top of page

Petites nouvelles posthumes

  • Photo du rédacteur: Nenad Popović
    Nenad Popović
  • 25 juin
  • 7 min de lecture





Kanal RAI News 24, petite nouvelle

Hier soir, le 8 juin 2025, les grands médias reprennent la nouvelle que l'échange des prisonniers de guerre et des cadavres entre la Fédération de Russie et la République d'Ukraine avait été annulée. L'échange avait été convenu lors des soi-disant négociations de paix à Istanbul, cette réunion des représentants des gouvernements ukrainiens et russes.


RAI News 24, que je suis, diffuse l'interview avec un chauffeur routier, me semble-t-il. Il a dans les cinquante ans. Avec le sérieux et l'inquiétude au visage, il explique quelque chose face caméra, gesticulant quelque peu, comme s'il désespérait. Il est au premier plan, sur un grand parking vide. Une vingtaine de mètres derrière l'homme surgit le fond fait de deux grands remorqueurs blancs, garés l'un derrière l'autre. Ils remplissent le cadre d'un bord à l'autre et forment une espèce de mur.


Les caissons pour le chargement sont bien longs, tels des wagons et dans leur ensemble ressemblent à un train de fret. Compositions de camions, au-dessus du moteur de grandes boîtes en tôle et hautes et étroites cabines de chauffeurs des remorqueurs sont de la même couleur. Que les cabines soient étroites dit que derrière le siège du conducteur il n'y a même pas un demi mètre pour le lit où le chauffeur pourrait se reposer ; les cabines un peu plus larges on les voit le plus souvent sur les remorqueurs longue distance trimballant des chargements sur les grandes routes.


Les remorques sont d'un même blanc, neutres et anonymes. Ne portent pas des inscriptions habituelles ou des logos ou quelconques décorations colorées. Tout est esthétiquement pure : d'infinis trains blancs, en dessous de grandes roues noirs. Le blanc n'est pas imposant, ne brille pas. Mais plutôt mat. Lors du laquage, le noir mélangé au blanc avait été pesé au milligramme près : le pigment n'a fait qu’atténuer la blancheur, et on est bien loin du gris.


Le compte rendu télévisé sur Rai News 24 dure moins de deux minutes. Le plan est fixe, mais se termine avec deux brève séquences. Là aussi domine le blanc. Nous voyons des sacs blancs oblongs entassés dans un espace clos. Les sacs sont d'une bonne facture, brillent sous les réflecteurs des caméras. Généreux, aux plis somptueux, beaux comme l'écume des vagues. Ces deux séquences sont brèves, par piété probablement. Et on doit en être reconnaissant, car on se met automatiquement a se demander si les morts sont empilés ou allongés les uns auprès des autres. Lorsque les cadavres sont empilés c'est en effet l'image d'une inhumanité extrême. On le tire de la poétique des fosses communes, sur lesquelles nous avons eu le temps d'en être très bien informés. Nous la devons à la "solution finale", qui a officiellement commencé en 1942 et avec quelques variations et à divers endroits se poursuit au jour d'aujourd'hui. Les détails sont de notoriété publique, et quiconque dit le contraire – ment. Dans la ville bosniaque Tuzla existe ce grand immeuble avec des machines frigorifiques où des centaines si ce n'est des milliers de corps ont été chaotiquement noyés, préalablement fusillés à un autre endroit, là sur le parking ils ont été disposés les uns à côté des autres, chacun séparément.


Les monteurs du compte rendu sur RAI m'ont épargnés le réflexe de l'inspection et de l'évaluation des cadavres, puis de toute façon par précaution j'ai regardé tout le reportages ayant en amont éteint le son. J'ai pu le faire car le reportage avait été diffusé dans le cadre plus large relevant du thème des horreurs de la guerre en Ukraine. Pour me décider d'éteindre le son le sujet m'a suffit, l'intitulé du compte rendu : Dans cet échange la Russie doit remettre 1500 morts et 1200 vivants dont la plupart des derniers sont blessés ou très malades. Combien en échange l'Ukraine doit-elle en remettre, qui ou quoi, cela je l'ai oublié, probablement tout autant.


Mais l'échange avait échoué. Pour l'instant. Combien dure ce "pour l'instant" ? Comment mesure-t-on le temps dans les réfrigérateurs, dans les camions frigorifiques ?


Comment on le mesure dans les cabanes d'hôpitaux et derrière les fils barbelés, ça nous le savons. À-peu-près, de la littérature. La "littérature" (!).


L'affaire avait par contre rapidement évoluée. Là nous sommes aujourd'hui en plein 9 juin. L'échange ! On diffuse en continu de brèves captations professionnelles de ces prisonniers de guerre échangés. Les ukrainiens sont enveloppés de leur drapeaux jaune-bleu ; ils sont tous rasés de près, leurs crânes brillent et ils sont joyeux.


De l'autre côté, les captations témoignent des soldats russes libérés tout aussi joyeux. Eux aussi sont enveloppés de drapeaux, pas russes mais d'autres drapeaux multicolores que je ne connais pas. Eux ils ne sont pas rasés de près.


Le texte du brève reportage m'informe en off qu'il s'agirait de la première partie de l'échange, les autres s'ensuivront dans les prochains jours. On ne précise pas les délais. On ne le sait pas exactement. Mais on sait qu'un des critères de l'échange, établit à Istanbul, est l'âge : que les soldats ne dépassent pas les vingt-cinq ans. – Est-ce que cela vaut aussi pour les soldats russes, je n'arrive pas à le saisir précisément, mais chez les ukrainiens c'est ainsi, sur les images ils sont vraiment jeunes, des gamins, dirait-on. (Je le saurai le lendemain. Des photographies de soldats russes libérés dans l'avion pour Moscou ont été publiés, tout les visages sont quasi enfantins, ils ont la banane, saluent de leurs sièges avec les poings à peine serrés.)


