Journal de guerre en Ukraine : 7e semaine
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jeudi 7 avril 2022, le 43e jour de guerre
Le sentiment immédiat de la Grande Histoire. À vrai dire, je le nommerais bien sentiment immédiat de l’histoire de l’humanité, mais cela ne tient pas. La technique digitale a établi pour l’esprit le parallélisme de tout, ce qui veut dire que je peux à chaque instant me mettre à lire où à regarder des enregistrements disons de la Nouvelle Zélande ou des Philippines, apprenant ainsi sur les préoccupations de l’humanité s’y trouvant, et en fait à quel point l’histoire de « l’humanité » d’ici les concerne. Il me faut donc dire la Grande Histoire de l’Europe et des pays lui appartenant, comme par exemple le Canada, les États-Unis, le Chili, l’Argentine et le Paraguay, l’Australie et le Japon moderne. Cet éclair d’un sentiment de la dimension de l’événement je l’avais le 24 février vers huit heures et demi, lorsque allumant la chaîne N1 j’ai vu sur la bande passante du magazine matinal politique la phrase « La Russie a attaqué l’Ukraine » ou « La Russie a commencé son attaque sur l’Ukraine ». Ce sentiment était tout autant la conscience que plus rien ne sera pareil. En 72 ans je ne l’ai vécu qu’à deux reprises. La première fois dans la rue où je suis né, c’était une belle journée, et une jeune femme qui allait vers moi m’a lancé « Abritez-vous de la radiation atomique » ; déconcerté et tel un automate je me suis précipité quelques maisons plus loin. Non pour m’abriter, mais pour voir avec les miens ce qu’il en sera. La deuxième fois c’était la Chute du Mur de Berlin (Le territoire Leipzig I - Abstractus, Le territoire Leipzig II), l’incroyable événement de la libération de mon continent, avec toute l’incertitude et la peur, si dans 12, 24, 48 heures ou en moins d’une semaine la liberté n’allait pas être annulée. Mais c’était bien de la Grande Histoire. Je fixe ceci par écrit car je me rappelle du début de la guerre en Yougoslavie, y compris avec une grande précision de « mon moment à moi », mais aussi bien à l’époque que plus tard il m’était impossible de par le « ressenti » le placer au même niveau que les deux événements, maintenant trois. Même si c’est contraire à toute logique rationnelle voire psychologique.
vendredi 8 avril 2022, le 44e jour de guerre
Hier le président ukrainien a annoncé qu’à l’est du pays il s’attendait à une confrontation militaire dans le style de la Seconde Guerre mondiale. C’est pourquoi deux, trois jours auparavant la population avait été invitée à quitter le territoire vers des endroits plus sûrs à l’ouest. Le peuple s’évacue lui-même. Il en restera littéralement un champ de bataille, le polygone pour les mouvements de chars, tirs d’artillerie, lancements de toutes sortes de Katiouchas. Les véritables maisons de campagne, bâtiments de la ville, écoles, églises endosseront le rôle de maquettes. Resteront le terrain, des hommes soldats et des engins métalliques. De la civilisation humaine ne resteront que les animaux de ferme, vivants ou égorgés déjà, des vaches, des chevaux, des chiens, des chats, des chèvres et de la volaille. Cette étude du terrain anticipée nous la devons aux satellites, qui du ciel observent les préparations russes comme sur la paume de la main. Ainsi les attaqués savent en amont dans quel style ils vont être attaqués. En personne, tout comme autant que divisions. Où seront précisément les champs de batailles, et c’étaient jadis de véritables champs, cela était pour la dernière fois pratiqué lors des guerres napoléoniennes. C’est pourquoi les grandes batailles portent les noms des premiers villages voisins ou petites villes, Wagram par exemple, ou Magenta. Qu’on ne trouve pas facilement sur la carte géographique. Ces combats frontaux d’armées n’étaient pas à proprement dire organisés, mais le jour, l’heure et plus ou moins le lieu des deux côtés pouvaient être calculés avec précision.
