part, je suis en voiture…
LE PÈRE. — Ça, ça serait génial ! … Moi aussi j’avais une voiture mais je l’ai vendue aujourd’hui… Il me semble…
DULÉ. — Ça roule ! … Igor, toi tu t’assois, Rasha ne doit pas être loin, attends-le…
IGOR. — Ça marche.
Le Père s’habille, Dulé l’aide à enfiler son manteau. Ils s’apprêtent à sortir. Le Père se retourne vers les toilettes.
LE PÈRE. — Il est bien accroché le rideau, hein ? Celui qui y a pensé je lui offre un verre…
DULÉ. — Allons-y, tonton Jotso. On va où ?
LE PÈRE. — Emmène-moi à Bulka ! Non, à Banat ! D’abord à Banat, puis à L’Aube…
Dulé et le Père sortent. Igor reste debout. S’approche du rideau accroché à la porte des toilettes. Il le réajuste.
VOILÀ, VOIS-TU…
Igor et Rasha sont assis à table, Milica est allongée sur le matelas. Milica allume le joint, elle et Rasha fument.
RASHA. — Voilà, vois-tu… C’est la merde. Rien.
IGOR. — Mec, si quelque chose me manquait, alors c’est notre bande.
Igor se lève, s’étire et marche lentement dans la pièce.
RASHA. — On s’est éparpillés, c’est un fait. Zeca est à Belgrade. Rus s’est marié, il a deux petits… Tu fumes ?
IGOR. — Pas maintenant… Et où sont ta vieille et ta sœur ?
RASHA. — Le vieux a pété un plomb. Il ne sait plus ce qu’il fait. Il délire… La vieille le supportais, au début… Ça va faire cinq ans qu’elle l’a quittée. La sœur est partie avec elle. En fait, la vieille a trouvé un type, vieux, blindé… Ma sœur est à Novi Sad. Elle fait des études…
IGOR. — Et merde, que veux-tu. Il était cool ton vieux.
RASHA. — C’est la retraite qui l’a tué. Il est mort le jour où ils ont fermé l’usine métallurgique. Tu sais comment c’est, comme si on te retirait ton gosse. Il disait toujours avoir trois enfants : ma sœur, moi et l’usine. « Et c’est bien l’usine qui nous donne à bouffer ! » Au diable tout ça… Taré qu’il est… Un jour, il me chasse de la maison, le lendemain, il appelle les flics pour qu’ils viennent me chercher. J’étais pas là pendant un mois, j’suis parti, sérieux, pour me calmer… Il a appelé les flics, disant : « Je dois déclarer la disparition de mon enfant, mon enfant est parti de la maison et ça va faire un mois qu’il n’est pas là… » Le flic lui demande le sexe, l’âge, l’aspect physique. Le vieux dit : « Il a trente ans… » …
Rasha étouffe de rire.
IGOR. — Et le policier ?
RASHA. — L’a envoyé balader.
MILICA. — Pourquoi ?
RASHA. — Chaton, comment ça pourquoi ?
MILICA. — Pour qui il se prend ce flic en l’envoyant balader, qu’il aille se faire foutre…
RASHA. — Cuisinière, parle peu pour que le joint ne prend feu !
Milica tousse, se tient la tête et est manifestement pas bien.
RASHA. — Je ne fume pas souvent, ça me prends bien là… J’suis défoncé… Je ne peux plus… J’ai plus l’âge !
IGOR. — Et mademoiselle ?
MILICA. — Mademoiselle s’est défoncée…
RASHA. — P’tit poussin… Viens que je te montre…
Milica se lève, titube jusqu’aux toilettes derrière le rideau. On entend le son de l’eau du robinet, et Milica tousser, cracher.
IGOR. — Dis mec, mais elle a quel âge ?
RASHA. — Assez… Elle est en première… Ils bossent sur Hamlet. Je l’aide à se préparer pour l’examen écrit.
IGOR. — T’as eu quand ton diplôme ?
RASHA. — Je ne l’ai pas eu. Mec, tout ce que j’ai commencé je ne l’ai jamais terminé…
IGOR. — Pourquoi tu ne termines pas la fac ?
RASHA. — Mec, cinq ans que je n’ai pas quitté cette petite ville en périphérie, j’ai à peine vu la fac, je ne me souviens même plus où elle se trouve…
IGOR. — Tu vis de quoi ?
RASHA. — De la souffrance… J’fais des piges. Quelques articles pour des journaux locaux. J’ai deux heures à la radio, par semaine… Présente des revue littéraires…
IGOR. — Ça te suffit pour vivre ?
RASHA. — Tu vois quelqu’un de « vivant » ici ?
IGOR. — Tu sors avec la gamine, donc — t’es vivant !
Derrière le rideau, Milica murmure quelque chose.
RASHA. — J’ai pété un plomb, je sais plus ce que je fais… on ne sort pas ensemble. On baise. Higgins, Elisa Doolittle, Shaw avec des éléments de pornographie… Tu me connais. J’inculque le savoir aux jolies fillettes… Elles ne doivent même pas être mignonnes, tant qu’elles ont du charme. Tu sais d’où leur vient, aux Français, l’idée d’inventer ce terme ? Le charme ? … De la bite. C’est lorsque t’as la trique et que plus rien ne compte, juste de l’enfoncer…
IGOR. — C’est génial ça.
RASHA. — Génial, tu parles… Mec, ça fait onze ans que t’es pas là ! T’es où toi ? Quoi de neuf ? Assis-toi… La maison est bousillée. Chaque jour, le vieux emporte quelque chose. Tiens, là on n’a même plus la porte des chiottes. Il l’a emporté ce-matin… Il a aussi emporté le réfrigérateur, l’étagère… Il a vendu l’intégral Dostoïevski… Là-haut, je n’ai plus aucun meuble… Il a même emporté le chauffage… Alors que l’hiver approche…
IGOR. — Dulé ne va pas tarder. Il a promis de la bière.
RASHA. — Il fait chier. Il s’est vendu.
IGOR. — Moi, il m’a l’air d’un yuppie. Je n’ai pas bien saisi ce qu’il fait.
RASHA. — Il fait chier, voilà ce qu’il fait ! Il garde l’entrepôt d’un type qui, probablement, deal des friandises suisses. Il a grossi comme un porc, t’as vu ?
IGOR. — Il a du fric, c’est pas mal.
RASHA. — Il en a à revendre. Le week-end, il a la flemme de sortir, pète dans les draps, mâche les Toblerone et malaxe les couilles à longueur de la journée. Il regarde les Simpson, reprend les blagues… C’est pathétique. Débile.
IGOR. — Toi, tu ne regardes pas les Simpson ?
RASHA. (il rit) — Putain, mais moi je n’ai même pas d’antenne ! Le vieux l’a vendu il y a un an. Je me bats corps et âme pour ce lecteur vidéo, au diable tout, ça aussi il l’emportera si je ne fais pas gaffe. Je regarde des films. Du porno et des classiques. Des contes russes. Tu sais quel est le meilleur trip ? J’suis assis seul, je me roule un joint, je fume, je mets Fleur de pierre, Conte du roi Saltan, Le petit cheval bossu… Les Russes sont juste incroyables… Le Papy Champy, mec ! C’est quoi ces champignons qu’ils ont avalés quand ils tournaient ces contes, dingue… Génial, sous l’eau, les Babayagas, celles qui parlent en verlan, et Kastcheï est taré. Kastcheï c’est le gourou… Ma p’tite chatte, t’es en vie ?
Milica murmure quelque chose des toilettes, derrière le rideau.
RASHA. — Fait caca ! Fait pipi ! Vomis ! Rafraichis-toi.
IGOR. — J’ai souvent pensé à toi. Je me disais, il doit enseigner dans une école, emmerder les enfants avec les lectures scolaires. Je me disais, il nous pondra un recueil de poésie…
RASHA. — Que veux-tu, Iggy, la poésie est morte. Toi, dans le vaste monde, du coup ça t’a échappé !
IGOR. — Quoi ?
