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  • Photo du rédacteurNenad Popović

Le territoire Leipzig I - Abstractus



Avant, lorsque j’allais à Berlin, à Berlin-Ouest, Leipzig était abstractus. Un des panneaux routiers sur l’autoroute transitoire entre la Bavière et Berlin. Une plaque d’étain, pas trop grande, avec des lettres disant Leipzig et la flèche courbée vers la droite feignait d’être une signalisation routière, mais exprimant en vérité l’interdiction. Aux voyageurs à Berlin (Berlin-West) il n’était permis que de conduire droit devant, en respectant la vitesse absurde de cent kilomètres à l’heure, au long de la route comme dessinée par une règle à travers la vallée pile à la hauteur de Leipzig.


Lorsque émergeaient les annonces "Leipzig" puis la voie de déviation, je ne me concédais pas plus qu’un bref regard sur le côté, un mouvement furtif de la tête en direction de la ville, ou plutôt là où la ville devrait être, à droite, à l’est de la ligne. Avec l’espoir de pouvoir remarquer quelque chose - une tour d’église, un immeuble, une cheminée d’usine. Mais rien ne pouvait être vu si ce n’est le doux paysage de verts pâturages. Leipzig était un fantôme. La seule preuve matérielle qu’il soit en vie était le croisement de l'autoroute en plein milieu du paysage, même si le trafic y était faible. Dans la direction de Berlin l’autoroute était puissante et le trafic dense c'est pourquoi l’intersection semblait plus vide encore, quasiment déserte. Quelques camions de la marque IFA sortant ou s’engageant dans la puissante voie, des Trabant ou une Wartburg solitaire. Le trafic bourdonnait en se projetant droit devant, vers le point de fuite éloigné.


Vu que Leipzig était une ville importante, comment ne pas vouloir bifurquer brièvement, y prendre un verre ou faire un petit tour - ne serait-ce que jeter un coup d’œil sur cette ville classique de la culture allemande. Mais cela ne pouvait même pas être envisagé. Dévier de la ligne de transit - officiellement : "la quitter" - plonger dans ce paysage vert derrière lequel était la ville dérobée, plonger dans la RDA était une infraction grave, un acte criminel. Ne serait-ce qu’en tant que voyageur-passant - officiellement : "voyageur en transit" - on était juste toléré sur la route de cet État, on nous laissait passer charitablement, c'est pourquoi on conduisait ces trois cent kilomètres lentement le ventre serré. Inspecté à l’entrée, inspecté à la sortie, pendant le

passage ouvertement observé par les membres de la Police populaire de la RDA aux visages pétrifiés et regards glacials. Ils garaient souvent leurs Lada vert pâle-blanches sur des élévations stratégiques au bord de l’autoroute, d’où ils voyaient à des kilomètres au loin. Comme s’ils attendaient l’arrivé des chars. Parfois ils avaient des radars, parfois de longues jumelles, parfois ils ne faisaient que se tenir au bord de la route, muets tels des statues.


Celui qui s’acheminait en voiture vers Berlin-Ouest, cette formation que les impérialistes revanchards avaient extirpé de la chaire saine étatique communiste, en payait le prix. L’excursion au paradis était interdite. À moi ce bref saut à Leipzig. Ainsi cette ville demeura une grande absence dans les champs verts de la Saxe.


Oublie le virage vers Leipzig - vous n’êtes pas les bienvenus, me faisait comprendre clairement l’État de RDA. Librairies, Gewandhaus, un verre, une promenade ? Cela, camarade, ne vous est pas accessible. Dans votre cas ne vaut pas l’amitié entre les peuples. Alors que sur un viaduc peu avant le virage était clouée la banderole longue de dix mètres promouvant Leipzig en tant que ville de foire : Internationale Messe Leipzig. Elle me ricanait à la face.


Je comprenais très bien ce que me disaient ces gardiens muets, et l’interdiction et la menace je les ressentais de tout mon corps. Car j’avais le passeport et la plaque d’immatriculation de la Yougoslavie révisionniste, l’autocollant ovale YU et j’allais à Berlin-Ouest. Le traître multiple du vrai socialisme, digne d’un mépris multiple, car l’honneur du communisme je l’avais vendu au rabais. Là sur la route transitoire comme sur un plateau se dessinait clairement mon vrai caractère profondément corrompu.


Il convient de souligner en plus que sur l’autoroute transitoire l’on n’osait pas non plus lancer le regard vers les citoyens de la RDA, qui conduisaient en parallèle dans la deuxième voie, devant et derrière. Personne ne voulait mettre qui que ce soit en position inconfortable. Un sourire, une gentillesse dans le trafic, un échange de regards aurait provoqué la sympathie, ça se trouve même de la joie.