dimanche 10 avril 2022, le 46e jour de guerre
Ces derniers trois, quatre jours sont entièrement sous le signe de crimes de masse sur la population civile découverts dans les parties de l’Ukraine desquelles l’armée russe s’était retirée. Il est représenté par le lieu Bucha non loin de Kyïv, avec des cadavres dans les rues et des charniers de civils creusés quand l’armée russe y était encore. Dans un endroit proche, pendant qu’à Bucha duraient ces découvertes, l’armée russe avait tiré quelques roquettes sur la gare où les civils en fuite attendaient le train. Ont péri des enfants, des femmes, des personnes âgées, en tout une cinquantaine. Ce qui avait été de suite, c’est-à-dire en même temps documenté et transmis grâce aux portables, et les vraies caméras sont arrivées à peine quelques minutes plus tard. Au même moment, au sud du pays l’armée russe systématiquement démolissait, affamait etc. la ville Marioupol et d’autres villes dans les environs, les bombardant tout simplement et les pilonnant, les rayant de la face de la terre. Ce sont deux tactiques de l’armée serbe, à savoir de la JNA sous le commandement serbe, de la guerre de Yougoslavie. Le bombardement de la petite gare de Kramatorsk remplie de civils est la répétition du massacre sur le marché de la place de Markale à Sarajevo. L’annihilation de Marioupol, ville dans le sens urbanistique, est la répétition de la canonnade de Vukovar par l’artillerie et les chars aussi longtemps jusqu’à ce que pratiquement aucune maison n’ait de toit, est transpercée ou détruite. Cette tactique, l’armée russe l’avait plus tard à une plus grande échelle appliquée sur Grozny et Alep. À cause de tout ça, aux troubles psychiques se sont greffés des troubles physiques sous l’aspect d’éruption de diarrhée. Des troubles psychiques me sont en privé confirmés aussi par d’autres. De l’insomnie et de l’anxiété en parlent ouvertement Dalibor Šimpraga, tout comme Boris Pavelić, en guise de question en plus de celles pour l’interview, tous les deux journalistes et écrivains de Zagreb. De Belgrade Dubravka Tasić, mon amie d’enfance, de Trieste mon amie et collègue Ljiljana Avirović, ma belle-mère Višnja Bukovac, qui pendant des jours était hors d’elle-même, s’étouffant, car « tout lui revenait » de ses propres années de l’exil de Glina lorsque dans notre datcha à Kosinožići avaient emménagé pour deux mois huit réfugiés ukrainiens. Tous ces états se déroulent avec tout le reste sur le fond des premiers jours de printemps, cette année particulièrement beaux et ensoleillés lorsque tout un chacun devrait se sentir détendu, joyeux que l’emprisonnement par l’hiver soit passé, insouciant.
Pour la brutalité personnelle et le manque de scrupules de soldats et officiers russes, existe cette interprétation sur le déferlement au sein de dedovchtchina. La brutalité verticale hiérarchique au sein de l’armée russe, d’en-haut vers le bas jusqu’au simple soldat tout en bas, serait infligée et reproduite aussi sur les vulnérables civils. Dedovchtchina, je lis sur Wikipedia allemand mais on en parle aussi ailleurs, je l’ai trouvée dans le Livre noir du communisme, disant qu’elle avait fleuri après la constitution de l’Armée rouge et s’est poursuivie dans l’armée de la Fédération russe. Ce n’est qu’un segment du catalogue des interprétations (au moins à l’Occident) de l’inexplicable agression russe sur l’Ukraine, tout comme de l’agressivité envers elle. Il est dévastateur pour toute humanité qu’on puisse la localiser aussi simplement et sans ambiguïté aucune en Russie et dans l’État russe. Ses pratiques multiples de l’agression ont créé en l’espace d’un instant, en une journée, des coalitions des plus complexes, de celles globales et continentalo-politiques jusqu’aux spirituelles et tout à fait privées. Tout comme des déchirements. Une des Ukrainiennes abritée chez nous m’a dit que sa mère est très touchée et encore plus déprimée car sa sœur mariée en Russie, déjà à Kharkiv ne l’avait pas appelée pour lui demander comment elle allait, et lorsqu’elle l’aurait appelée, sa sœur aurait fait l’absente. La sœur vivrait juste derrière la frontière russe, et Kharkiv est éloignée d’elle d'à peine quelques quatre-vingt kilomètres.
