Lettre à MK
- Ivica Buljan

- il y a 10 heures
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Miroslav Krleža
1893 – 1981
Cher Monsieur Krleža,
Je vous écris le jour anniversaire de votre mort, sur cette ligne brumeuse, froide et précise du calendrier qui prétend représenter la gestion de la vie, une digression dans ce grand Rien, et qui, pour nous qui la vivons, est une embuscade. Vous ririez de ce rituel mesquin, de ce besoin de vous « marquer », comme si vous aviez un jour consenti à être une étiquette, une commémoration, une statue de bronze. Mais j'ai pris l'habitude, chaque fois que je reviens dans notre ville, d'aller jusqu'à la statue de bronze à l'entrée de Tuškanac et à vous parler. Vous, cher Krleža, à nous autres Croates, vous nous revenez comme un bruit désagréable dans le couloir d'une institution, dans le parlement de la place Saint-Marc qu'ils nous ont fermé, comme le cliquetis des ustensiles dans le salon d'un nouveau riche qui feint l'harmonie, comme une phrase qui s'étouffe dans la gorge de ceux qui ont l'habitude de parler avec aisance.
Je ne vous écrirai pas au sujet de ma loyauté. La loyauté, chez nous, n'est souvent qu'un autre nom pour la peur. Je vous écrirai sur un voyage. Comment je vous ai porté, vous et vos personnages, vos couteaux, vos ciseaux, vos roses, ces ravissantes fleurs des champs, vos rideaux de soie et vos bannières rouges, à travers les théâtres nationaux, comme on transporte des preuves secrètes, telles une lettre d'amour compromettante, un document politique qui ne devrait pas circuler, et pourtant qui circule, se répand, et quand vous l'avez lu une fois, vous ne pouvez plus dormir tranquillement.
J'ai mis en scène Votre Messieurs les Glembay à Vilnius, à Ljubljana, à Sofia. Trois villes, trois publics, trois manières différentes de contestation, mais la même maison. Votre maison n'est pas une maison, c'est un mécanisme qui produit la décence comme la fumée, et la fumée masque les traces de sang. À Vilnius, Vos Messieurs m'apparaissaient comme une discipline européenne au visage masqué, une finesse balte glaciale qui se nourrit de silence. Je suis tombé amoureux de la ville que vous avez traversée en route pour la Russie, une ville raffinée, avec les plus beaux cimetières du monde et une université mystérieuse. À Ljubljana, votre maison est devenue comme une anatomie privée, un autel familial où se déroule une messe de culpabilité. Ljubljana est un endroit que vous aimiez tant, à seulement cent kilomètres à l'ouest, Bela et vous alliez à Vidmar pour des séjours salutaires, des conversations qui guérissaient la solitude de Zagreb. À Sofia, le théâtre est comme le nôtre à Zagreb, construit par Fellner et Helmer ; ils vous jouaient encore en 1947, et la chère Vesna Parun y répandait des propos à votre sujet. Pendant que je dirigeais les Glembay, j'ai visité ce théâtre thrace, où chaque meuble semblait se souvenir d'un changement de nom, d'un régime, d'un changement de drapeau, et pourtant tout restait pareil : l'argent, la cupidité, l'humiliation, le mensonge. Partout, votre froide vérité est la même, la morale civique n'est pas de l'éthique, mais de la scénographie. À Sofia, des manifestations pour la justice, contre l'arrogance de la richesse.
Et Zagreb, votre Zagreb, où une guerre particulière vous est menée sans cesse : une guerre sur votre identité et sur ce que vous nous imposez. Zagreb, qui se consume ces derniers jours dans la folie de notre réveillon de Noël croate, serait prête à brûler des gens sur ses terres, mais elle ne se rend pas, grâce à vous. La raison se glisse par le chas d'une aiguille et triomphe des ténèbres. J'ai mis en scène chez nous À l'agonie, Vučjak et Arétée, cher Krleža. Et j'ai compris, comme on ne le comprend qu'après coup, que vous n'écriviez pas du tout des « drames sur les hommes », mais des drames sur les mécanismes que deviennent les hommes lorsqu'ils acceptent leurs rôles.
À l'agonie fut pour moi une leçon sur l'amour comme état. Non pas l'amour comme roman, mais comme tribunal. Deux, trois, toujours un témoin dans la salle, toujours un verdict qui plane. Comment les gens s'accrochent à leurs blessures, comment ils se forgent une identité à partir de leur souffrance, comment ils reproduisent toute la structure de la société dans l'intimité : pouvoir, chantage, phrases douces qui sont des coups violents. Il n'y a aucune sentimentalité dans votre Agonie, et c'est là votre cruelle tendresse. Vous ne mentez pas en disant que l'amour sauvera tout. Vous avez montré comment l'amour peut être un moyen de punir l'homme.
