top of page
  • Photo du rédacteurNenad Popović

Journal de guerre en Ukraine : 19e semaine









jeudi 30 juin 2022, 127e jour de guerre


Hier, à la Douma de Moscou, devenue entre-temps un pseudo-parlement, en deuxième lecture est adoptée la loi contre les journalistes étrangers et les médias au cas où ils rapporteraient de manière critique sur la Russie. On leur interdira de travailler ou encore de diffuser. Et les correspondants des pays libres de toute façon depuis des années choisissaient leurs mots avec précaution et étaient bien prudents dans leurs formulations sur la situation là-bas. Après que la guerre médiatique a été perdue, le retour vers le modèle simple des années trente qui a inspiré George Orwell pour le roman 1984. Chambre sourde de Minsk à Hong Kong et Pyongyang. À quoi il faudrait inclure l’horrible Egypte et l’effrayante Turquie, où s’adonner au journalisme est le raccourci vers le bagne, tandis que dans les ambassades saoudiennes les journalistes sont juste derrière le guichet démembrés puis acheminés dans des valises.



samedi 02 juillet 2022, 129e jour de guerre


Bataclan : hier tôt dans la matinée l’armée russe a lancé des roquettes sur le bâtiment résidentiel dans la ville de Serhiïvka à proximité d’Odessa en tuant vingt-et-un locataires. Du bloc de neuf étages n’est resté que le squelette en béton, sur les photographies plus une seule fenêtre. Va savoir à quoi ressemblent à l’intérieur par exemple les escaliers et les ascenseurs. Les médias en langue anglaise disent que le bâtiment se trouve dans une recreation area et avec des photographies illustrant le béton brisé, il est écrit que les pompiers sortent de là « les vivants et les morts ». Aujourd’hui, l’explication d’un institut militaire britannique (sur CNN ou BBC) que le bâtiment a été atteint par des roquettes lancées de l’avion, celles prévues pour des navires. Et que ces roquettes russes ne sont pas particulièrement précises. Étrange. Alors ils atteignent les navires qui sont bien plus petits que le grand bloc de bâtiment. Mais tout comme la kremlinologie, la problématique militaire n’est pas vraiment mon domaine, l’armement encore moins. Grâce à l’agression russe, j’ai appris qu’il y avait des grenades sottes et celles qui sont intelligentes. Les sottes sont celles lorsqu’on vise avec précision et que la grenade lancée s’envole dans cette direction, et les intelligentes sont celles avec des instruments électroniques et elles prennent leurs précautions à pour tomber exactement là où dans son intelligence ont été introduites les coordonnées exactes (images, parcelles cadastrales ?) et du coup vraisemblablement virevoltent un peu à gauche, un peu à droite. Suite à ceci auprès d’Odessa et au centre commercial à Krementchouk, messieurs Poutine et Choïgou ont probablement leur menu préparé avec des cibles civiles à travers l’Ukraine, sans doute diversifié et étonnant. Cela en français s’appelait jadis surprise-party - lorsque des amis se pointent brusquement chez un autre avec des bouteilles et des crackers en déclarant la sauterie. Et chaque chef au restaurant a un tel plat du jour, la spécialité du jour que tout le monde ignore la veille et c’est bien sa surprise. Ceux des messieurs Poutine et Choïgou sont des menus cannibales servis en embuscade.


Le calendrier a voulu que la veille à Paris ont été condamnés les complices dans les massacres islamistes au Bataclan, dans les cafés et sur les terrasses en 2015, lorsque sous les rafales des kalaches ont été tuées 130 personnes. Ceux à l’intérieur étaient là pour écouter un concert rock, ceux à l’extérieur se promenaient ou sirotaient sur les terrasses des bars et des cafés. Du coup les époques se fondent comme les cadres d’un seul film. Pendant vingt ans, le cauchemar mondial fut le terrorisme approximatif contre l’Occident, tutto completo mécréant et au nom d’Allah ou du prophète Mahomet, les soudains massacres étaient sans précédent. Depuis le 24/02 de cette année, le djihad Étatique est à l'œuvre sur l’Ukraine symbolisant l’Occident, où tabasser son épouse et les autres membres du foyer est interdit, où les mariages entre les personnes du même sexe sont permis et où résident tous les maux et les perversions de ce monde et qu’en Ukraine se nichent les nazis. Il y a juste une petite différence entre les islamistes et le djihad de Poutine. Les pays arabes, aussi bien les politiques que le clergé, cultivaient une grande sympathie envers l’Allemagne nazie.