Souvent écrire sur le sujet qui obsède soulage. Cette fois-ci il n’en est rien.
lundi 11 avril 2022, le 47e jour de guerre
Les soldats ukrainiens à Marioupol commencent à manquer de munitions. Ils sont de toute façon cloîtrés sur leur dernière position, dans la grande ferronnerie. Dès demain, de l’est l’armée russe pourrait déclencher une importante attaque sur l’Ukraine. Elle est actuellement sous le commandement du vieux général qui s’est rendu célèbre par ses fameuses et terribles destructions en Syrie. Moscou a menacé la Finlande et la Suède si elles rejoignaient l’alliance de défense de l’Atlantique Nord.
Après à peine deux mois, la brochette de généraux s’est accaparée le pouvoir, et Poutine marche sur les pas d’Hitler se contentant juste de l’acte de présence au-dessous des cartes militaires. Ils dessinent dessus des directions, des flèches. Pour ainsi dire dans le bunker, ça se trouve carrément. C’est du Hitler copié-collé et son QG. Ils ont une armée colossale, mais le monde entier est contre eux. Pour mener la bataille contre le monde entier, à l’époque le QG et Führer avaient besoin de plusieurs années, tandis que pour les hommes de Moscou à peine un mois avait suffi. Les États tiers sont menacés, militairement, au cas où ils s’aventureraient à rejoindre le Monde Entier qui est contre eux.
S’appuyant sur ma phrase de l’interview (Chiens de combat à l'assaut contre le virus de la liberté) que My Lai est juste derrière la Hongrie, Gabriele remarque qu’en Allemagne ils n’ont pas ce sentiment que l’Ukraine serait géographiquement proche. Cette géographie-là, je l’ai comprise pour la première fois lorsque je regardais sur la carte comment par le chemin le plus court arriver jusqu’à la station thermale Krynica Zdroj tout à fait au sud de la Pologne. Devrais-je y aller en passant par la Hongrie, ou par Bratislava puis en continuant par la Slovaquie ? Suivant l’itinéraire hongrois, soudainement m’est apparue aussi l’Ukraine. Cette route passe aussi par sa frontière. C’était il y a une dizaine d’années. Puis, roulant en voiture après Vienne, j’ai acquis les dimensions géographiques, la sensation plastique de cette partie de l’Europe. Et avec la notion géographique tout autant l’aperçu culturel. Au retour, après la frontière polonaise, sur une cinquantaine de kilomètres je roulais à travers les villages et petites villes tout à fait identiques à ceux en Slavonie, au Zagorje et Prigorje. On aurait dit Krapina, Čazma, Sveti Ivan Zelina.
Quand au chemin vers là-bas, passant sous Cracovie, par de petits chemins, à deux ou trois reprises sont apparus de petits panneaux de signalisation routière Oswiencim, sur les routes de séparation les panneaux disaient 20, 15 ou 30 kilomètres. Donc Auschwitz n’est pas à l’est de l’Europe, comme je l’avait imaginé, mais au sein de l’Europe centrale d’un Magris ou d’un Kundera, entre Cracovie, Vienne et Budapest. Une cinquantaine de kilomètres avant la Krynice Zdroj je passais par la déviation de la ville de Novi Sad, en polonais Nowy Sącz.
