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  • Photo du rédacteurNenad Popović

Journal de guerre en Ukraine : 12e semaine


© Jef Aérosol





jeudi 12 mai 2022, le 77 jour de guerre


Višnja fait savoir que les Ukrainiens font leur valises tout doucement. Ça me retourne l’estomac. L’expérience de l’impuissance, de ces malades au Kremlin jusqu’aux horreurs que les Russes commettent sur le terrain, jusqu’à ma propre impuissance privée à pouvoir ne serait-ce qu’un peu amortir les conséquences. Je regarde les tas de livres dans l’appartement, je pourrais les ramasser et jeter à l’aide d’une pelle, y compris quelques-uns que j’ai écrits.


Dans la newsletter du jour du PEN ukrainien ils disent qu’un million deux cent mille Ukrainiens sont « transférés » (transferred) en Russie. Dont deux cent mille enfants. Par les « camps de filtration » (filtration camps). Pas mal de mots latins dans la nouvelle langue nazie de l’appareil répressif russe.


Dans sa bénigne émission de Radio Pula, Korado Korlević a présenté la thèse qu’il se pourrait que les 20% de Russes qui se sont déclarés contre l’agression sur l’Ukraine émigrent, et que la vraie vague d’émigrants qu’on comptera par millions reste à venir, mais de Russes cette fois-ci. Il a même fait le calcul selon lequel en Croatie ils seraient un demi million à venir. Il a brillé à la fin, avançant l’idée que sur la législation concernant l’avortement ne devraient se prononcer et décider que les femmes politiques et les hommes politiques garder le bec cloué. Je suis resté sur le parking du supermarché pour écouter l’interview jusqu’au bout. Scotché.



samedi 14 mai 2022, le 79e jour de guerre


Višnja fait savoir que les Ukrainiens s’en vont. J’ai de suite mâché un Xanax. Une famille sera quelques jours chez Svetlana Volkova puis ira à Essen - où Adrian va au boulot tous les jours. Un appartement gratuit et du travail seront à leur disposition, ce qui a là-bas probablement été organisé par les Ukrainiens. La deuxième famille déménage à Kukci, donc on reste voisins. Ils loueront un petit appartement cinq cents euros par mois plus les charges. Théoriquement, ils pourraient rentrer à Kharkiv car les Russes se retirent de là-bas, mais la mère, Aljina ou dans le genre, veut que la petite fille passe l’été comme si c’était des vacances au bord de la mer, du coup elle se décidera en automne. Je suppose que les deux familles ont tout au long représenté les Kosinožići comme des vacances et un voyage exaltant. Pour moi ces deux mois ont été une expérience vitale, en me levant et en me couchant je ne pensais qu’à eux. Par quels genres de pensées pouvaient-ils être poursuivis. Une grande consolation, pour eux aussi probablement, c'étaient les enfants insouciants dans le jardin, où d’autres familles semblables venaient pour jouer et se réjouir. Višnja dit que Kosinožići étaient saturés par leurs voitures et qu’à minuit il y avait un tel vacarme à l’interstice devant sa maison qu’elle s’était réveillée pour aller voir s’il y avait un accident ou un incendie. Ils se faisaient juste les adieux après avoir festoyé toute la journée.


L’escrimeur Oleg, en réalité Aleksandar est un tel entraineur star qu’il s’est déjà établit à San José où les rémunérations sont pour nos notions à nous juste astronomiques.


Donc à partir d’aujourd’hui les Kosinožići en mode mer bleue, piscine, transats, parasols, la pelouse finement tondue et les invités bien disposés, chaque samedi la routine des adieux et de la salutation des nouveaux arrivants, mode leggiere. Le 25 septembre arrivent Gabriele et Udo pour une semaine. Peut-être que nous proposerons à la famille qui est à Kukci de revenir, même s’il me semble, et en faveur de cela témoigne l’avancement positif de la situation aussi bien à qu’autour de Kharkiv, qu’ils y retourneront. À suivre, on leur souhaite aussi bien l’un que l’autre, aussi bien qu’ils puissent rentrer chez eux et qu’ils aient ici une adresse sûre.