RASHA. — Merde alors, tu ne t’en souviens pas ! C’était l’hiver, quatre-vingt-trois, il me semble… Tous les journaux du monde entier l’ont publié, sur la couv avec des lettres noir, grasses ! LA POÉSIE EST MORTE…
IGOR. — La poésie ne peut pas mourir.
RASHA. — Que veux-tu, elle est morte et toi tu dis « elle ne peut pas mourir » !
IGOR. — Quand était son enterrement ? Où est-elle enterrée ? Où est sa tombe ?
RASHA. — Partout.
IGOR. — Tu n’as jamais publié ce recueil de poésie…
RASHA. — Et bah non, mec… J’étais pas loin de publier ce livre sur la manière dont je vois la chute de la civilisation slave… Plutôt intriguant, l’éditeur était chaud sauf que j’avais la flemme d’écrire.
IGOR. — Pourquoi n’as-tu pas essayé ?
RASHA. — Mais ça n’intéresse personne… Ma perception de l’histoire est anti-historique. Il y a même de l’antisémitisme latent, les nazis auraient tout donné pour une telle lecture… Il y a aussi des moments racistes… Les Slaves et les Germaniques sont la même tribu. Les Germaniques haïssent les Slaves, car ils sont cette partie de la tribu qui en avait jamais rien à faire de l’ordre, l’État et l’organisation. C’est pourquoi ils veulent nous exterminer. Personne ne hait qui que ce soit autant que peuvent se haïr ceux qui se ressemblent. L’aigle germanique a une tête, l’aigle slave — deux. Ils pensent que l’aigle slave est un — mutant. Ils le craignent, car ils sont bousillés par le rationalisme. Ils le craignent comme ils craignent — l’imagination. L’aigle slave est l’aigle de l’imaginaire. L’aigle germanique à une tête ressemble aux aigles qui existent, volent ; t’en as dans les zoos… Je voulais dire que les Slaves sont pulvérisés, religieusement et culturellement… Il n’y a pas un foutu authentique rituel préchrétien qui a survécu. Les Juifs ont inventé Christ pour le fâcher avec les Romains, puis les chrétiens et les Romains se sont fait la guerre ; pendant des siècles s’est propagée la secte chrétienne, tout sous le contrôle de sorciers Juifs… Ils ont aussi inventé l’islam, puis l’ont fâché avec le christianisme… Le christianisme oriental a pulvérisé les cultes anciens des Slaves, les Grecs ont terminé le boulot démarré par les Latins. Le prince Vladimir a tué énormément de gens au nom de Christ… La Byzance est une escroquerie. La Byzance a détruite le slavisme… En gros, ils ont tué l’imaginaire… Tous ces Anglais, Saxons, Normands, Celtes, Aborigènes ont tous préservé leurs petits dieux, il n’y a que les Slaves qui ne l’ont pas fait… On fonce partout… Accueille-le avec enchantement, tue-le avec enthousiasme… Mec, les Slaves n’ont pas leur dieu… De l’imagination, il nous faut de l’imagination… Il faut la réinventer… Voilà le genre de truc qu’ils auraient aimé publier, mais tout le monde ne l’aurait pas compris… Je sais que c’est du n’importe quoi ce passage antisémite, mais que veux-tu, c’est un trait typiquement slave… Là, on n’y peut rien, tu dois accuser quelqu’un… Il te manque un dieu… Tiens, fabrique-le !
IGOR. — Ils te l’auraient vraiment publié, ici ?
RASHA. — Ça aurait été un best-seller…
Milica sort des toilettes, pâle. Va jusqu’au matelas et s’écroule dessus, exténuée.
RASHA. — La destruction des forces jeunes et saines se poursuit… Qu’elle pique un sommeil… Que veux-tu, Hamlet, c’est du lourd… Et nous, qu’est-ce qu’ils nous faisaient, hein ?
IGOR. — C’était génial à l’école.
RASHA. — Génial, tu parles ! Tom Sawyer et Et l'acier fut trempé ; Crime et châtiment et Mont Lelej ; Le Don paisible et Rouge et noir… À devenir fou, mec, Mississippi sur lequel se précipitent les partisans, Raskolnikov à Paris, les cosaques tout autour, atroce, soudainement surgit Schiller, en plein milieu de « l’enquête des convertis », et Krleža, Krleža, partout le maudit Krleža…
IGOR. — Tu prenais ça au sérieux.
RASHA. — Au sérieux, tu parles. Je ne jurais, et au jour d’aujourd’hui je ne jure que par le bonnet de pionnier et l’écharpe rouge. Ça c’était un bon trip. Nous sommes tous une armée ! Regarde-la. Tu crois qu’elle baiserait là et fumerait si elle avait l’expérience du serment des pionniers ?!…
Entre Dulé avec un carton de bière.
DULÉ. — Aujourd’hui, lorsque je deviens pionnier… Je jure solennellement défendre… !
Dulé pose le carton sur la table, passe une canette de bière à chacun.
IGOR. — Pile à l’heure !
RASHA. — Merde alors, t’as mélangé le serment de pionnier et le serment que t’as fait à l’Armée populaire yougoslave ?!
IGOR. — Je n’ai pas servi l’Armée populaire yougoslave, je n’ai servi que l’Armée de Yougoslavie…
RASHA. — Sous-merde, c’est pour ça que t’es si con… Milošević était ton suprême, il vous a bien eu… Sache qu’on n’a pas servi la même armée. Moi j’ai servi le peuple, et toi t’as servie Slobo !
IGOR. — Du coup, on est des ennemies ?
RASHA. — Nous le sommes… C’est comme ça que ça avait été conçu… Pour que nous nous entretuions…
DULÉ. — Allez, fais pas chier… Qu’est-ce qu’elle a la gamine ?
RASHA. — Là, elle plonge au fond de l’océan, de là, elle sortira un diamant rose et nous défoncera, une fois qu’elle aura émergée… Santé !
Ils trinquent.
DULÉ. — C’est qui la gamine ?
RASHA. — La gamine c’est Dieu.
DULÉ. — Tu continues de traîner avec les gosses ?
RASHA. — Non. La gamine c’est Dieu, si je te le dis. Dieu a pris sa forme, a endossé des petits seins et un cul ferme et a décidé de visiter les mortels, voilà quoi…
DULÉ. — Sympathique ce Dieu.
RASHA. — Déconne pas avec Dieu…
DULÉ. — Je dois pisser… Ça fait quoi ici ?
RASHA. — Le rideau ?
DULÉ. — C’est quoi la blague ? Où est la porte ?
RASHA. — C’est ennuyant une porte.
DULÉ. — Okay.
IGOR. — Les mecs, buvons, déconnons…
DULÉ. (tout en pissant, des toilettes) — Ça t’est facile de déconner, tu ramasses la devise forte, t’as aucun souci !
IGOR. — On s’échange, hein ?
RASHA. — Tu fais quoi là-bas ?
IGOR. — Je travaille en tant que laborantin d’analyses médicales dans une boîte.
DULÉ. (sort des toilettes) — À Leeds ?
IGOR. — Je bosse à Leeds, mais je vis à Huddersfield. On envisage de déménager à Leeds. De « Haddersfield », comme disent les Yorkshirois…
DULÉ. — T’as ton appart… Ta bagnole…
IGOR. — J’ai une voiture. L’appartement, on le loue.
DULÉ. — T’as une meuf…
IGOR. — Une fiancée. Elle s’appelle Ana. Elle est de Pologne. Un être divin.
RASHA. — Catholique…
IGOR. — Elle est Juive… Si c’est d’une quelconque importance… On a fait des études ensemble. Elle fait sa thèse.
DULÉ. — Elles sont chaudes ces Polonaises…
RASHA. — Qu’est-ce que tu racontes ?! Qu’est-ce que t’en sais toi ?!
DULÉ. — C’est des canons…
RASHA. — Toi, même les Moldaviennes à 10 euro, tu les trouves bien… Il baise pas, mais raconte des sottises !
DULÉ. — Qui baise pas ?
