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  • Photo du rédacteurNenad Popović

Journal de guerre en Ukraine : 8e semaine


© C215






jeudi 14 avril 2022, le 50e jour de guerre


Comme presque chaque jour, je me lève à l’aube, avec la première lueur matinale. Le plus souvent en sueur. Et comme aujourd’hui souvent accompagné d'images cauchemardesques, « pensées » sur la guerre en Ukraine. Cauchemardesques dans le sens de l’impuissance. Cinquante jours que je suis complètement plongé dans le drame belligérant, qui est bien plus que cela, à savoir l’infinie maltraitance de la population par les Russes, du coup cela se répercute sur moi. L’absence de n’importe quelle convention ou d’honneur est profondément choquante. Surtout étant donné que le cadre général du conflit est amoral, l’attaque du bien plus fort sur le plus faible. Alors la séquence qui s’échoue avec la maltraitance de la population est effrayante. L’adulte non seulement attaque l’enfant mais le tabasse après l’avoir maîtrisé. Qu’il existe le sujet de ces agissements, que cela ne soit pas une déviation, un incident, une aberration, car pouvant être concrètement géographiquement et sociologiquement localisé, pour moi cela est d’autant plus dévastateur vu que cela renverse l’image du monde dont les fondations sont l’humanité. Ça ne me sert à rien de savoir qu’en Russie existent les gens qui sont contre, qui pensent et ressentent la même chose que moi. Au contraire, cela ne fait qu’accroître mon indignation, vu qu’ils sont en minorité. Ce que je ne note pas en tant que spéculation, mais sur le fond de mes intimes rêves cauchemardesques, l’état dans lequel je suis et qui ne peut être ma propre psychose, car cela aurait été trop con. Je peux mécaniquement constater que les dix ans en arrière je lisais, sans savoir à vrai dire pourquoi, toute une série de livres sur la Russie, bien attentivement et disons en profondeur, et ils étaient tous volumineux et pour la plupart des ouvrages de spécialistes, bien détaillés. Voilà pourquoi aujourd’hui je m’intéresse à ce qui traversait l’esprit de centaines de marins russes pendant que sur les escaliers en fer ils se précipitaient pour quitter le cuirassier Moscou dans lequel avait explosé la munition stockée (selon l’explication officielle) voire que le bateau ait été frappé d’une roquette ukrainienne, ce qu’affirme le maire de la proche Odessa. Sur un tel bateau il doit y avoir plusieurs centaines de marins. En sauvant leur peau, à quoi pensaient-ils ?


Je suis à la page 300 du Livre noir du communisme, qu’évidemment maintenant je lis différemment. Deux choses sont maintenant apparentes. La première est que les bolcheviks/communistes durant des décennies menaient la guerre contre l’Ukraine, principalement sous le slogan de la guerre contre les koulaks, ces riches paysans propriétaires. La deuxième est que dans les moyens de guerre contre la population on compte l’extermination par la faim, la cruauté prescrite contre les civils et toutes sortes de déportations ou renvois dans les camps de travail du Goulag ou dans des contrées tellement éloignées que les trajets infiniment longs dans des wagons à bestiaux bondés provoquaient un haut taux de mortalité. Ce que je suis depuis pas moins de cinquante jours in vivo est donc la continuation de cette doctrine militaire de l’URSS. À quoi on peut inclure la négation de l’Ukraine en tant qu’État ou nation, car sur son propre territoire la maltraitance militaire et policière est légitime. Les 44 millions d’Ukrainiens sont en fait des traîtres à la Russie/URSS.