Vučjak est l'extrémité de notre enfer croate, une boue qui n'est pas seulement de la boue, mais un système que nous répétons, dont nous ne pouvons pas sortir les roues et où nos chevaux crèvent dans le désert. Notre province produit la brutalité. Je suis retourné sur scène avec comme si je retournais sur les lieux d'un crime, et j'ai vu ce que vous voyez toujours : que la misère n'est pas une catégorie morale, mais une économie, que les humiliés ne deviennent pas automatiquement bons, que la violence se transmet ici comme un héritage. Vučjak expose le retour comme une illusion, et notre foyer comme une grande tromperie. L'homme vient chercher un sens et trouve une hiérarchie du silence.
Arétée me hantait comme une question qui n'a pas de réponse claire. Un médecin. Une éthique. Une action. Dans votre pièce, le traitement est déjà politique, et la politique est toujours une opération sur le corps d'autrui. Je me demandais, Monsieur Krleža, si moi aussi, en tant que metteur en scène, je n'étais pas une sorte de médecin, avec trop de conviction, trop peu de connaissances, avec trop de responsabilités. Car vous ne permettez jamais à un homme de se consoler avec ses bonnes intentions. Vous pressez sans cesse du doigt ce point où le bien se mue en domination, où la vérité s'accroche au pouvoir.
À Podgorica, il y a déjà longtemps de cela, et j'ai mis en scène votre Christophe Colomb. Et ce ne fut pas un récit historique, mais un nerf à vif. Colomb n'est pas un homme qui « découvre », mais un homme qui nomme pour posséder. L'Europe, dans ce personnage, est votre obsession, non pas comme une suprématie culturelle, mais comme un fantasme, la libido de la civilisation, un désir qui se masque sous les traits de la science, d'une mission, du progrès. Votre Colomb n'est pas seulement la condamnation d'une époque, mais un diagnostic de la nôtre : comment une idée devient un alibi, comment une conviction se mue en violence, comment une vision devient la justification de l'anéantissement d'autrui.
Et puis La fête des rois. Oslo et Abidjan. Je dois vous écrire à ce sujet en particulier, car il me semble que c'est là que j'ai le mieux saisi votre dramaturgie tonitruante et désespérée. La fête des rois n'est pas une pièce de théâtre, c'est notre nuit. C'est le carnaval de notre ville où les gens se révèlent comme une masse, comme une machine. Nous sommes la foule zagréboise purificatrice, mêlant riches et pauvres, suicidaires et prostituées, patriotes et hommes forts, notre foule rit tandis que le monde s'effondre. À Oslo, dans la dignité scandinave, La fête des rois a agi comme une lézarde dans un tableau enneigé, comme preuve que même la prospérité n'efface pas le refoulé, elle ne fait que mieux l'habiller. À Abidjan, il a pris une autre dimension, là-bas en Afrique noire, l'Europe, à travers votre texte, s'est soudainement retrouvée dénudée. Non pas comme une beauté qui observe, mais comme une jeune fille qui s'expose devant un géant noir. Là-bas, votre grotesque ne pouvait plus être perçu comme notre asile de fous local, mais comme l'image d'une civilisation qui a bâti ses salons sur les corps des autres, sur les diamants des autres, les fèves de cacao, l'ivoire et le silence des autres.
C'est pourquoi, cher Krleža, je ne vous écris pas pour vous remercier. Merci est un faible mot, et vous n'aimez pas les mots faibles. Je vous écris pour vous faire part de la situation. Pour vous dire que vos textes continuent d'agir comme des explosifs au cœur de l'institution. Chacune de ces maisons, chacun de ces ensembles, chacun de ces publics, tente de transformer le théâtre en un appareil d'apaisement, un appareil d'identité, un appareil de ce doux sentiment d'être « du bon côté de l'histoire ». Mais vous, vous êtes sans cesse la preuve déplaisante que le bon côté de l'histoire n'existe pas, qu'il n'y a rien que la responsabilité, et que la responsabilité est le mot le plus déplaisant car il ne permet aucun réconfort. Et une dernière chose : vous n’êtes pas l’auteur de « nos » traumatismes, mais celui du mécanisme du traumatisme. Cette répétition qui revient dans le salon et dans la fange, dans l’intime et dans l’État, dans la foi et dans le capital, dans l’amour et dans la guerre. Vous êtes l’auteur du moment où la culture cesse de feindre l’innocence. Et moi, vous accompagnant de Vilnius à Zagreb, de Ljubljana à Sofia, de Podgorica à Oslo et Abidjan, je n’ai tenté qu’une seule chose, de rendre visible, et audible, ce moment de cessation de la comédie, que le public sente soudain qu'il n’y a plus de tapis sous ses pieds, mais seulement la terre noire.
Pour finir sur votre tonalité, autant que je peux me le permettre sans me rendre ridicule : si je vous ai fidèlement servi en quoi que ce soit, c’est bien sur votre vieille vérité, odieuse et irréparable : que la civilisation n’est souvent que le plus somptueux déguisement de la barbarie. Et que le théâtre, s’il doit être une institution, doit aussi saboter sa propre institution.
À l'anniversaire de votre mort, avec votre turbulence,
Ivica Buljan
Traduction de Nicolas Raljević
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