RASHA. — Toi, mec ! Regarde-toi ! Tu t’es engrossé comme un porc, tu ne fais que te branler et éplucher tes « Nestlés », et les spermatozoïdes s’entassent dans tes roubignoles…
DULÉ. — Quand Dulé baisse, il le fait discrètement.
RASHA. — Vas-y, ne te raconte pas des histoires… Les encens t’enveloppent la bite, la résine coule de ton cul…
DULÉ. — J’ai baissé il y a… Il y a quatre heures…
RASHA. — C’était ta première fois, hein ?!
DULÉ. — J’ai niqué une vieille. Elle n’est pas mal.
RASHA. — Elle a eu pitié la tata.
DULÉ. — Elle me chauffe depuis un temps, bosse comme secrétaire dans le département de la vente, sourit, cavale par-ci par-là…
RASHA. — J’y crois pas… Raconte, mec, fais pas chier. T’as coincé la mémé ?!
DULÉ. — C’est pas une mémé. Elle a 45 ans. Elle en jette.
RASHA. — Tu l’a ramonée, mec…
DULÉ. — J’apporte aujourd’hui la commande, et livre… « Je te fais un café, reste », je suis resté, « on est seuls », on est seuls. Elle m’emmène au bureau, se met à fumer, elle s’est excitée… Que veux-tu, c’était bon…
RASHA. — Alors, Iggy, qu’est-ce qu’il y a à Huddersfield ?
DULÉ. — Qu’est-ce qu’il y a, mauviette, tu ne crois pas… M’en fou, l’essentiel c’est que je l’ai mise, moi !
IGOR. — Bah voilà, je compte déménager à Leeds. Je travaille. J’ai peu de temps libre. J’entretiens la correspondance avec les amis, par mail… Vous avec un mail ?
DULÉ. — Je l’ai moi, à la boîte.
RASHA. — Moi, j’en ai pas. Et il vaut mieux que je n’en ai pas. Ça aussi, le vieux l’aurait vendu, pour une tournée…
IGOR. — Je me marie le mois prochain.
DULÉ. — Génial.
RASHA. — « Je me marie le mois prochain », putain, ça sonne irréel… Le gars planifie des mois en avance…
DULÉ. — C’est ainsi ça que ça se passe…
RASHA. — Comment ça « C’est ainsi ça que ça se passe », au diable ! Ici tu ne peux même pas planifier si tu seras en vie le mois prochain !
DULÉ. — Tu peux. Les temps changent, faut s’y habituer.
RASHA. — T’as perdu la tête.
DULÉ. — Nous aussi, nous serons l’Angleterre, nous serons l’Occident, on va pouvoir planifier…
RASHA. — Tu l’entends… Tu es un de ces rats qui croient qu’on frappera à sa porte en disant « Bonjour, Monsieur Nestlé, voici vos actions, ceci est votre compte en banque à Bâle, là vous êtes capitaliste », bise bise doigt dans le cul, blabla…
IGOR. — Ça existe nulle part.
RASHA. — Bah merde alors, c’est ce que je lui explique toutes ces années… Les bolcheviks ont laissé les plumes, tu piges ? Les bolcheviks se sont désintégrés, sont restés les mencheviks, ce sont nos capitalistes, le reste c’est la populace, go geek ! Le processus inversé ! L’oseille a déjà été distribué, et lui, il attend !
DULÉ. — Je n’attends pas, je trime. Je bosse et accumule…
RASHA. — Remercie le capitalisme qu’il te permette de baiser des mémés dans des bureaux — voilà ce qu’est le progrès !
DULÉ. — Mais t’es qui toi pour me faire la morale…. Tu n’as pas bougé d’ici depuis 5 ans, de toute ta vie, tu n’as pas gagné un seul rond, tu te plains et hais tout ce qui t’entoure…
RASHA. — Je ne hais pas.
DULÉ. — Il dit n’importe quoi, il a pété un plomb… T’as 30 ans et pas un jour d’ancienneté. Une nouvelle loi a été promue, même si on t’embauche demain, tu n’atteindras pas la retraite, tu devras trimer jusqu’à tes quatre-vingt-dix ans…
RASHA. — Le monde aura disparu jusque-là. Il n’y aura aucune retraite, il n’y aura plus rien…
DULÉ. — Que veux-tu, on aimerait tous dire des sottises, rester assis et philosopher…
RASHA. — Allez, Igor, dis-lui que le monde est parti en couilles ! Dis-lui de se calmer un peu… Dis-lui ce qu’il en est, et puis merde !
IGOR. — Bah, le monde est bien parti en couilles… C’est vrai, mais aucune raison que nous ne trinquions à ça !
Ils trinquent avec les canettes, boivent. Milica se réveille, tient sa poignée devant la bouche. Rasha se lève.
RASHA. — Poussin, t’as besoin de dégobiller ?
Rasha l’amène derrière le rideau, dans les toilettes, de là on entend Milica vomir.
IGOR. — Je ne veux pas que vous vous engueuliez, ce n’est pas le moment. Je voulais qu’on déconne, qu’on se détende.
DULÉ. — Merde alors, excuse-moi. Je travaille beaucoup, je fais des efforts, je n’aime pas qu’on me prenne pour un con…
IGOR. — Pourquoi tu ne l’aides pas ?
DULÉ. — Qui ?… Rasha ?
IGOR. — Pour lui, il serait mieux de vivre seul. Que veux-tu, son père le terrorise, il me paraît vachement abîmé.
DULÉ. — T’as tort. Il aime ça. Il va bien. Il a la théorie que « tout se décompose », et aime qu’autour de lui le plus de choses possibles se dégradent. Ça légitime sa théorie.
IGOR. — Ça le fait tenir en place.
DULÉ. — Je sais, ça aurait pu tourner autrement. Il y avait cette merde avec ses parents, il y a 5 ans. Il était déçu. Ce que tu ne sais pas, c’est qu’il a eu d’autres déceptions… Il avait une copine. Ils sortaient ensemble depuis un bon bout de temps. Quasiment 6 ans. Ils vivaient ensemble à Belgrade pendant qu’il faisait ses études. Il voulait trouver du travail pour pouvoir vivre avec elle. Il n’en avait rien à faire du vieux, de personne en fait. Il l’a suivie lorsqu’elle est partie à Novi Sad, puis ici, et à nouveau à Belgrade… Il a même travaillé pendant six mois voire un peu plus, en tant que pigiste, dans une revue littéraire, il payait l’appartement, se débrouillait…
IGOR. — Puis, rien ?
DULÉ. — Rien. Ça s’est cassé la gueule et avec lui aussi. Et voilà, là il traine, ça va faire 2 ans, je pense qu’il reste bousillé à cause de tout ça…
IGOR. — C’est ça. Là qu’on a atteint les 30 ans, on a du mal à encaisser les coups.
DULÉ. — Je pensais qu’il était plus fort.
IGOR. — Pourquoi il est avec cette gamine ?
DULÉ. — J’en sais rien. Le masochisme. Il est spirituellement supérieur, il se défoule sur les gamines, puis pète un plomb, en vire une, en trouve une autre. Il se rend la vie difficile. Les mémés sont cooles, en parlant honnêtement. Il ne se lie à personne.
IGOR. — Les gens ont du mal à s’attacher, en général.
DULÉ. — Là, tu dis n’importe quoi, tout comme lui. C’est son histoire. Du genre, « l’attention des gens est bousillée, ils ne voient plus rien et n’entendent plus rien », blabla…
Rasha ressort derrière le rideau, emmène Milica jusqu’au matelas.
RASHA. — Les gars, évitez pendant un moment les chiottes… Allez, poussin, au dodo…
Rasha pose Milica sur le matelas.
RASHA. — Les gars, je l’aime…
DULÉ. — On a compris…
RASHA. — Je vais nettoyer les chiottes, puis je vous mettrai de la musique… On va s’éclater ! Passe-moi la bière…
Rasha prend la canette, boit et va derrière le rideau.