Vu les images il n'y a que des hommes. Le critère istanbuliote était-il aussi le sexe ? Ou n'y aurait-il pas eu de femmes soldats ? Ou il y en a eu, mais les caméras ne les ont pas enregistré ? Ou ils les ont enregistré, sauf que les captations de femmes en uniformes ont-elles été coupées au montage ? Ou ne sont-elles plus en vie ? Ou encore se seraient-elles décidées de rester dans le pays où elles ont été captivées ? Pleins de "ou" dans cette sous-question. Les femmes sont en général des sous-questions lorsqu'il s'agit de choses sérieuses. D'affaires d'hommes. Cependant, cette guerre n'est pas uniquement masculine, au moins pas la défense militaire de l'Ukraine. J'ai vu et écouté quelques reportages de la première ligne de feu où ont été interviewés des femmes soldats ukrainiennes, sous casques, en grande tenue de combat.


De même que n'ont pas été montrés ou mentionnés ces camions réfrigérateurs blancs. Qui ont dû former un convoi, car il s'agissait au total de trois mille corps sans vie, si j'ai bien saisis l'ampleur de l'échange, ce chiffre de 1500. Vu que je suis chroniquement inattentif, peut-être qu'ils en ont convenus au total 1500, donc 750 pour 750.


C'est peut-être mieux qu'ils ne les ont pas montrés. Les enterrements sont bouleversant. Lorsque des corbillards roulent l'un derrière l'autre, plus encore. Je me souviens de la transmission télévisuelle de la colonne de deuil des voyageurs décédés du vol MH17 des Pays-Bas, d'innombrables véhicules funéraires muets dans le mouvement synchronisé, du silence, des couronnes de fleurs. Imagine alors la colonne de véhicules frigorifiques anonymes. Puis le déchargement, le comptage, la vérification et l'endroit où cela se déroule ; sûr que le lieu que nous n'avons pas vu n'était pas beau. Et le salut à chaque sac au pied du camion est au bord de l'imaginable.


Donc, non plus sur Rai News 24 ou où que ce soit il n'y avait d'images de cette partie de l'échange, et probablement qu'il n'y en aura pas. Il ne me reste qu'imaginer deux convois arrivant chacun de sa direction. Ou pas ? Car il se pourrait que cela soit plus pratique de le faire en navette. De l'économie du transport routier nous savons que son but est que le camion ne revienne pas vide. Tout comme d'ailleurs le cargo ou l'avion. Il se pourrait qu'il n'y avait pas de longs convois vu que l'échange des cadavres s'effectue par tranches.


Ça se trouve que les deux remorqueurs blancs sur RAI suffisent pour rouler par-ci par-là, avec des pauses. Si c'est avec des pauses du fait que cela s'opère en fractions, alors le parking qu'on a vu est peut-être le lieu d'attente.


Pleins de "peut-être", là aussi. D'ailleurs, je note pleins de conjonctions, d'adverbes, m'appuie sur toute une syntaxe. J'aurais dû écouter ce que disait cet homme sur RAI, j'aurais pu en éviter une bonne moitié.


Concernant l'échange des morts : il y a quelques mois, en France, lors d'un débat public sur Israël et la Palestine et les otages israélien depuis 2023, un des participants, il me semble qu'il s'appelle Samy Cohen, dans une brève phrase dite en passant s'interrogeait sur le mystère comment le Hamas réussissait-il à conserver les cadavres des otages pour l'échange pendant des mois et des années, alors qu'ils sont tous dans des tunnels, se cachent etc. Il n'a pas mentionné le réfrigérateur-congélateur de même qu'il n'a pas développé sa pensée, que le modérateur de Radio France n'a pas trouvé pertinent de relever.


Mais moi je l'ai fait, par automatisme, par reflet j'ai "développé la pensée" : si à Gaza à cause des bombardements pendant des jours il n'y a pas d'électricité, alors quoi ? Des groupes électrogènes ? Si ça non plus, il existe aussi l'art de l'embaument. Une des méthodes en est la conservation par le sèchement et l'application de techniques chimiques traditionnelles, et on peut aussi garder les cadavres dans du formol, dans les baignoires. Cette conservation des organes est le quotidien des unités hospitalières à la porte desquelles on lit "Pathologies". Le tout s'inscrit dans la science qui se nomme, je me suis renseigné, thanatopraxie ou la thanatologie pratique.


Mais on en revient à la question de l'espace. Si chaque cadavre fait en moyenne un mètre soixante ou soixante-dix, et ils sont 1500, en Ukraine, des deux côté du front il doit y avoir d'énormes hangars où s'affaire un grand nombre de personnel : techniciens et techniciennes chimiste, préparateurs de matières, électriciens, réparateurs, médecins spécialistes pour la pathologie qu'ils surveillent, enfin gardes militaires et professionnels.


À Gaza, ne serait-ce que vingt, trente morts, qui attendent d'être livrés à Israël, dans les conditions qui y règnent depuis le 07/10/2024 doit représenter un défi spatial et une tâche logistique exigeante, qui requièrent un grand dévouement. Bien réalisés, ils délivreront la momie.


La momie pour l'échange. La momie se caractérise par le fait que tout reste tel que, suffit de déshydrater. Aucun doute qu'à tous les proches parents biologiques des otages en Israël des échantillons de l'ADN ont été extraits, pour que les corps morts rendus à Israël puissent être identifiés de manière fiable à 100 %.



traduit par Yves-Alexandre Tripković





*


© 2018 THEATROOM

bottom of page