vendredi 15 avril 2022, le 51e jour de guerre


En pleine préparation pour le dimanche de Pâques, nous nous réunirons pour le déjeuner pascal, mais pas avant midi. Avec les œufs, du fromage frais à la crème, des radis, des oignons blancs, du jambon. Ainsi les habitants de la maison seront pour la première fois nos invités. Tout est comme je me l’imagine c’est-à-dire dans le style en œuvre depuis des lustres en Croatie et comme le rituel le voulait à Zagreb, mais également transplanté par la suite à Kosinožići et dont je me souviens depuis toujours. J’ai acheté dix bottes de radis et tout autant d’oignons blanc, un kilo de jambon fumé et prédécoupé de Karst (le jambon cuit en vente ici est de moindre qualité), un kilo et demi du fromage frais en vrac, un kilo de crème fraîche grasse et épaisse. Višnja fera du pain et découpera la saucisse de Banija qu’on confectionne là-bas exclusivement pour elle. De Trieste Ljiljana apporte des gâteaux qu’elle fabrique à merveille, et on sait que Podravka est une excellente cuisinière. Nous serons treize, huit Ukrainiens, nous trois et Ljiljana avec son amie Laura qui l’a conduite. C’est pourquoi aujourd’hui j’ai façonné aussi une énorme macédoine, comme jamais jusque-là, qu’il m'a fallu la mélanger dans la plus grosse marmite. Au cas où quelqu’un passerait, puis elle peut être gardée dans le frigo pour plus tard. En plus, je la fais selon la recette de Micheline donc plus légère, un peu moins de mayonnaise, en revanche un peu de yaourt et une cuillère ou deux de moutarde. Le jambon de Karst et la macédoine sont des entorses pour Pâques, ou disons des concessions, et tout le monde me parle de ces Grandes tablées ukrainiennes où l’on sert trois fois plus de ce que les gens peuvent manger. Il y a environ un mois, Duda m’a donné une dizaine d’instructions/d’informations de la façon dont en Russie on accueille les invités, d’une manière plutôt semblable voire pareille. Au centre doivent présider les fleurs et la table se doit d’être recouverte d’un choix riche et divers. Si les personnes se pointent sans s’être annoncées et qu’on n'a pas le temps de faire un gâteau, on posera une grande bonbonnière ouverte. Aujourd’hui quand les dames ukrainiennes ont su que dimanche à midi c’était le Jour J, elle ont dit qu’elles prépareront leurs spécialités, des piroshki ou des chtroukli, feuilletés aux pommes de terre.


De telles scènes de cuisine, du repas, de la délectation par la nourriture à l’émigration, en fuite ou dans le danger, Jorge Semprun les a décrites à de nombreux endroits. Dans le roman La Deuxième mort de Ramón Marcader, toute l’histoire du protagoniste se condense lors d’un repas dans un petit restaurant espagnol à Paris.



samedi 16 avril 2022, le 52e jour de guerre


Pour un bon matin quelques minutes d’un reportage de Kharkiv. La journaliste du CNN dans une grande cité aux bâtiments socialistes est en première ligne du front, un kilomètre et demi plus loin se trouve la ligne russe d’où sans cesse parviennent des tirs de chars et des roquettes. Les immeubles à moitié démolis, voitures brûlées, un homme portant un sac passe précipitamment. Les soldats dépêchent la journaliste et l’arrachent du champ de bataille. Ils disent qu’il y a des snipers russes à proximité et que les roquettes expulsent, « parsèment » des mines. Prélude à Pâques. J’en suis malade à l’idée même de ce que doivent ressentir nos invités. Le frigo rempli pour demain d'une vacuité sans nom.