LIKE A HURRICANE
Autour de la table, sont assis Dulé, Rasha, ils mangent des boulettes de viande, béatement. Milica est assise sur le matelas, mange dans son assiette. Sur la table des canettes de bières et des verres. Dans le fond, on entend tout au long le morceau Like a Hurricane, Neil Young, unplugged version.
IGOR. — Neil Young !
DULÉ. — Mec, mais c’est la cinquième fois que le morceau passe ?!
RASHA. — Et ça va continuer ! Encore au moins cinq fois !
IGOR. — Les boulettes de viande sont mortelles !
DULÉ. — Elles sont excellentes.
IGOR. — Peut-être qu’il manque du — ketchup !
Rasha sursaute de sa chaise.
RASHA. — Putain, j’ai du ketchup !
Rasha accourt avec une bouteille de ketchup en plastique, la pose sur la table. Ils continuent de manger.
DULÉ. — On en était où ?
IGOR. — Rang du milieu, première table !
DULÉ. — La Rađanović, elle s’est mariée ! Elle a un gosse, son mari est flic. À côté d’elle était assise…
IGOR. — Je sais ! Comment s’appelait-elle ? Rasho, vas-y, aide-nous !
RASHA. — J’en ai rien à foutre de ce qui est arrivé à ce tas d’imbéciles de la classe !
DULÉ. — Pavković Jasna ! Elle bosse comme secrétaire à la Mairie, son vieux l’a pistonnée. Elle ne s’est pas mariée.
RASHA. — Comment veux-tu qu’elle se marie, une telle mocheté ?!
IGOR. — Puis, Jakšić et Vladan !
DULÉ. — Jakšić est mort à Kosovo.
IGOR. — Tu déconnes…
DULÉ. — Il était dans les forces spéciales. Ils l’ont bousillé dans le char.
IGOR. — Putain…
DULÉ. — En plein milieu du bombardement, je m’en souviens. Un mois auparavant je le rencontre, il pousse la poussette, dans la poussette un gosse. « T’es pas là-bas ? » je demande. « J’y retourne, mon frère, pour qu’on les bousille. On enculera l’OTAN ! » Je le regarde, je regarde ce gosse dans la poussette pour bébé en me disant : Tu sais quand j’y serais allé, moi, si j’avais un gosse ?!
RASHA. — La Serbie est pleine d’orphelins ! D’orphelins et de boulettes de viande !
IGOR. — L’horreur…
DULÉ. — Ils l’ont haché, il n’est même pas resté une boulette de viande.
Igor repousse l’assiette devant lui.
DULÉ. — Ensuite… Vladan, oui ! Il est en Amérique, il est informaticien. Je pense qu’il bosse à IBM… Derrière eux… La Savić et Stepanov. La Savić est aussi quelque part à l’étranger, elle a épousé un Français… Stepanov vend des fruits au marché… Kostić bosse chez son vieux, crée des cartes de visite et probablement un software , au noir… Pinter a passé deux ans au trou — disposition illégale des biens publics. Pendant qu’il bossait à l’étang, il était en deal avec les braconniers. Récemment, je l’ai vu au marché. Il maquignonne la marchandise d’Hongrie…
En secouant la bouteille de ketchup, Rasha éclabousse la chemise de Dulé.
DULÉ. — Putain de merde ! Tu m’a bousillé ma meilleure chemise !… C’est une chemise italienne ! T’es conscient de m’avoir détruit la chemise qui vaut 70 euros ?!… Va te faire foutre, elle m’a coûté la moitié du salaire !
Dulé va jusqu’aux toilettes en courant. On entend le jet d’eau. Igor regarde, il est mal à l’aise… Rasha se met à rire. On entend Dulé, derrière le rideau.
DULÉ. — Qu’est-ce que t’as a rire, putain de merde ?!… Ça ne part pas !
Rasha rit à gorge déployée. Il prend la bouteille de ketchup et déverse tout le contenu sur lui, sur le cou et le T-shirt. Dulé sort de la salle de bains, en débardeur. En voyant Rasha, il explose de rire. Ils rient, à la fin Igor se joint à eux.
IGOR. — Et merde, c’est ma faute. C’est moi qui ai demandé du ketchup…
Rasha augmente le son de la musique. Ivan entre timidement dans la pièce. Rasha l’invite d’un geste de la main à entrer, il se dépêche, baisse le son de la musique.
RASHA. — Les gars, voici le génie ! Ivan ! Poète ! Homme providentiel ! Ivan, le génie, assis-toi, mange, détends-toi !
IVAN. — C’est maman qui m’envoie. Elle vous dit de baisser le son de la musique…
RASHA. — Voilà, on a baissé. Tu fais quoi sinon ?
IVAN. — Je lis.
RASHA. — Et si tu te détendais un peu, hein ? Si tu te relaxais ?
IVAN. — Je ne sais pas.
RASHA. — Vas-y, va voir si tout va bien, dis à ta daronne qu’on s’est calmés et que tu vas te détendre un peu avec nous, okay ?
IVAN. — Ça marche.
Ivan sort.
IGOR. — Qu’est-ce qu’il a celui-là ?
MILICA. — Quel freak !
DULÉ. — Tu ne te rappelles pas d’Ivan ?
IGOR. — D’où veux-tu que je me souvienne ?
DULÉ. — On est de la même génération, mec… Il était à la Faculté électronique ! Il était judoka. Le gars qui s’était battu avec dix flics !
IGOR. — Il me semble connu…
RASHA. — Le gars est un miracle ! Le mage blanc, professeur de yoga, mystique orthodoxe…
IGOR. — Je ne vois pas.
RASHA. — Il a vingt kilos en moins et une hanche artificielle…
IGOR. — Ça y est ! Me dis pas, c’est lui ?!… Il ne ressemble pas à lui-même…
RASHA. — Tu penses que tu aurais ressemblé à toi-même après 10 ans de thérapies dans les HP ?
MILICA. — Il vient là ?
RASHA. — Mon poussin, c’est notre camarade de jeunesse…
IGOR. — Comment se fait-il qu’il ait souffert autant ?
RASHA. — Que veux-tu, Igor, ici tu nous as tous laissés fous en nous retrouvant encore plus tarés. Il vous racontera…
DULÉ. — Qu’est-ce qu’il racontera ?
RASHA. — Je lui demanderai de vous raconter l’histoire de sa vie…
MILICA. — Quelle horreur !
RASHA. — C’est horrible…
DULÉ. — Il voudra pas… Ces types-là n’aiment pas raconter ces choses-là aux inconnus…
RASHA. — Bah je vous présenterai ! On déconne ou quoi… Sinon, il a aussi un recueil de poésie, je lui cherche un sponsor là… (Ils rient.)
RASHA. — C’est pas drôle… Il écrit très bien.
IGOR. — Quel est sont diagnostic ?
RASHA. — Névrotique.
DULÉ. — Nous sommes tous névrotiques, ce n’est pas une maladie.
RASHA. — Chez lui, si. Il a peur de tout.
IGOR. — La peur de la peur.
RASHA. — Exactement… Là, dès qu’il sera entré, on baissera le son de la musique… Poussin, rallume un joint… Ça va être génial…
DULÉ. — J’y crois pas…
IGOR. — Qu’est-ce qu’il y a ?
DULÉ. — J’ai envie de quelque chose de sucré !
RASHA. — Moi aussi ! Va chercher les gaufrettes aux noisettes !
DULÉ. — J’y vais ! Et merde, je vais rater le début…
Dulé sort rapidement.
RASHA. — On doit le ramollir un peu. L’essentiel est que vous l’écoutiez attentivement… Vous verrez, lorsqu’il parle, il ne vous regarde pas dans les yeux mais de côté. Quand tu lui parles, il baisse la tête…
IGOR. — Il n’est pas agressif ?
RASHA. — Il ne tuerais pas une mouche, mec ! Pas une mouche… Là, vous allez voir dans quelle machine ils nous ont hachés, et ce qui est resté de nous…
Ivan entre.
RASHA. — Assis-toi, Ivan. Elle, c’est Milica, tu l’a rencontrée. Lui, c’est Igor, mon pote… tu veux une boulette de viande ?