Il est presque certain que Lysychansk, ce twin city de Sievierodonetsk, est tombé, ou est tellement encerclé que le reste n’est que formalité. Évidemment que quelques jours en arrière, je n’avais jamais entendu parler de cette ville, l’endroit, les prairies et les forêts probablement, donc là où jadis vivaient les renards. J’ai du mal à aller sur internet pour trouver la présentation officielle de la ville. Je ne veux pas voir les bâtiment représentatifs, les places, la liste des institutions dont elle est, était fière, la liste des personnalités célèbres qui sont nées là-bas ou y ont œuvré et qu’on retrouve habituellement à la fin de telles présentations, surtout sur Wikipédia. J’en étais déjà malade quand je suis allé voir la photographie du théâtre de Marioupol que l’aviation militaire russe ou une quelconque autre division « d'élite » de lanceurs de missiles avait transformé en charnier pour deux cents personnes. Mes nerfs sont fragilisés, messieurs et mesdames au Kremlin ne se doutent même pas à quel point ils font bien leur boulot. Si moi, dans la lointaine Pula, dans le coin perdu qu’est la Croatie, j’ai des troubles nerveux, comment doit-il en être des propriétaires des postes radio et utilisateurs d’internet de la ville Vilne, une charmante et érudite Florence, la Venise du Nord ? Dans ce sens : que Dieu protège les habitants de Lysychansk et Sievierodonetsk, ces nazis hommes et femmes et leurs enfants nazis. Mais me concernant moi, personnellement, je m’appelle Nenad Popović, né en 1950, Vladimir Poutine a en moi activé aussi une révision intérieure biographique et identitaire. Le théâtre-sépulcre à Marioupol est la répétition de l’église à Glina où les oustachis poussaient les habitants de Glina ou se seraient-ils retrouvés là-bas en tant que croyants (orthodoxes) à l’office religieux, en les massacrant et brûlant l’église. Ce qui est gravé dans mes synapses en tant que blasphème des blasphèmes, le cynisme de l’esprit criminel dépassant toute mon imagination. Avec Glina, dans mon système psycho-mental en tant que crime des crimes est inscrit juste encore le décès des enfants et bébés de Kozara dans les wagons à bestiaux à la Gare centrale zagréboise et l’acheminement vers le camp de la mort d’une fillette zagréboise qui chantait joliment et était gracieuse à la manière d’un enfant et était pour cela anybody’s darling, s’appelait Lea Deutch et était Juive, sans qu’elle le sache vraiment elle-même. Dans le jargon moscovite actuel, petite nazie, donc plein de petits nazis et leurs mamans dans le théâtre de Marioupol. Mon révisionnisme personnel au-delà du choc est que ma vision du monde et de l’histoire récente dont j’ai en partie témoigné avec mes parents, se retourne en histoire des crimes, en autobiographie dans laquelle pour le progrès, les bons avancements, je dispose du vocabulaire et des explications plus ou moins plausibles, mais confronté à ce qui se passe maintenant en 2022 - le déchiquetage gratuit des villes et villages, meurtres aléatoires de la population tranquille – moi, je ne possède pas de vocabulaire. Alors j’écris des phrases bien longues comme celles qui précèdent. À la place des termes, connaissances (‘connaissances’ !), par l’automatisme psychologique, dans le vacuum des images s’imposent à moi : avant tout un homme de la place Tian’anmen à Pékin, qui s’est ancré devant le char d’assaut et a ouvert les bras pour l’arrêter. Pantalon noir, chemise blanche et bras nus grand ouverts face au char T-34 dont le canon est dirigé vers lui.