De plus, depuis des jours les médias disent que l’armée russe s’effondre rapidement. On dirait que le tigre est en papier. De la vieille ferraille plus l’armement nucléaire. Aussi, qu’au Kremlin il y aurait des purges au plus haut niveau militaire et que Poutine lui-même serait gravement malade, le cancer bien avancé ou quelque chose dans le genre. Mais la kremlinologie est un métier à part. Le premier homme des renseignements ukrainiens attise le feu. Qu’en Ukraine ils connaissent les plans militaires pendant qu’ils sont en cours de planification à Moscou. Quoi qu’il en soit, depuis que l’armement occidental a commencé à parvenir en Ukraine, manifestement bien plus avancé que celui de la fabrication russe, la Russie est dans les territoires occupés en défensive. Tout cela et notre petit monde kharkivien qui s’est immiscé dans notre famille.


Seul Dieu sait si je vais pouvoir revenir à la traduction du livre de Martin Pollack, pendant plus de deux mois il m’était à mille lieues et me semblait bien désuet.


18 heures. Višnja fait savoir que les Ukrainiens sont partis. La maison est donc vide. Pour moi plus vide que jamais. Là deux gros verres de rakija, larmes. Dans ces affaires-là bien plus expérimenté, Slađana dit que je n’ai pas droit aux larmes, à la guerre et aux réfugiés arrivent de véritables tragédies. Et que d’ailleurs le 22 nous allons à Kukci fêter l’anniversaire de la fillette qui s’appelle Nika. Tout aussi expérimentée, Višnja leur a dit au départ que nous allons leur rendre visite à Kharkiv une fois « la guerre terminée ».



dimanche 15 mai 2022, le 80e jour de guerre


Masha Gessen, l’intelligent Russe de New York, dans le Der Standard d’aujourd’hui dit deux choses que moi-même j’avais envisagées. Primo, qu’avec l’agression sur l’Ukraine nous témoignons d’un long dernier chapitre de la désintégration de l’Empire russe et qu’à la fin de cette guerre la Fédération Russe s’effondrera. Deuxio, que la carte géopolitique de l’Europe sera d’un aspect complètement différent, ce que j’ai moi-même déduit par la de facto unification de la Pologne et de l’Ukraine, l’ouverture des frontières que les Ukrainiens traversent comme bon leur semble, s’installent en Pologne par millions, ce qui au début était expliqué comme quoi « là-bas ils auraient une farandole de cousins-germains » (!).


La troisième chose que Gessen dit, et sur ça il a écrit un livre remarqué, est que Poutine a systématiquement transformé le pouvoir en Russie en État mafieux, ce qu’il faudrait étudier quelque peu, car qu’est-ce qu’un État mafieux ? Il dit aussi que la Russie n’a pas besoin du territoire ukrainien, mais qu’elle veut faire revenir les Ukrainiens dans l’histoire commune, la choper, la faire revenir au destin de l’empire russe, soulignant que l’histoire en tant que destin est ridicule et le fantasme de tous les dictateurs.


Quoi qu’il en soit, la série de décès mystérieux d'oligarques russes et de disparitions ainsi que de décès d’une douzaine de généraux russes, à la lumière d’une mafia au pouvoir semble quelque peu plus logique, même si mes idées sur la mafia sont enfantines et fabriquées par les films hollywoodiens de Francis Ford Coppola, où l’on exécute les incrédules et les aspirants aux plus grandes portions du pouvoir.



mercredi 18 mai 2022, le 83e jour de guerre


Je récupère tout doucement le départ des Ukrainiens de Kosinožići. « Vivant avec eux » littéralement de minute en minute, je traversais dans l’imaginaire tous les drames probables sans être capable pour n’importe quoi d’autre. J’étais sous tension. Vu la tension qui émane de tout article de presse et discutions menées sur cette guerre, il me semble que mon identification sûrement exagérée, je la partage avec au moins la moitié de l’humanité européenne. Le premier livre que je me suis mis à lire « après » : j’ai pris le Lexique de psychologie publié par Penguin sur quelques mille pages en lisant systématiquement un bon trois-quarts. Le livre de poche est en trois jours quasiment complètement ébréché. En plus un Xanas ou deux par jour ce qui me permet de dormir.