IVAN. — Non, merci.
RASHA. — Tu ne veux pas fumer, n’est-ce pas ?… Tu veux du ketchup ? (il rit) … Et merde, il n’y a plus de ketchup… Tout le ketchup est sur moi !!! (il rit) … Tu veux quand même tirer sur le joint ?
IVAN. — Non. J’ai pas le droit.
RASHA. — Okay, nous fumons, toi tu te relaxe. Igor est intéressé pour nous aider à imprimer ton livre…
IVAN. — Oh.
RASHA. — Je lui ai dit que tes poèmes sont okay. Attention, il a accepté et l’affaire est réglée. Il y a une seule condition… Nous sommes des gens de confiance, tu l’as remarqué. Raconte à Igor comment c’était dans ton cas, ça l’intéresse… Quand t’es-tu t’es mis à ressentir la peur ?
IVAN. — Que je parle de ça ?
RASHA. — S’il te plaît. Raconte-lui tout ce que tu m’as raconté. Comment, quoi, comment on te soignait, comment tu te sentais, ce qui t’intéressait…
IVAN. — Que je parle de tout ?
RASHA. — Ah mais oui ! Les gars, que je vous dise ! Vu qu’Ivan ne peut pas parler trop longtemps, il se fatigue vite… Il vous parlera en faisant des pauses et moi, Ivan, je t’aiderais… D’accord ?
IVAN. — D’accord.
RASHA. — Quand tout a commencé ?
Rasha, Igor et Milica fument, boivent de la bière, se retiennent occasionnellement de rire, par moment paraissent sérieux. Sérieux, Ivan parle, pendant qu’il parle il n’arrête pas de faire craquer ses doigts.
IVAN. — J’avais 12 ans. C’était le mois de mai. Crépuscule ardent. À l’époque, le père vivait encore avec nous. On ne vivait pas ici. J’étais sur la terrasse. J’ai soudainement ressenti la peur. La ligne entre la réalité et l’imagination disparaissait. L’imaginaire s’enflammait…
RASHA. — T’avais peur de la hauteur ?
IVAN. — De la hauteur aussi. Mais c’était une peur inexplicable qui venait de tous les côtés. J’ai soudainement pâli et me suis mis à suer. Ma mère m’a emmené dans la chambre et je me rétablissais pendant quelques jours… À cette époque je lisais des encyclopédies médicales, je lisais beaucoup…
RASHA. — On pourrait même dire que tu exagérais ?
IVAN. — Oui. Puis est apparue la peur des objets aigus. Les peurs s’enchaînaient. Puis quelque part aussi la peur de l’espace ouvert.
RASHA. — Quel âge avais-tu à ce moment-là ?
IVAN. — 16.
RASHA. — C’est là que tu t'es mis à lire des livres sur le yoga ?
IVAN. — Oui. À 17 ans est apparue la peur de la folie. Je lisais constamment les livres sur le yoga. Je lisais tout ce qu’on pouvait trouver chez nous. Puis, j’ai commencé à appliquer le savoir, à travers la méditation. Le 18e anniversaire approchait. Puis est apparue la peur des femmes. J’avais envie d’être en leur présence, mais la peur de l’ouverture était plus forte.
RASHA. — Puis, qu’est-ce qui s’est passé ?
IVAN. — Les peurs ont soudainement disparu. À cette époque, je me mets à lire des livres sur l’occultisme. Concrètement, la cabale. Je fais des exercices pratiques avec des corps imaginaires dans l’espace. En tant que judoka, je n’avais pas de problème ni avec le yoga non plus, avec la cabale. J’étais plus fort, plus flexible, je ressentais mon corps, entièrement.
RASHA. — Et la magie noire ?
IVAN. — Non ! Que la magie blanche. Je connaissais certains qui pratiquaient les rituels avec le pentagramme inversé, mais moi je ne le faisais pas…
RASHA. — Qui le faisait ?
IVAN. — Je connaissais une fille, puis elle a déménagé…
RASHA. — Helena ?
IVAN. — Oui.
RASHA. — Dis-moi sans te soucier, qui était Helena… Bon, on va pas en parler longuement… Elle était ta copine, c’est bien ça ? … La seule fille avec laquelle tu t’étais rapproché ? …
IVAN. — Oui.
RASHA. — Que voulait-elle te faire ?
IVAN. — Elle tentait de me coller des larves sur l’aura, mais j’étais bien plus fort qu’elle.
RASHA. — Quelles « larves » ?
IVAN. — Il existent des larves aux énergies négatives que les gens créent avec l’attention de le coller sur les auras des autres gens. Elles parasitent là-bas. Sucent la bonne énergie positive, si tu leur permets de se coller à ton aura. Si tu es suffisamment fort alors elles ne peuvent pas la percer et meurent, ou tout simplement déménagent sur quelqu’un d’autre. Là où elles peuvent sucer et c’est ainsi qu’elles survivent… Puis, je suis allé à l’armée…
RASHA. — Et avant ça ?
IVAN. — Je ne sais plus.
RASHA. — Et quand tu t’es battu avec dix flics ?
IVAN. — Ça, c’était… Je préfère ne pas en parler…
RASHA. — Alors je le fais ! Ivan a découvert, a localisé le siège secret des francs-maçons et a tenté de s’introduire en plein milieu de leur rituel, mais les policiers l’attendaient et l’ont emmené, en le tabassant. C’est bien ça ?
IVAN. — J’ai découvert le lieu de leur réunion et j’ai tenté d’entrer, pour les démasquer…
RASHA. — C’était où ?
IVAN. — Dans un lycée.
RASHA. — Lequel ? … Ça, tu ne nous le diras jamais, je sais… Voilà dans quelle ignorance nous vivions. Peut-être que c’était bien dans notre lycée à nous, hein, Igor ?
IGOR. — Ça ne m’étonnerait pas…
Entre Dulé avec une boîte de biscuits, tout essoufflé.
DULÉ. — Et merde, qu’est-ce que j’ai raté ?
RASHA. — T’as raté, que veux-tu. Donne ces gaufrettes aux noisettes !… Ce sont des carrés de nougat ! Putain, tu n’es même pas en mesure de reconnaître des gaufrettes aux noisettes ?!
DULÉ. — Ne m’emmerde pas, c’est bon, passe la bière !
RASHA. — Putain, tu sais quand ils vont t’embaucher chez Nestlé ?! Mec, mais tu n’es même pas en mesure de différencier les nougats des gaufrettes ?! … Surement que la vendeuse était une vielle poule ! Elle t’aurais même fait bouffé de la merde de la main… Je t’achèterais des gaufrettes pour que t’en ai toujours une dans ta poche, jusqu’à ce qu’elles pourrissent, pour que tu puisses retenir ce qu’est une gaufrette !
DULÉ. — Fais pas chier !
RASHA. — Toi, ne fais pas chier ! Les gaufrettes sont marron, mec ! Et lui m’apporte du nougat ?!!!
DULÉ. — Qu’est-ce que j’ai raté ?
IGOR. — Tais-toi, on poursuit…
RASHA. — Ivan, excuse-moi… Parle, excuse… Lui, c’est Dulé, niqueur de vieilles ! Il ne sait même pas reconnaître une gaufrette ! Que s’est-il passé à l’armée ?
IVAN. — À l’armée, mon état s’était détérioré. J’ai fait une formation intensive…
RASHA. — T’étais dans les forces spéciales ?
IVAN. — Oui. J’étais un bon judoka. À l’époque, j’avais 20 kilos en plus…
RASHA. — T’as tenu pendant combien de temps ?
IVAN. — J’ai tenu les deux mois qui ont suivi. Ont commencé les insomnies. Je me taisais et n’étais pas en mesure de communiquer avec les autres. On m’a hospitalisé. J’étais dispensé à jamais. Pendant six mois je prenais des sédatifs. Je ne sortais plus de la maison. Les médicaments ne me permettaient pas de lire, de réfléchir…
RASHA. — Quels médicaments ?