En Russie a été bloquée la page web de Radio France internationale avec ses émissions de débat, que j’écoute souvent. Là-bas, le pouvoir a bien peur de quelque chose, vu le nombre de ceux qui maîtrisent le français. Alors que RFI est quasiment entièrement consacrée aux événements dans l’Afrique francophone. Le pouvoir à Kremlin craint sa propre ombre. Sachant que toutes les interdictions à la télévision ou sur l’internet sont une pure aberration. Toutes les radios dans les appartements et les voitures ont des grandes ondes, et la diffusion radiophonique dans toutes les langues parle sans cesse de la guerre en Ukraine répétant toutes les dépêches d’agences. Il est impossible de retirer aux citoyens russes leurs portables et les postes de radio. Je pourrais parier qu’avec chaque interdiction de médias d’information, les Russes se transforment en nation la plus informée au monde. Ce qui est interdit devient d’autant plus intéressant. Parallèlement, les médias du régime font de la propagande des médias « étrangers », apparemment de plus en plus alarmants qu’ils mentent tous et qu'ils délivrent des intox. Avec l’escalade de la censure, qui prend de plus en plus des formes grotesques et irréalistes et tend à ce que le courant soit coupé aux Russes, il est de plus en plus clair que le principal champ de bataille de Kremlin est la Russie, et l’Ukraine ce qu’Emmanuel Todd avait nommé la guerre théâtrale, pensant à l’époque aux États-Unis qui étaient érigés en empire mondial. Ceci aurait expliqué pourquoi dans les premières semaines de la guerre la police avait instantanément et énergiquement avec des forces incalculables reconduit la poignée de manifestants lorsque ceux-ci se pointaient sur une place. Pour quelques citoyens débarquaient les autocars de police. L’équipement des policiers était celui du combat contre les grosses manifestations. La raison ne pouvait pas être la peur d’une dizaine, vingtaine de citoyens mais la crainte qu’autour d’eux pourrait rapidement se réunir la masse. (Se fondant probablement sur d’excellentes informations venant du service de la surveillance des citoyens.)



lundi 18 avril 2022, le 54e jour de guerre


Hier, à la table pascale « nos Ukrainiens » expliquaient à Slađana que ce qu’elle entend c’est bien du russe car ils sont tous Russes, d’ailleurs comme tout le Kharkiv. L’ukrainien, ils ne le parlent qu’à l’université, l’école etc. Du reste, Nikolaj est né à Belgorod, ils mentionnaient aussi Koursk. Lors des adieux auprès des voitures, aux deux jeunes femmes Slađana a adressé le salut « Slava Ukraini ! » et elles lui ont répondu en duo « Slava geroiam! » Ils célébreront la Pâque orthodoxe avec des amis, Ukrainiens des environs. La porte d’entrée et la table étaient hier décorées de branches sur lesquelles étaient ficelés les œufs de Pâques aux couleurs nationales d’Ukraine, avec beaucoup de décence. Leçon du nationalisme républicain.


À la télévision russe les journalistes et je ne sais qui font du vacarme, je le lis aujourd’hui sur quasiment toutes les pages web des médias. La guerre totale de l’armée russe avec les odieuses tueries en masse de civils s’est entre-temps hissée à la hauteur de la bestialité de la Wehrmacht et de la SS dans « L’Incursion en Russie ». Se répand la rumeur que Poutine, tout comme Hitler, est devenu complètement inaccessible en personne, le chancelier autrichien qui est allé lui rendre visite à Moscou a lui aussi dit quelque chose dans le genre.


