top of page
  • Photo du rédacteurJurica Pavičić

TOUS LES VISAGES DE JOKER









Elle est quelque peu maudite la symbolique que le plus fameux des films sur Batman, celui de Tim Burton, eut sa première en juin 1989, quelques mois à peine avant que le mur de Berlin s’écroule avec fracas. En effet, c’est comme si ce film avait prédit ce qui allait arriver une fois le mur tombé.


La scène qui prévoit le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui se déroule à la fin du film. Gotham est lasse de résister au monde sans loi, Batman discrédité. Les gens en ont raz-le-bol de l’État de droit et de la démocratie. Ils veulent un monde plus simple, ils veulent un messie du monde du spectacle. Bref, ils veulent Joker. Et ils auront Joker. Joker entre à Gotham en vainqueur, en fanfare et avec faste. Il arrive avec la parade bourrée d’un kitch festif et jette de l’argent à la foule qui le scande. Les billets volent tout autour, la foule se bat pour s’en saisir. Ce moment de cinéma est la description exacte de l’instant dans lequel nous vivons 30 ans plus tard. La description d’un monde dont les rênes sont tenues par les « jokers », Berlusconi, Boris Johnson et Trump. Le personnage qui attise l’imaginaire du peuple Et au fur et à mesure que notre monde graduellement devint celui sur lequel règnent les « jokers », de même le personnage de Joker attisa de plus en plus l’imaginaire du peuple. Le personnage du scélérat éternellement souriant, amusant et jovial s’est depuis belle lurette émancipé de son rôle d’un « ordinaire » méchant dans la BD du super-héros. Tandis que les autres méchants, de Magenta à Catwoman, sont restés ce qu’ils étaient, des héros secondaires dans les histoires des autres, cela n’est pas le cas avec Joker. L’archi-ennemi de Batman est durant les 30 dernières années devenu, non sans raison, le sujet d’une fascination subculturelle. L’apothéose de cette fascination est le film Joker de Todd Phillips. Dans ce film Joker n’est plus juste l’ennemi. Dans ce film Batman n’y est même plus. Ce film est le drame d’un psychopathe dissimulé derrière une face ricanante. Ce film ne figure plus sur l’étagère des spectacles sur les super-héros, mais dans une toute autre niche - celle des films d’art qui aux festivals tels que celui de Venise raflent des prix. Si cela n’avait pas été évident jusqu’à maintenant, là ça l’est - pour la société et la culture actuelles, le personnage de Joker est devenu obsessivement important. Personnage d’une BD, Joker est pour la première fois apparu en public au printemps 1940, à peine dix mois après que son archi-ennemi Batman avait surgi. On le voit dans le premier album autonome sur Batman, c’est le premier de ses ennemis réguliers. L’histoire de la BD nous enseigne que la paternité du psychopathe ricanant est partagée par trois personnes : le scénariste BD Bill Finger et les dessinateurs et scénaristes Jerry Robinson et Bob Kane. Il paraît que le trio de co-auteurs des premiers Batman trouva le personnage du Joker lorsque Robinson avait un jour apporté au studio une carte avec le dessin du Joker. C’est le comédien expressionniste allemand Conrad Veidt qui a servi de modèle pour la visualisation du méchant. Il est admit que l’inspiration pour Joker avait été tirée du personnage créé par Veidt, le héros difforme et ricanant Gwynplaine du film muet L’Homme qui rit (1928) du réalisateur expressionniste allemand Paul Leni. Durant l’âge d’or de la BD, jusqu’à la moitié des années 50, Joker sera le plus tenace et le plus populaire des rivaux de Batman. À cette époque, apparaissent quelques-uns des tours typiques de Joker : de la liquidation des ennemis avec le tranchant de la carte jusqu’aux blagues pratiques tels les poignées électriques et les bouquets de fleurs létaux. Déjà à l’époque, Joker a cette dimension ludique, enjouée, on l’associe à sa polychromie et son rire. Mais fondamentalement c’est un tueur en série et un psychopathe. Lorsqu’au milieu des années cinquante s’est déclenchée la vague d’une panique morale due aux bandes dessinées qui corrompraient la jeunesse, les éditeurs assouplirent leur contenus en y supprimant la violence excessive. À cette époque, Joker avait été quelque peu poli, penchant plus vers un farceur malveillant, entre un vrai méchant et ce qu’on nomme à Hollywood sidekick comic. Joker disparait tout doucement de l’univers de Batman après 1964, lorsque le travail éditorial à DC Comics est confié au rédacteur en chef Julius Schwarz, qui n’aimait pas ce personnage. Ainsi par exemple, entre 1969 à 1973, Joker n’est pas du tout apparu dans les pages de la BD. En ces années-là, c’est pour la première mais pas la dernière fois que le médium des images mouvantes redonne vie à Joker. De 1966 à 1968, la télévision américaine diffuse la série enjouée et