IVAN. — Meleril. Ça refoule l’instinct sexuel…
RASHA. — Celui-là faudrait le donner à Dulé, pour qu’il se retienne de sauter les mémés…
IVAN. — Puis Liogenretard — en 24 heures « ramasse et corrige les pensées »… Mes muscles ont faibli… À 19 ans, je suis arrivé à Belgrade, à l’hôpital… On m’a dit de laisser tomber les livres. De surtout éviter le yoga, la cabale, l’arbre de la vie, le tarot… Voilà, puis, sept-huit ans sous médicaments, je buvais 407 milligrammes tous les jours… Ils modifiaient parfois. Diminuaient… Excusez-moi, si je peux juste un peu, je me sens fatigué…
RASHA. — Bien sûr, tu veux une p’tite bière ?
IVAN. — Non. Du café, si je peux…
RASHA. — Poussin, fais du café !
Milica se lève lentement, part dans l’autre pièce, Dulé, Igor et Rasha se regardent, ils ne peuvent retenir le rire incontrôlé provoqué par la marijuana et la bière, en dissonance avec leurs constatations.
IGOR. — Putain, c’est triste ça !
DULÉ. — Il ont détruit l’homme !
RASHA. — Tu te rends compte, 407 milligrammes ! Pendant des années, putain ! Il faudrait les enfermer !
DULÉ. — Pourquoi ils ne lui ont pas donné une meuf quand il avait 17 ans ?!
RASHA. — Pourquoi ils ne lui ont pas donné une mémé quand il avait 17 ans ?!
IGOR. — Mais même l’huile de poisson aurait fait le boulot !
RASHA. — Poussin, apporte un peu d’huile de poisson !
DULÉ. — Putain, il y en a combien des comme ça ?!
RASHA. — Combien ?!
DULÉ. — Plein, putain !
RASHA. — Et merde, excuse Ivan, l’herbe me bouffe le cerveau, je n’arrive pas à me contrôler ! …
IGOR. — Oh non, ce n’est vraiment pas drôle !
Leurs yeux se remplissent de larmes.
DULÉ. — Putain, j’suis mort de rire !
RASHA. — Moi aussi !
Milica apporte une tasse de café et la donne à Ivan.
DULÉ. — Dès qu’il aura bu son café, il se reprendra !
IGOR. — Il sera comme un sou neuf !
RASHA. — Hé ho, arrêtez !
Ils se calment finalement.
RASHA. — Excuse, Ivan… N’importe quoi… Franchement, qu’est-ce qui vous prend ?!
DULÉ. — Nous ?!
RASHA. — Ça la rendu mal à l’aise…
IGOR. — Non, en définitif, « mal à l’aise » est faible comme expression…
Ils se calment. Soudainement, comme figés, écoutent ce qu’Ivan leur raconte.
IVAN. — Pendant sept-huit ans, je vivais avec l’idée dominante que l’axe et l’essence de la vie, et de la vision du monde, réside dans la réincarnation… Pendant trois ans, je travaillais dans une fonderie en tant qu’ouvrier, puis j’ai subi un grave accident. Une partie de ma hanche a été remplacée. J’ai eu une pension d’invalidité… Je vis avec ma mère. J’ai 30 ans. Il y a trois ans, on m’a baptisé à l’église orthodoxe. Aujourd’hui, je ne prends que Bensedin et Halopéridol, 5 milligrammes. Ils corrigent la psychose. Et Artan, 5 milligrammes, empêche le blocage. J’aime me promener. J’ai un ami, je me promène jusqu’à sa maison et reviens, tous les jours… Rasho, tu peux garder le livre…
RASHA. — Nil Sorsky ?
IVAN. — Oui.
RASHA. — Que dit le Père Nil ?
IVAN. — Le Saint Antoine le Grand dit : « Pensez, tous les matins, que peut-être vous ne vivrez pas jusqu'à la fin du jour… »
Rasha sursaute, à la surprise des autres, fatigués et étourdis par la boisson et la marijuana.
RASHA. — N’est-il pas un génie ?! .. Regardez-le ! Le Grand Père Ivan ! Le yogi ! L’alchimiste ! Le cabaliste ! … Voyez-vous à quel point le chemin jusqu’à la foi véritable est-il épineux ?! Toutes les emmerdes que l’homme doit traverser ?! 407 milligrammes par jour, et ainsi depuis des années ! Aucune chance qu’après toutes ces galères Dieu le Père en personne ne s’adresse à toi ! Jusqu’où est parvenu cet homme ?! Nulle part ! Il est détruit psychiquement et physiquement… Mais, il écrit de la bonne poésie ! … Je déconne … Merde alors, Ivan, toi tu peux tenir dans ta paume ton dieu… Vas-y, montre aux gens à quoi ressemble ton DIEU !…
Rasha soulève Ivan de la chaise, le secoue, lui sort, par force, des affaires de sa poche, sort un petit chapelet, puis le blister avec les comprimés. Il le soulève significativement.
RASHA. — Ha, le voilà ! Il a même un nom ?! Ha-lo-pé-ri-dol ! Un joli nom pour dieu ! Halopéridol ! Halo, du genre : « Hallo, j’suis là, je suis ton dieu ! » Comment est-il ? Rond. Fragile. Petit. Petit, mais dieu ! Tiens ton petit dieu, ton libérateur ! et merde, comme tout est… Tout… En fait, simple…
Ivan pose la tasse qu’il tenait en main sur la table. Sort en silence. Ils sont tous sérieux, mis à part Rasha. Il est saisi par la boisson, le mécontentement.
RASHA. — Qu’est-ce qui vous prend ?! Et si on s’amusait un peu ?
IGOR. — T’as bousillé le mec…
RASHA. — Arrête, on est des potes…
DULÉ. — Tu l’a massacré… T’as déconné…
RASHA. — Qu’est-ce qui vous prend, putain ?! Je le vois tous les jours, je le sors de la merde ! Vous, il vous suffit d’une demi-heure pour qu’il vous berne… Il est malade ! Il est possessif ! Il m’emmerde, sans arrêt ! Putain, sa propre mère ne lui parle pas autant que moi ! … D’ailleurs, restez jusqu’à demain puis, vous verrez… Dès le matin, il frappera avec une idée nébuleuse sur l’importance de la prière, du genre « le démon jalouse l’homme qui prie honnêtement » ! … Putain, j’en n’ai rien à foutre de lui, mais je vous ai eu … Mate-moi ça !
Rasha part dans l’autre pièce, reviens avec le foulard rouge autour du cou et le bonnet de pionnier, bleu avec l’étoile rouge, cousue.
RASHA. — Tadam !!! Qu’est ce qu’il y a les merdeux ! Ah, le sermon des pionniers ?! L’honneur du pionnier, hein ?!
Dulé et Igor se détendent, prennent les canettes de bière, rient à l’apparence de Rasha.
DULÉ. — Merde alors, buvons… On n’a pas vu le gars pendant 10 ans, et là, on lui fout la misère !
IGOR. — Donne à boire !
RASHA. — Poussin, mets la cassette pour qu’on s’amuse !
MILICA. — Laquelle ?
RASHA. — Home video fucking, bébé !
MILICA. — Dégage ! C’est à toi que je l’ai apportée, crétin, pas pour que tu la leur montres !
RASHA. — Dégage ! C’est mes potes… Passe-la !
Milica se jette sur le lecteur vidéo, mais Rasha la repousse violemment.
MILICA. — Non !!! Je vais vraiment craquer !!! Je vais crier !!!
Racha l’enlace, lui tord la main, couvre la bouche de sa main. Pendant que Milica se débat, en vain, Rasha parvient de son pied à pousser le bouton du lecteur vidéo et là, au fond on entend le son des gémissements. Dulé et Igor, stupéfaits, regardent l’écran.
DULÉ. — C’est quoi ça ?
IGOR. — La baise…
Milica s’essouffle en pleurant, glisse des mains de Rasha et impuissante s’allonge devant lui.
DULÉ. — Putain, je connais ce type…
RASHA. — Et la vieille ?