Ce qu’il y a pourtant de plus étonnant est qu’aussitôt, le premier jour de l’attaque sur l’Ukraine, la Pologne et elle avaient ouvert leurs frontières pour s’unir dans un immense ensemble territorial, à tous égards, celui du flux militaire tout autant. De la taille au moins de celle qu’occupe l’Allemagne. À cet espace formé du jour au lendemain il faudrait inclure aussi la Lituanie et la Slovaquie (si ce n’est aussi la Tchéquie), ce qui est pour la Russie un espace imprenable, tandis que l’Europe de l’Ouest est tombée des nues. Est apparu le spectre de la Sarmatie, de la République tripartite de Pologne-Lituanie-Ruthénie et du grand-duché de Lituanie en temps réel littéralement de la Baltique jusqu’à la Mer noire, de plus l’abandon soudain de la neutralité suédoise à cause de l’Ukraine, de cette perspective-là triple le déjà vu historique. Cette espace la Russie depuis toujours ne pouvait se le départager qu’avec l’Allemagne : l’occuper seule ne le pouvaient ni l’une ni l’autre. Il y a dix ans ces réflexions auraient été de la fantaisie invitant à la moquerie, mais bon sang de quoi je parle. Et là, il en est ainsi, la Russie combat de facto avec l’Ukraine et la Pologne - au moins avec elles. Jusqu’à quelques semaines en arrière le plus grand problème européen était la Pologne, et ces derniers quatorze jours c’est devenue l’Allemagne « avec ses intérêts » en Russie et pour la Russie. L’Allemagne qui en Europe n’est par le pays des plus sympathiques, était pourtant la plus grande et la plus riche… mais là, elle n’est plus la plus grande - depuis que s’est formée l’alliance organique de la Pologne et de l’Ukraine. Il n’y a que les Verts en tant que parti de jeunes générations exempts de préjugés qui exigent l’envoi de l’armement lourd aux Ukrainiens.



mardi 19 avril 2022, le 55e jour de guerre


Žarko Puhovski rien. Il commente sur N1 une affaire avec des généraux croates à la retraite à la Domazet Lošo, donc une affaire dont les protagonistes sont des chauffeurs. Énigme : depuis des semaines qu’il n'élève pas sa voix sur ce sujet et que de sa position il ne se prononce pas d’une façon méritoire. En parlant de lui, S.B. rit. Alors que, comme l’a annoncé hier soir Volodymyr Zelensky, l'offensive russe massive a commencé sur le Donbass, cette région dont la taille est quasiment identique à celle de l’Autriche. Puhovki timidement, aux questions et remarques de l'animatrice bavarde, s’avance quelque peu sur Poutine, et tout à fait étrangement, en le mentionnant dans cette scène avec un parapluie pendant la Coupe du monde de football, que j’avais explicitement mentionnée dans l’interview pour Forum.tm : donc, soit il m’a lu et il s’en est servi comme sur un plateau d’argent (que dire de plus), soit nous sommes tous deux dans une merveilleuse harmonie de l’observation et de mémorisation de ce qu’on nomme de minuscules détails. Il n’en demeure pas moins qu’il s’est cantonné dans la sphère du feuilletonisme viennois ironique et hyperbolique. Alors que c’est une personne qui s’articule en s’appuyant toujours sur les fondements de la philosophie et de la théorie de la société. Cela me touche car je le connais depuis pas moins de soixante ans, et d’autant plus car ses paroles sont depuis des années des repères méritoires du plus large public en Croatie, et bien évidemment le mien tout autant.



mercredi 20 avril 2022, le 56e jour de guerre


Les propriétaires du chat Jerry/Jere sont venus le chercher. Comme j’étais en ville je pouvais me dispenser d’assister à cela. Puis toute l’après-midi je versais des larmes. On s’est vraiment attaché à ce chat. Il s’est rétabli chez nous après avoir quitté son biotope kiévien, toute odyssée qui a suivi pour être finalement arraché aussi de la famille avec ses deux chats avec lesquels il a grandi pour être enfin déplacé chez nous dans l’hébergement de secours. Nous bien malheureux, et Jere enfin à partir d’aujourd’hui chez lui, car la famille s’est installée, l’appartement avec sa grande terrasse, le gamin de huit ans qui a grandi avec ce chat. Jusqu’à dans ce genre de détails, dans des petits épisodes lyriques, l’horreur ukrainienne recouvre tous les registres, elle est infâme cette attaque russe sur tout. Je n’aurais pas eu droit à cette phrase si ce petit chat dans l’appartement à Pula ne se faufilait pas entre mes pas.



traduit par Yves-Alexandre Tripković





Journal de Guerre en Ukraine


est simultanément publié en croate

sur les pages du magazine politique et culturel en ligne Forum TM




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