Toute cette confusion psychologique comprend aussi que depuis des mois, j’ai honte des Russes. Pourquoi, d’où cette légitimité ? Je m’interdis de penser qu’on est au mois de juillet et que les Russes s’adonnent aux plongeons et aux bains de soleil sur la Crimée, qu’il y a des fêtes et des concerts là-bas et que dans la nuit grondent les discothèques.


Ici à Pula, elle grondent, les gens du nord fêtent les nuits méditerranéennes. Des souvenirs pour toute la vie. Vers une heure du soir, les ramasseurs des déchets se mouvent silencieusement d’un coin à l’autre. Les lampes halogènes fixées sur leurs fronts une vingtaine de secondes, ils éclairent les entrailles des conteneurs. Jeunes gens, ils se mouvent dans le noir comme des léopards.



lundi 4 juillet 2022, 131e jour de guerre


Depuis quelques jours, dans la circulation, je ne remarque plus que quelques plaques d’immatriculation ukrainienne. Se sont-ils fondus dans la foule des voitures de toute l’Europe, l’essence est-elle trop chère (le prix au litre est astronomique), ont-ils dû céder l’hébergement car à Pula aussi on loue pratiquement tout ce qui est possible de louer : la pauvreté générale a ses lois immuables. Ainsi au début de la saison, les étudiants de l’université de Pula se doivent de quitter les appartements loués en privé, et c’est une norme qui est sous-entendue. Et ça se trouve les réfugiés se sont mis à rentrer dans les parties sûres de l’Ukraine ? En tout cas l’aide qu’ils reçoivent en Autriche et Allemagne est bien plus importante qu’ici. La « force ouvrière féminine » est très demandée là-bas, surtout dans des professions peu payées d’aide-soignants, femmes de ménage etc. Et les émigrés ukrainiens sont pour la plupart des femmes. Tout ceci s’éclairera en septembre lorsque les vacanciers seront partis.



mardi 5 juillet 2022, 132e jour de guerre


Pour le bon matin, la nouvelle sur les massacres en Amérique à l’occasion de la fête nationale. Les gens s'appliquent à tirer dans la masse, dans des écoles etc. Ce sont toujours des hommes, et la nouvelle sur les tirs (shootings ou encore mass shootings) surgit une fois par semaine ou à une cadence plus resserrée. Avant-hier, la nouvelle que la police avait criblé un Noir non-armé de soixante balles. Il courait devant eux en sautant de sa voiture après avoir été arrêté à cause d’une infraction routière. Pour le bon matin aussi, les mots d’une femme de Lysychansk disant que la ville est réduite en cendres.



mercredi 6 juillet 2022, 133e jour de guerre


La lassitude ukrainienne, la lassitude par l’Ukraine, est visible depuis des jours sur les couvertures des grands médias. Sur les pages des éditions web et des sites, les nouvelles sur l’Ukraine glissent vers le bas. Sur la page du NBC, l’Ukraine n’y est même pas, mais ils sont de toute façon concentrés sur la politique intérieure. Vu que les reporteurs en Ukraine en grand nombre perdent la vie, il est possible que pas mal de rédactions les aient fait revenir. Mais ce fait, je le note. Tout comme celui que de nombreux journaux en relayant l’information publiée par les autorités ukrainiennes tout comme les médias ukrainiens, le font avec l’avertissement explicite voire un incrusté dans le texte que ces données ne peuvent être vérifiées, ils sont donc douteux. Cette lassitude m’intrigue, au moins concernant l’Europe, l’incendie se propage et s’approche petit à petit. Avec la tradition de la diplomatie silencieuse, voilà que je témoigne à l’apparition du journalisme auto-tu. Les rédacteurs en chef s’ennuient. Une ère nouvelle est proclamée, l’Europe complètement retournée, l’agenda économique et politique tout autant, sans parler de la fin de la fameuse globalisation économique.




traduit par Yves-Alexandre Tripković





Journal de guerre en Ukraine


est simultanément publié en croate

sur les pages du magazine politique et culturel en ligne Forum TM




bottom of page