DULÉ. — Merde alors, il me semble la connaître…
RASHA. — C’est une petite ville dans la prairie. Tout se sait, tous se connaissent…
DULÉ. — Déconne pas… Ce sont cet avocat et sa femme… Tu sors ça d’où ?
RASHA. — T’as niqué la vieille ?
Milica saute, historiquement enragée, sort la cassette du lecteur vidéo, déchire la bande.
MILICA. — Pute !!! Ordure !!! Je t’emmerde !!!
Milica gifle Rasha, sort en courant.
RASHA. — Son papa… Et sa maman…
IGOR. — Qu’est-ce qui t’as pris de mettre ça ?!
DULÉ. — J’y crois pas… Je m’en vais…
Résigné, Dulé se lève et part.
RASHA. — Merde alors, le monde se désintègre, toi tu pars. Tu tournes le dos, t’en n’as rien à faire. T’es moral jusqu’à ce qu’une mémé ne t’agrippe la bite…
DULÉ. — C’est une saloperie… Je ne veux rien… Je ne me sens pas bien…
RASHA. — Personne ne se sent bien…
DULÉ. — Qu’est-ce qui te prend de l’expliquer sans cesse ?!… T’es abîmé, et vu que c’est comme ça, il faut tout bousiller ! T’es ce même type arrogant et jaloux qui n’a rien créé et qui chie sur les autres ! … Reprends-toi, mec ! T’es ta plus grande faiblesse ! Tu te hais jusqu’à ce que tu ne trouves une victime ! Qu’est-ce que t’as ?! Tu nous fais des scènes !
RASHA. — Dis… Tiens, je suis heureux d’avoir pu attirer ton attention sur quelque chose… Les gens perdent la capacité d’observation, et pour que le malheur soit plus grand encore, juste là, lorsqu’ils en ont en le plus besoin…
DULÉ. — Tes conneries sur « l’attention des gens et le seuil de tolérance », je connais ! …
RASHA. — Putain, combien t’as tenu à m’écouter ?! … Plus personne n’écoute qui que ce soit, personne ne voit qui que ce soit, que des flashs, des bribes, des phrases inachevées ! Penses-tu que cette discussion a un sens ?
DULÉ. — Je ne sais pas… Probablement pas… Tiens, je m’en vais, moi…
RASHA. — Exactement. Tu t’en vas, toi. Où ? J’en n’ai rien à foutre ! On parlait de quoi ? Personne n’en a quoi que ce soit à foutre. Qui sommes-nous ? Personne n’en a quoi que ce soit à foutre. Qu’est-ce que j’en ai à foutre de ce qu’il faisait à Yorkshire pendant 10 ans ? Qu’est-ce que j’en ai à foutre s’il va déménager à Leeds, ou s’il sautera ou pas cette Polonaise ?!
IGOR. — T’as raison…
Igor est le plus sobre, tente de ne pas lever la voix, bois la bière lentement.
RASHA. — On vaut que dalle ! On est jetables ! Si quelqu’un nous donnait 407 milligrammes par jour, en quelques années ça nous serait égal « qui nous sommes » , « où nous sommes », « avec qui nous sommes » ! Nous sommes des vers avec un surplus d’intelligence ! Tu creuses, bouffes la terre, manges ta propre merde, ici on mange, là on fait caca, là on mange, ici on fait caca, et d’innombrables images et sons qui s’entremêlent dans la matière cérébrale. Pourquoi bon sang ?! Propose-moi 30 secondes de sens avec toute cette merde et fais-moi une pub pour la vie !
DULÉ. — Je ne peux plus t’écouter… Je regrette qu’on doive se séparer de cette façon…
RASHA. — La pire espèce de pathétisme…
DULÉ. — Je suis fatigué. Je travaille le matin… Igor, on se voit, nous…
Dulé fait un signe de sa main et sort.
IGOR. — Ouf… On dirait qu’il y avait trop de tout, ce-soir… Une fois en 10 ans, ça suffit. J’avoue, c’est trop pour moi…
RASHA. — Elles sont passées comment ces dix années ?
IGOR. — Rapidement, mais j’ai pu terminer pleins de choses… Et toi ?
RASHA. — Rapidement, mais moi je n’ai rien terminé…
IGOR. — Dis pas ça… Je ne savais pas, Dulé me l’a dit… Pour ce grand amour, que tu avais…
Rasha perce du regard Igor, et continue de le regarder ainsi pendant que ses yeux se remplissent de larmes.
RASHA. — Cinq ans, sept mois et vingt-deux jours… Comment je la construisais… C’était une cathédrale, sache ! … Et là… Il n’y a pas de plus belle ruine dans toute la prairie, crois-moi… Ça me vient de la proclamer trésor national… Pour y amener des touristes, d’une manière organisée… Pour qu’ils la visitent… (sans grimace, en regardant Igor les larmes lui coulent sur les joues) … Putain, jour après jour… Je m’endors avec, je me réveille avec… Ça ne me lâche pas…
IGOR. — Parfois, à Huddersfield, lorsque se met à tomber cette pluie ennuyeuse… Ça m’arrive toujours, en général, lorsque je suis à la maison… Une tristesse m’envahit, je me dis, terrible endroit. La vallée dans laquelle se déversent les pluies. Il fait gris. Lourd. Puis, je me rappelle de ce qui est ici et me dis « qu’ici il ne fait jamais gris »… Pour moi, ici c’était toujours une petite ville ensoleillée…
RASHA. — Tiens, vois-tu… À moi, Huddersfield sonne ensoleillé…
IGOR. — C’est terminé avec Huddersfield. Nous déménageons à Leeds, enfin…
RASHA. — Huddersfield… Qu’est-ce qu’il y a à Huddersfield ?
IGOR. — La pluie. Le vent… Tu sais ce qui m’a fasciné lorsque je l’ai vu pour la première fois ? À Huddersfield… Le lion.
RASHA. — Le lion ? … L’animal ?
IGOR. — Non. La sculpture du lion.
RASHA. — La sculpture ?
IGOR. — Je ne le remarquais pas pendant des jours. Puis je l’ai vu, de la fenêtre d’un haut immeuble.
RASHA. — Tu n’avais pas remarqué le lion ?
IGOR. — Non, car ce même lion se tient sur le toit d’un immeuble.
RASHA. — Comment ça ?
IGOR. — Il est sur ses quatre pattes et regarde.
RASHA. — Il regarde où ?
IGOR. — Il observe la ville. Un lion blanc, en pierre. Ça m’a enchanté. Ça m’était tellement… Si connu… J’étais si heureux lorsque je l’avais vu.
RASHA. — Tu t’es réjoui ?
IGOR. — Oui. Ça m’a rappelé notre jardin public. Est-ce que le lion en pierre qui somnole existe toujours ?
RASHA. — Il existe.
IGOR. — Pourquoi aimions-nous, quand on était gosses, que nos parents nous amènent au jardin public ? Car là-bas s’y trouvait ce lion et nous pouvions nous assoir sur son dos. J’ai même une photographie. Je suis assis, gamin, sur le dos du lion. Il somnole, avec ses pattes…
RASHA. — J’ai aussi une photo dans le genre. Le lion jaune en pierre, exact, il dort, nous le chevauchons…
IGOR. — Ça m’a traversé l’esprit. Et l’autre à Huddersfield est blanc, et non pas jaune.
RASHA. — Notre lion est jaune… Car nous avons pissé sur tout ce qui nous appartient…
IGOR. — Je dors. Je suis épuisé. Je ne vais pas tarder…
RASHA. — Mais oui… C’est ça la solution ! C’est la seule bonne chose à laquelle avait pensé ce branleur Hamlet, un acte quasiment patriotique… Je ne l’ai pas dit à la petite, pourquoi a-t-il amené Fortinbras ? … C’est ce qu’il nous faudrait ! Les Turcs ! Les Tatars ! N’importe qui ! Tu comprends ? … Le pouvoir extérieur renforce la cohésion du peuple… L’étranger est détesté ! C’est bon pour la natalité, la spiritualité, les esclaves se multiplient… C’est important…
Igor se lève et part, Rasha regarde vers le côté, bois sa bière.