Dans le lexique psychologique j’ai trouvé par endroits des termes intéressants comme l’altruisme agressif dont je suis peut-être moi-même la victime ou le sujet. La définition de l’altruisme en soi est intéressante : faire quelque chose de bien pour l’autre/les autres à son détriment, c’est-à-dire sans calcul aucun que cela par la suite pourrait apporter quelque chose, le retour sur l’investissement. À savoir que, nota bene, ce terme se trouve dans le lexique qui traite d’états psychologiques exceptionnels et pathologiques, en tous cas des écarts de la norme. Sous les termes d’agression et d’agressivité, dans le lexique bien étalés, des détails extrêmement intéressants : par exemple, le prédateur biologique, le plus grand animal qui tue le plus petit, est disculpé de l’appréciation négative, car il le fait automatiquement, instinctivement pour pouvoir survivre. Des notes négatives sont données uniquement lorsqu’ils sont en tant que concepts métaphoriques transférés aux relations humaines. Sous la mobilité sociale et à l’intérieur de ce champ, comme une sorte de « pathologie » ou de désordre est consignée l’ascension sociale (agressive, sans foi ni loi), la montée d’une marche sociale, du niveau du départ « n » au niveau « n + ». De tels détails j’en ai trouvés au moins une centaine. Ils ne sont pas élaborés en détails, mais le simple fait qu’ils soient répertoriés moi cela m’importe pas mal. Dans une société voire communauté régressive et tourbillonnante comme l’est celle de la Croatie, celui qui se tient aux normes paraît souvent à lui-même comme étant excentrique.


En passant, là je comprends pourquoi Boris Pavelić a considéré mes essais dans le livre Ma vie avec eux (Moj život s njima) comme des études psychologiques alors que je les écrivais pensant aux diagnostics sociologiques. À savoir que chaque chapitre peut-être lu aussi en tant que case study. Au cas où il s’agirait de groupes et non pas d’individus isolés, car le lexique spécialisé de Penguin dit qu’existe une ramification, une branche de la psychologie traitant des groupes.


En parlant de la psychologie des groupes, j’ai trouvé un seul passage qui pourrait ne serait-ce qu’un peu expliquer le phénomène de Vladimir Poutine. En partie sous la sénilité, ce qui veut dire vieillesse, et là c’est surtout par son aspect de la répétition des modèles. Mais je n’ai rien trouvé de plus profond ou englobant. Mais apparemment tous les cas psychologiques auraient leurs histoires de maladie spécifiques. Brigitte Haman dans La Vienne d’Hitler - l’analyse de l’enfance et de la jeunesse d’Hitler - s’est sagement arrêtée là. Sur certains épisodes ultérieurs elle a écrit deux autres livres, sur les Wagners et Hitler et sur le médecin de son enfance à Linz, mais là aussi elle s’est abstenue de quelconques portraits plus englobants de la personnalité d’Hitler. Ce qui en sera probablement aussi avec Poutine, sauf si un de ses médecins ne dévoile pas une sérieuse documentation médicale, si possible l’histoire de maladies et dysfonctionnements sur une période longue. Là il est tout à fait stable dans l’état dans lequel il est (à commettre les crimes en chef de l’apocalypse). Cela faisant, peu importe si c'est un groupe qui l’aurait hissé en tant que symbolique figure/porte-parole, ou si c'est lui qui l’a choisi en le contrôlant. Mutatis mutandis, il en était de même avec Hitler. Il était l’idiot utile des élites militaires et agricoles et le leader absolu qui lui-même les faisait fusiller, pendre ou guillotiner. Au passage il est intéressant que Poutine lui aussi ait sa Eva Braun, et l’officielle et non-officielle (trop) jeune partenaire, amante ou ce qu’elle peut bien être. Chez Hitler, Eva Braun fut l’image et le produit de son gros complexe, alors que là c’est l’attribut féodal, princier voire impérial de cette courtisane officielle « couverte d’argent » mais qui la boucle sur tout ce qui touche au politique ou étatique, même si elle sait tout, ça discute et ça conseille le premier prince parmi les princes. Là entre Hitler et Poutine les styles de vie à la cour diffèrent. Eva Braun était l’affaire privée, intime d’Hitler, Eva Braun comme une sorte d’amie-collègue, car il était à vrai dire peintre et amateur d’architecture, et elle photographe qui tournait aussi des films courts « lorsque les amis passaient » les vacances à Obersalzberg. Mais aussi bien chez Hitler que chez Poutine le point de fuite est l’empire, chez Hitler il s’appelait le Reich, chez Poutine c’est la restauration de l’Empire russe, ce faisant, il s’est organisé son setting royal-impérial, il ne lui manque plus que la couronne sur la tête. Il règne déjà mais en costume gris. Psychiatrie en secteur ouvert en format panavision.



traduit par Yves-Alexandre Tripković






Journal de guerre en Ukraine


est simultanément publié en croate

sur les pages du magazine politique et culturel en ligne Forum TM




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