À la place tous regardaient sèchement devant eux, feignant le désintérêt. Avec le tempo monotone de maximum cent à l’heure. Guidés par la main invisible de la Volkspolizei, nous les voyageurs à Berlin-Ouest endossions le rôle de l’invité indésirable et les locaux dans leurs voitures jouaient pour nous l’indifférence glaciale. Sur la double colonne de l’autoroute se déroulait le ballet de la peur et de la résignation. La simulation collective était aussi colossale que triste. Car alors que moi j’aurais bifurqué avec plaisir vers Leipzig, car nous tous les Occidentaux aurions dévié avec plaisir à Leipzig, mais là comme sans émotion aucune on poursuivait la conduite, comme pressés d’arriver à Berlin. D’autre part, je pourrais parier que de nombreux locaux, surtout ceux qui samedi et dimanche sortaient sur l’autoroute, entreprenaient ces tours sur la route transitoire aussi pour pouvoir se convaincre que nous autres existions, pour pouvoir voir concrètement et éprouver que la vie normale existe toujours, pour se convaincre qu’eux-mêmes sont plus ou moins des gens normaux, comparables.

"Leurs" et "nos" regards inexpressifs étaient par conséquent des bribes du code de l’entente avec des prisonniers, disant que dans notre for intérieur nous savons ce qu’éprouve l’autre, signes d’une solidarité muette - et du deuil commun. Quand je me rappelle aujourd’hui de cette colonne mixe de voitures avançant uniformément, elle me surgit en mémoire comme une

procession de deuil, célébration de l’impuissance commune des adultes et leurs familles qui isolées et endeuillées dans leurs cages métalliques l’espace de dix minutes conduisent les uns à côté des autres. - Sinon les enfants sur les sièges arrières des véhicules aux plaques d’immatriculation de la RDA devant nous ne nous auraient pas salués joyeusement et nous ne leur aurions pas souri en retour, au moins à eux. Les enfants étaient hors du contrôle étatique et parental.


Après cela il n’était pas agréable d’entrer dans Berlin, Berlin-Ouest. Le contrôle à la sortie était un soulagement, là c’est derrière nous, et bien sûr qu’il était impressionnant d’accélérer sur l’ancienne piste AVUS, traverser les échangeurs métropolitains auprès du centre de congrès puis plonger dans Kurfürstendamm parmi les autobus jaunes à impériale, passer à côté de l’immeuble anthologique de Mendelsohn sur lequel il est en plus écrit "Schaubühne", un des plus importants théâtres des années soixante-dix et quatre-vingt avec le metteur en scène Peter Stein et l’acteur Bruno Ganz. Le sentiment amer de l'autobahn à travers la RDA résidait encore une heure ou deux. Le souvenir de gens tristes s’arrachant du puissant courant du trafic pour bifurquer chez eux - à Zittau, Erfurt, Halle et d’autres innombrables petites villes. Tristes ? Dans cette veine-là en tout cas, s’agissant du sentiment de la vie - sentiment de la non-vie ? - que moi bien entendu je ne pouvais me le représenter précisément, n’essayant même pas car cela aurait été bien trop présomptueux. Mais qu’ils n’étaient pas trop bien, cela je pouvais le mesurer par mon propre soulagement et l’euphorie qui allait me saisir peu après dans la métropole européenne probablement la plus spectaculaire, cette île du néon, cette vie se déroulant jour et nuit, ce caractère extatique que vraisemblablement n’ont que Hong Kong, Macao et à l’époque Beyrouth.


Leipzig n’avait aucune chance, il était emprisonné dans sa grisaille, un nom sur un bout de tôle, vidé de toute vitalité. Plus tard je témoignerai que cette ville existe, et comment. Et ensuite que l’inaccessible "Erfurt" de la plaque est une des villes des plus charmantes de l’Europe centrale.








P. S. La route à quatre voies München-Berlin était un des premiers autobahn sur lequel Hitler insistait. C’est parce qu’il lui fallait souvent voyager de Munich - "la capitale du Mouvement" où il avait été domicilié - en passant par Regensburg, ce qui était une route certes charmante mais longue et pénible, même si les riches sponsors l’avaient déjà dans les années vingt équipée de véhicules puissants. Il fallait passer la nuit, ce qu’il faisait à Bayreuth à l’hôtel Elephant, rendant visite à cette occasion à la famille Wagner - celle de Richard Wagner - avec laquelle il entretenait une amitié forte car l’idée nazie ne leur était pas étrangère. Le caporal était un invité cher et pour peu intime à la villa Wahnfried et pour les enfants une sorte de "tonton". Sinon lui-même il ne conduisait pas, mais avec la limousine avait aussi son chauffeur, le "légendaire" bien sûr Julius Schreck. Il voyageait avec son groupe de mâles, le "cercle restreint de collaborateurs", alors il leur arrivait de s’arrêter au bord de la route, de s'assoir sur la pelouse et Rudolf Hess jouait de la guitare.

Évidemment que le conquérant de Berlin avait besoin de cette voie rapide et le premier autobahn intégral était le München-Berlin. La conquête politique du Berlin rouge, il l’avait confiée à Joseph Goebbels, policière à Hermann Göring. Même si lui-même avait opté pour un déplacement plus rapide à travers l’Allemagne : par avion.




Bruno Ganz interprète Adolf Hitler

dans La Chute d'Olivier Hirschbiegel.





traduit par

Yves-Alexandre Tripković





la version radiophonique en croate du Territoire Leipzig I - Abstractus de Nenad Popović

Memoir, avec la voix de Zlatko Ožbolt, rédactrice en chef Biljana Romić, HR3


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