RASHA. — Huddersfield.
L’ÉPOQUE DU MAL
Nuit. Il fait sombre dans la salle à manger. La lumière des toilettes éclaire faiblement l’espace, sur le matelas se trouve Rasha qui dort sous la couverture. Auprès de la table, une ombre. Au fur et à mesure qu’elle s’approche de la lumière, on voit apparaître Ivan.
IVAN. — J’ai essayé de t’aider. J’ai tout fait… À la différence de toi, je ne le faisais jamais avec malhonnêteté ou l’intention de t’insulter. Tu étais malhonnête et tu m’a insulté… C’était difficile pour moi aujourd’hui. Très difficile. Il est arrivé quelque chose, juste en apparence étrange et inattendu. Tu as dévoilé ton vrai visage. Tu n’as pas résisté. Tu as déversé tes pensées et elles sont apparues au grand jour… Je sais que tu as menti. Ça pourrait encore être pardonné, mais pas ton attention. Tu veux me détourner de mon chemin. Tu me poses des pièges sataniques. Tu es comme Helena. Vous servez le même maître… J’ai brûlé mes manuscrits. J’en n’ai pas besoin. Ce n’était pas moi. Tu réveillais mon imaginaire, admettais mes faiblesses et enviais ma foi sincère et ma paix spirituelle. On va démêler tout ça… Tu sais bien de quoi je parle… J’étais destiné à résoudre ceci, et je sais… Cette malédiction, c’est Helena qui la jetée sur moi… Je l’aimais sincèrement et je priais pour le salut de son âme… Tu la sers… Vous êtes pareilles… Je sais que tu ne dors pas. Je sais que tu m’entends, le démon n’a pas besoin de sommeil, non plus de repos…
Ivan s’approche du matelas, on voit un grand couteau dans sa main. Rasha remue, plongé dans le rêve.
IVAN. — Dieu, pardonne-moi…
RASHA. — Qu’est-ce qui se passe… C’est qui ? …
IVAN. — Ton juge.
RASHA. — Ivan, c’est toi ? … Qu’est-ce que t’as ? …
IVAN. — Prépare-toi à accueillir la vérité.
RASHA. — Mais, c’est quoi ça ?! … Ivan, vas-y, qu’est-ce qui t’arrive de venir avec cet énorme couteau, en plein milieu…
Ivan se penche et se met à frapper Rasha avec le couteau. Rasha tombe, silencieusement dépose un cri de douleur. Ne bouge plus. Ivan couvre le corps de Rasha avec la couverture.
LE RÉVEIL
Rasha est allongé sur le matelas, au sol, habillé, il dort comme un ange. Le Père entre dans la pièce, avec la gueule de bois, titube. S’amène jusqu’à Rasha. Le regarde. Sursaute.
LE PÈRE. — Fils ?!
Il se penche et agrippe Rasha qui, complètement couvert de ketchup, dors encore. Le Père le lâche, éclate en sanglots, regarde ses mains salis de ketchup.
LE PÈRE. — Rasho, fils ? Rasho ! Je vous emmerde tous !
Rasha sursaute, se lève avec agacement en s’aidant de ses mains.
LE PÈRE. — Rasho, fils, qui t’a fait ça ?! Qui ?!
RASHA. — Quoi, vieux ?
LE PÈRE. — Pourquoi es-tu complètement ensanglanté ?!
Rasha se lève, titube avec sa gueule de bois.
RASHA. — Ketchup… Vieux, c’est du ketchup…
Le Père reste bouche bée. De son poing frappe Rasha sur le visage. Rasha tombe par terre.
LE PÈRE. — Je t’emmerde ! Tu veux me tuer, hein ?! Tu veux que je meurs ?! Mais c’est que je t’emmerde ! J’y vais maintenant, à la police… Je vais les faire venir… J’y vais, je leur dirais que tu veux me tuer… Ils vont t’arrêter, pour qui tu me prends… Il faut t’enfermer, toi ! C’est là-bas que tu iras, tu sais ça ?! … J’y vais, je te dénonce, qu’ils t’emmènent…
Le Père part précipitamment. Rasha se lève. Va jusqu’à la table et s’assoit sur la chaise. Passe la main sur le visage, là où il a reçu le coup. Quelqu’un frappe à la porte. Rasha ne répond pas. Quelqu’un entrouvre la porte. On entend la voix d’Ivan.
IVAN. — Rasho ? … Rasho ? … C’est moi…
Rasha ne répond pas. Ivan entre discrètement. Sous son aisselle porte une sculpture en bois, la tête d’une femme. La sculpture est d’une fabrication brute, enfantine. C’est la tête d’une femme avec un chignon et la bouche ouverte comme si elle bâillait ou criait. Ivan s’approche, pose la sculpture sur la table.
IVAN. — Si ton père continue ainsi… Ça ne va pas être bon… Vous vous êtes engueulés ?
Rasha ne bouge pas.
IVAN. — Tu veux être seul ? … Excuse-moi…
Ivan part en douceur vers la porte.
RASHA. — Je t’ai rêvé, cette nuit…
IVAN. — T’as rêvé de moi ?
RASHA. — Excuse-moi, Ivan…
Rasha se met a sangloter. Il tremble sans pouvoir se contrôler, frémit et pleure à travers une grimace muette.
RASHA. — Excuse-moi.
IVAN. — Tu vas bien ? … Tu veux que je t’apporte quelque chose, pour te calmer ? …
Rasha pose sa main sur la table, baisse la tête et continue de pleurer, de plus en plus intensément. Ivan s’approche de lui et pose sa main sur son épaule.
IVAN. — Parfois le mieux est de pleurer… Pleure seulement… C’est moi, ne t’inquiète pas…
Rasha lève la tête, regarde la sculpture sur la table, l’observe longuement.
IVAN. — Voilà, je t’ai apporté mon œuvre artistique, pour que tu puisses la voir…
Rasha apaise ses pleurs, essuie le visage avec ses manches.
RASHA. — C’est toi qui l’as faite ?
IVAN. — N’est-ce pas évident ? Je n’ai rien vu de plus laid de toute ma vie…
Rasha rit, et Ivan avec lui, avec plus de force.
RASHA. — Alors, que représente ton chef-d’œuvre ?
IVAN. — Il s’appelle : Mère-Patrie !
Ils se regardent, puis rient à nouveau, à gorge déployé. Ils se calment.
IVAN. — Je voulais sculpter le portrait de ma mère, mais comme tu vois ça ne ressemble à rien. Mon éducateur a proposé qu’on le nomme : Patrie. Alors je l’ai nommé, pour pouvoir concilier les deux propositions : Mère-Patrie.
Sérieux, Rasha prend la sculpture entre ses mains et la regarde de tous les côtés.
RASHA. — Ceci n’est vraiment pas si mauvais que ça ! Et pourquoi sa bouche est-elle si grande ouverte ?
IVAN. — Elle crie. Avertie. Fait des reproches. Quelque chose lui fait mal… Je te l’offre — si elle te plaît.
RASHA. — Elle me plaît.
IVAN. — Tu veux bien que je nous prépare un bon petit café ? Ou un thé ?
RASHA. — Non ! Toi, assis-toi, c’est moi qui le fais.
IVAN. — Ton père a mentionné la police. Ils vont venir te chercher ?
RASHA. — Café ou thé ?
IVAN. — Thé !
Rasha revient de la cuisine, s’assoit.
RASHA. — S’ils viennent, tu vas me défendre… Tu vas me défendre ?
Ivan devient sérieux. S’assombrit, puis, déterminé.
IVAN. — Je vais te défendre.
RASHA. — Il est excellent ton poème.
IVAN. — L’escargot ?
RASHA. — L’escargot.
IVAN. — La sculpture, elle aussi elle te plaît ?
RASHA. — La Mère-Patrie ?
RASHA. — La Mère-Patrie…
Ils rient, de plus en plus fort, ricanent jusqu’aux larmes.
Rideau.
Traduit par Yves-Alexandre Tripković