auto-ironique Batman de William Dozier. Le personnage de Joker, joué par le Mexicain Cesar Romero, s’accordait parfaitement à la série auto-ironique et loufoque. Joker est dans la série (à nouveau) un des principaux méchants, ainsi dans un des épisodes il transforme par exemple le Conseil de sécurité de l’ONU en ampoules remplies d’une poudre multicolore. Vers un public plus mûr Même si dans les années 70 il a des épisodes qui lui sont consacrés, il passe tout de même au second plan. Cela change dès la fin des années 80, lorsque Frank Miller, le plus grand auteur après Bob Kane, se saisit de Batman. L’équipe d’auteurs de l’époque s’adresse à un public plus mûr avec des contenus plus obscurs et dans un ton plus sombre, et Joker en tant que menaçant contraste polychrome s’accommode parfaitement de cette nouvelle redirection iconographique. À la fin des

années 80, le mythe de Joker se voit attribuer les éléments clefs de la construction de son personnage. Joker tue Robin, Joker a, nous l’apprenons, abattu les parents de Batman. Dans l’épisode Killing joke de 1988 son histoire nous est racontée. Joker était, nous l’apprenons dans ce petit tome, un homme ordinaire, ingénieur en chimie qui prenait soin de sa famille tout en poursuivant sa carrière de comique. Vaincu et humilié : il perd sa famille, sa carrière de comique échoue, pour qu’à la fin il tombe dans une cuve de produits chimiques qui lui déforment le visage. C’est ce motif dont plus tard se servira Tim Burton en tant que préambule de son Batman de 1989. Et c’est justement cette épisode « biographique » de Killing Joke qui servira de matrice pour le film de Phillips, Joker. La révolution Jack Nicholson En fin de compte, Batman de Burton de 1989 s’avérera comme étant décisif pour la popularisation de Joker hors du cercle des lecteurs de BD sur les super-héros. Pour le rôle de Joker, Burton voulait Jack Nicholson, et l’a eu une fois que la production a accepté ses conditions capricieuses et la part du lion du gain (le généreux partage des pourcentages contribua à ce que le film malgré une importante audience reste à découvert). Burton à inclus dans le film toutes les caractéristiques

joviales du personnage, des poignées électriques aux bouquets de fleurs explosives. Mais chez le Joker de Burton, il n’y a rien de joyeux et détendu. Le film de Burton avait révolutionné Hollywood en chamboulant toute l’iconographie. Jusque-là toutes les idéologies totalitaires, les satrapes et les autocrates avaient été représentés dans des couleurs sombres des SS (exemple : Darth Vader !). Dans Batman c’était tout le contraire. Le personnage principal était sombre, mélancolique, lié aux couleurs sombres et à une iconographie menaçante. Le méchant était pourtant joyeux, amusant, dynamique, alléchant pour le monde du spectacle, plein de vie, de joie, de musique et de couleurs. Le film de Burton était politiquement visionnaire. Ce film avait prédit que dans la politique postmoderne les autocrates seront des amuseurs et des populistes souriants, et que les nouvelles idéologies autoritaires avanceront bras-dessus, bras-dessous avec le divertissement, le spectacle, les shows télévisés, les fêtes populaires et la distraction triviale. Le Joker de Burton était le premier leader populiste, avant Berlusconi et Trump. Lorsque Christopher Nolan avait après huit ans d’interruption renouvelé en 2005 la série avec Batman Begins, dans le premier film il avait renoncé à Joker. Mais par contre dans le deuxième il le mit au centre du récit. Dark Knigt (2008) est souvent tenu comme étant le meilleur film sur Batman, et est souvent sur la liste des meilleurs films du XXIe siècle. Nolan a bien rajeuni Joker en offrant le rôle à Heath Ledger qui avait 28 ans. L’excellente interprétation de Ledger demeurera pourtant à

à l’ombre de la tragédie. Joker était le dernier rôle que Ledger endossera. Quelques mois avant la première, le jeune comédien avait été retrouvé mort dans son appartement new-yorkais, surdosé de médicaments. Dark Knight a eu la plus macabre des publicité imaginable, et le personnage de Joker une nouvelle couche morbide de son histoire.

Depuis, on verra Joker souvent dans les séries animées, les jeux vidéo et dans un film en Lego. Il sera de passage aussi dans Suicide Squad joué par Jared Leto. Aux acteurs qui ont interprété le farceur maléfique après les trois plus importants, Cesar Romero, Jack Nicholson et Heath Ledger, s’est joint maintenant Joaquin Phoenix, dont le rôle de Joker est loué même par ceux qui ne célèbrent pas entièrement le film.


L’action dans les années quatre-vingt Joker est au milieux des années 70 devenu le premier méchant d’une BD qui s’est détachée de son héros ayant ses propres épisodes sous son nom. Maintenant cela se répète aussi au cinéma. Joker de Phillips est le film sur Joker sans Batman, sur un solitaire urbain et un amuseur déchu devenu psychopathe. Le film est justement basé sur l’épisode de la BD Killing Joke de 1988, et est conformément situé dans les débuts des années 80. Ce nouveau Joker surgit dans les salles de cinéma dans un monde nouveau, bien différent de celui dans lequel avait en 1989 été créé Batman. Entre-temps, Gotham est discréditée, Joker et « les jokers » sont au pouvoir. C’est pourquoi le personnage de Joker doit nous interpeller plus que jamais.



Traduit par Yves-Alexandre Tripković








bottom of page