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  • Photo du rédacteurSlobodan Prosperov Novak

Le juron comme théâtre





Le juron comme théâtre dans Kate Kapuralica¹ de Vlaho Stulli

Le dramaturge Vlaho Stulli a offert en 1800 au public un texte central à cette époque, montrant que dans la modernité le théâtre devient le moyen le plus direct de la critique sociale. Stulli était à Dubrovnik fonctionnaire à l'inspection sanitaire municipale et, par son travail quotidien, il connaissait bien la situation sociale de ses concitoyens. Son unique drame, qui s'appelle d'après son personnage principal, Kate Kapuralica, n'est absolument pas éloigné des événements réels, il en est même la copie photographique. On peut vérifier dans les documents des archives qu'à Dubrovnik à cette époque a vraiment existé une Kate mariée avec un certain caporal Sukurico, un gardien municipal, qu'avec sa famille elle a vraiment vécu à l'une des portes de la ville et que, comme dans le drame, elle était enceinte au moment où les sources affirment que Stulli a achevé son texte. Mais les affirmations des archives ne sont qu'un masque pour la nature tout à fait rêveuse et éruptive du drame de Stulli, de cet étrange halo de jurons et de railleries, l'un des textes dramatiques les plus radicaux de la littérature européenne d'alors. Naturellement, le drame de Stulli n'est en rien un unicum poétique mais était proche de la scène réaliste à la mode et a même des similitudes directes avec un drame du dramaturge romain De Rossi qui après 1790 a publié toute une série de textes dans lesquels se présentaient des manifestations monstrueuses de la vie quotidienne à la manière naturaliste puis ses textes à cause de leur hyperréalisme ont finalement perdu le contact avec la réalité et se sont montrés seulement comme des visions oniriques d'un monde disloqué et perturbé. Le chemin a toujours été très court de l'hyperréalisme de la scène au symbolisme. Vlaho Stulli n'est pas l'auteur d'un comique de situation mais le greffier de la condition sociale qu'enserre dans Kate Kapuralica un cadre dramaturgique à peine perceptible. Il n'y a pas dans ce drame dubrovnicien d'amoureux sous le lit ni dans l'armoire, il n'y a ni joie ni comique si proches des comédies urbaines de l'époque. Dans Kate Kapuralica, le malaise est dramatisé et il jaillit de la majorité des répliques que les personnages comme les fantômes d'un quelconque mauvais rêve prononcent et crachent les uns aux autres. Le public de cette pièce est déjà invité dès le début à briser le quatrième mur du monde dramatique et à jeter un coup d'œil dans la demeure puante et sordide du caporal municipal, Luka, qui a aucun moment du drame n'a d'énergie ni de raison de prononcer une réplique plus réfléchie, mais tient pour cela le rôle au début des actes et pendant l'intrigue par ailleurs inexistante de constater la ressemblance de son foyer avec l'enfer, et de prononcer un texte dans lequel il y a beaucoup moins de jurons et plus de compromis avec l'état des choses. La scène centrale de la comédie est une scène de dîner commun qui n'est qu'au premier regard semblable aux banquets des comédies standardisées marquées par la gaieté. Dans Kate Kapuralica, au lieu du dîner, des excréments sont servis aux personnages et leur repas s'achève par des vomissements et des jurons. Seulement à la fin de la pièce, quand l'une des filles abandonne l'espace scénique et qu'elle se marie avec un certain marin, on pourrait dire que la comédie à cet instant est devenue moins déprimante. L'auteur dans cette comédie s'est moqué amèrement aussi des pauvres qui, bien que complètement analphabètes, oublient facilement leur propre et unique langue juste pour, à l'aide d'une langue étrangère, pouvoir un instant s'élever devant les yeux du notaire municipal. Le théâtre tel que Vlaho Stulli l'a présenté sur la scène dubrovnicienne n'avait pas de véritables prédécesseurs locaux et était une forme de critique contre les comédies bourgeoises larmoyantes en vogue partout en ce temps-là, et même à Dubrovnik. Il n'y a pas dans le théâtre de Stulli de grandes phrases ni de formules fortes, mais c'est pourquoi il y a une langue délivrée et libérée qui est ici stimulée par une époque turbulente. Auparavant aussi, il y avait à Dubrovnik de la misère urbaine mais dans les temps anciens sa voix ne perçait pas dans les textes littéraires. Stulli, sur les ailes de l'illuminisme et de ses options sociales radicales, donne la parole aux miséreux jusqu'alors silencieux et crée l'un des textes littéraires les plus sémillants de l'époque. Kate Kapuralica est l'œuvre jacobine la plus radicale de la littérature d'alors. C'est comme si on entendait de ce texte cette parole que le jacobin dubrovnicien Tomo Bassegli a prononcée à son successeur sur son lit de mort. Cette parole dit Sois un homme, et elle est un abrégé de Kate Kapuralica, un drame qui a profité de la possibilité jacobine que l'on soit un homme comme l'était le milieu conservateur du Dubrovnik de 1800, en disant à ceux qui ne le savaient pas encore d'être plus humain. L'appel à être un homme dans le monde de Kate Kapuralica ne résonne pas du tout orgueilleusement car, dans ce monde de la scène, la souffrance de l'âme n'a pas été un Weltschmertz romantique à la mode. Sur la scène de Kate Kapuralica, Vlaho Stulli a présenté une société malade dont les acteurs ressentent à chaque instant une douleur physique, un malaise et une absence de bonheur. Le monde scénique de Stulli a apporté un charme irrésistible à la modernité.


Traduit par Nicolas Raljevic Povijest hrvatske književnosti (Histoire de la littérature croate), tome 1., Marjan tisak, 2004, pp 243-5. ​​​


¹ La comédie Kate Kapuralica est une singularité dramatique du patrimoine littéraire croate écrite par Vlaho Stulli (1768-1843), poète et dramaturge, citoyen de Dubrovnik, francophile et jacobin, fonctionnaire de la République de Croatie, en 1800, à une époque de désintégration générale du tissu social de Dubrovnik.


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