Prenez soin de vous, Monsieur Pollack

Martin Pollack
1944 – 2025
Martin Pollack, un des plus influents écrivains de l'Europe centrale est mort. Il était journaliste pendant des décennies, chez Der Spiegel hambourgeois par exemple. Il se consacrait à ce qu'on appelait jusqu'à peu "l'Europe de est", la Pologne, l'Ukraine, jusqu'à la Moldavie, et il s'est aussi occupé de nous une fois : en érudit, il a écrit sur Zagreb dans son dernier livre La Femme sans tombe, dans lequel il parle de Laško, ce lieu dont, alors que pas plus éloigné qu'une cinquantaine de kilomètres, nous ne savons pratiquement rien.
Le fait qu'il écrivait des livres faisait de l'ombre à vrai dire à son travail journalistique sous le signe de son grand modèle, le journaliste polonais Ryszard Kapuściński.
Son plus important livre de non-fiction, Paysages sarmatiens, il l'a publié en 2005. C'est un recueil d'essais d'auteurs vivant dans l'espace de la Baltique, en passant par la Pologne, Biélorussie et l'Ukraine jusqu'en Moldavie. C'était à l'époque un exploit invraisemblable, avant-garde dirait-on, vu qu'aujourd'hui, vingts ans plus tard, il nous est tout à fait naturel de lire Andrzej Stasiuk, Iouri Androukhovytch ou Andriy Lyubka. Par de tels exploits éditoriaux, Pollack à découvert jusqu'où s'étendait l'Europe centrale, en tous cas au-delà des frontières qu'avaient tracées Claudio Magris et Milan Kundera, et avant Pollack avaient juste été indiquées par Czesław Miłosz avec sa Vilna (anciennement Wilno, aujourd'hui Vilnius) et Elias Canetti avec le Bas-Danube dans son autobiographie La Langue sauvée.
En tout cas, d'un point de vue spirituel, politique et littéraire, l'Europe slave doit énormément à Martin Pollack, lui doivent aussi ceux qui n'ont jamais entendus parler de lui.
Dans ses œuvres, il se concentrait sur deux sujet, l'Europe à l'est de la Laba, et le passé nazi de sa propre famille et l'antisémitisme sous-jacent, couvant. Celui-ci, il l'a décrit d'un manière magistrale dans le livre documentaire, de suite traduit dans toutes les grandes langes : Accusation : parricide. Le cas Philippe Halsmann, en 2002.

Le procédé d'écrire soi-même, avec tout les outils du journalisme d'investigation, le portrait de son père qui fut officier SS et cruel exécuteur, donne une effrayante œuvre littéraire. Effrayante par le contenu, effrayante pour le fils qui l'écrit. Le livre sur son père il l'a intitulé Le Mort dans le bunker, et c'est le seul livre de Pollack traduit chez nous, en Croatie.
La peinture d'une famille "à l'ombre du fantôme", comme le dirait Ivan Lovrenović, des ancêtres de l'auteur déchirés entre le grand nationalisme allemand et le protonazisme, et de l'autre côté la normalité modeste, il l'a poursuivi dans la douloureuse biographie La Femme sans tombe en 2016.
Après la Femme sans tombe il ne pouvait plus écrire de livre volumineux, se battant contre la tumeur maligne et les métastases. Mais jusqu'au dernier souffle il mettait toute son autorité et sa voix intellectuelle dans le soutien à l'Ukraine et sa tragédie, avec son camarade de plume d'ailleurs, Claudio Magris.
Il est mort le 17 janvier à quatre-vingt ans à Bocksdorf dans le Gradišće su sud. Il a laissé derrière lui un grand nombre de livres qu'il a traduit du polonais, ce qui lui a valu des récompenses, et quatre-vingt de ses livres, qu'il a écrit et édité, pour la plupart sur l'Europe centrale et orientale. Certains ont été réimprimés et élargis, comme Le Pays riche des gens pauvres, promenades littéraires dans la Galicie, qu'il a édité avec Karl-Markus Gauss. Le couronnement de son travail de traduction est l'édition des œuvres complètes de Ryszard Kapuściński, qu'il avait traduit en allemand. Les plus importants prix nationaux et europens qu'il a reçu, à quoi bon les énumérer.
Lorsqu'il s'approchait de la fin de son livre sur Laško, où il allait souvent pour ses recherches et enquêtes, lors d'une des toutes dernières promenade auprès de la Savinja, il a croisé une Slovène inconnue d'un âge certain. Elle l'a regardé un instant ce Autrichien dont les racines sont à Laško, a ralenti le pas en lui lançant à voix haute : "Majte se dobro." (Prenez soin de vous.)
Nous en Croatie nous ne savons pas beaucoup sur Martin Pollack. Alors que lui sait tant de choses sur nous. Qu'on lui dise "Majte se dobro, Monsieur Pollack", il est trop tard maintenant, il ne nous reste, à titre posthume, qu'à lui tirer notre chapeau.
traduit par yat