Le week-end dernier la Chine (la Chine !) a livré à la Serbie par des avions-cargos quelques puissantes roquettes et lance-roquettes. Ça doit être une « manœuvre stratégique » dans le contexte de la guerre et du conflit « global » entre « l’Est » et « l'Ouest ». Dans les Balkans tout se transforme en comédie.
mardi 12 avril 2022, le 48e jour de guerre
Aujourd’hui on apprend que les Nations Unis estiment que le nombre d’enfants déplacés en Ukraine dépasse les quatre millions. C’est dix pour cent de toute la population du pays. Personnes déplacées, displaced persons, ce qui veut dire en fuite, en exil ou en déportation. Dimensions réduites à nos proportions : plus de quatre millions d’enfants c’est plus que la Croatie compte d’habitants. Chez nous à Kosinožići au bout du monde en voici trois qui courent. Celui de deux ans accourt sans arrêt jusqu’à la maison de la belle-mère en criant « tata Višnja ! »
Ce qui est extrêmement intéressant c'est que les invités ukrainiens ne comprennent pas un seul mot du croate, même si une fois ou deux je leur ai formulé quelque brèves phrases, vu la situation tout à fait limpide, en optant pour des mots aux racines indéniablement slaves. Rien, comme si je leur parlais en chinois. Puis, j’ai parlé à voix basse en français à une plus jeune qui le maîtrise et elle traduisait donc à voix haute. Cela je l’attribue au choc qu’ils ont subi et à l’inclairvoyance provoquée par celui-ci. En fait, ils n’entendent pas, du coup ne peuvent comprendre. Ils auraient compris certains mots s’ils avaient été dans un état psychique normal. Les enfants par contre comprennent mieux. Est-ce parce que grâce au soin des plus âgés ils avaient été mis à l’écart de tout le trauma ne subissant ainsi le blocage de la perception ?
Le général russe qui a endossé le commandement de la guerre contre l’Ukraine n’est pas âgé à vrai dire. Il a 61 ans et s’appelle Aleksandar Dvornikov. Il est quand même en âge d’être grand-père. En 1991, Vlado Gotovac pointant le commandement de zone militaire sur la place Krešimir s’écria : « Eux, ils n’ont pas d’enfants ! » Dans son discours pour les mères réunies exigeant que ces commandants leurs rendent leurs enfants enrôlés en soldats de l’armée yougoslave qui alors avait commencé ce qu'on nommerait dans le langage actuel « l’action spéciale ».
mercredi 13 avril 2022, le 49e jour de guerre
Hier le président ukrainien a refusé la visite à Kyïv du président allemand Steinmeier. À la place, il a invité le chancelier Olaf Scholz. Steinmeier est entré en politique sous Gerhard Schroeder, depuis belle lurette l’homme de confiance de Gazprom, le plus visible des lobbyistes russes en Allemagne et une sorte d’ami personnel de Vladimir Poutine. On lit dans les journaux qu’ils avaient, lors d’une réunion de l’OTAN (en 2016), Steinmeier en tant que ministre des affaires étrangères et Angela Merkel, fermement refusé l’adhésion de l’Ukraine dans l’alliance militaire. Pour Steinmeier, on dit qu’au centre de ses intérêts étaient ses bonnes relations avec la Russie. Les Ukrainiens ont sans doute des informations de premier ordre sur ses relations avec la Russie, autrement il aurait été difficilement imaginable qu’ils l’offensent ainsi personnellement en compromettant les bonnes relations avec l’Allemagne dont ils ont tant besoin. Sauf que celui-ci est sorti du chapeau de Schroeder plus ou moins. Depuis qu’a débuté la guerre d’Ukraine, s’effondre lentement une partie de l’image d’Angela Merkel, récemment escortée du service en tant que politicienne qui aurait marqué son époque. Son règne est appelé « l’ère Merkel ». Là, ses fréquents entretiens avec Poutine du moins remettent en question ses capacités, posant en fait la pénible question de sa politique envers l’Ukraine. En tout cas, le nouveau gouvernement allemand de sociaux-démocrates et des Vert a déjà, en plein cataclysme, plus fière allure. Si avec le malheureux Steimeier Angela Merkel avait soutenu l’adhésion ukrainienne à l’OTAN, cette guerre désastreuse vraisemblablement, probablement, n’aurait pas eu lieu.
traduit par Yves-Alexandre Tripković
Journal de Guerre en Ukraine
est simultanément publié en croate
sur les pages du magazine politique et culturel en ligne Forum TM
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