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  • Photo du rédacteurSlađana Bukovac

Micheline Françoise




« Lire était le dernier point d’ancrage. »

Il n’y avait pas de livres, depuis un temps tu ne voulais pas les posséder. Tes affaires sont arrivées emballées dans des boîtes en carton, rangées quasiment de la même manière dont tu les avais laissées dans l’appartement. À l’intérieur de ces boîtes il y en de nombreuses autres, petites et moyennes, en bois, chinoises peintes, métalliques. C’est le signe d’une bonne organisation, et d’un esprit pratique, sauf que dans les boîtes, dans l’ouverture des boîtes, il y a toujours quelque chose d’extrêmement touchant, de parfaitement enfantin. Ce que tu dis sur la lecture en tant que point d’ancrage tu le prononces assise sur le lit adapté pour les malades graves, regardant quelque part dans la direction du plafond, en col roulé de couleur fuchsia. Avant aussi tu parlais souvent de la lecture, en tant que dernière forme de déplacement de ceux qui tout doucement quittent leurs corps. Pour toi ce n’est pas une consolation, mais une possibilité supplémentaire, tout à fait réaliste. Tu lis dans le fauteuil, sur le soleil automnal, couverte d’un plaid léger, somnoles parfois et te réveilles, les traductions maladroites, fautes d’orthographe et coquilles te mettent hors de toi. Entourée de quelques paires de lunettes, sur lesquelles nous trébuchons, elles se perdent sans cesse.

Quand tu prononces ce mot sur la lecture, je ressens quelque chose comme de la jalousie. Pourrais-je jamais m’appuyer à ce point sur la littérature, comme sur un appui total, inconditionnel, vais-je accorder ma confiance à quoi que ce soit, au moment où il sera certain que mon temps arrive à son terme ? Peut-on parler de la littérature sur le lit de mort, est-elle suffisamment humaine, appartient-elle à nos corps ?

À l’intérieur de la boîte, puis d’une autre boîte, se trouve un petit étui en cuir. Il s’ouvre en appuyant sur un bouton miniature, le déclencheur métallique. À l’intérieur, épinglée dans de la soie, s’y trouve la broche en or que tu as hérité de ta mère. C’est un objet extrêmement inhabituel, pour les notions actuelles quasiment scandaleux. Il s’agit d’une mouche, aux dimensions agrandies, aux yeux et thorax en turquoise. Le nom de la bijouterie à Rouen, tout comme l’adresse, est estampé à l’intérieur du couvercle. C’était ton accessoire de mode habituel, sur le revers de ton blazer, bleu foncé toujours.

Ta vue s’éteint littéralement. Même s’il s’agit à vrai dire de la lumière, elle fuit quelque part, se dérobe de tes yeux. Il est impossible de l’approcher ; une fois qu’on t’a déplacée sur le lit auprès de la fenêtre, je te décris le cyprès, son corps massif, la distance à laquelle il se trouve. (Tu voulais un arbre, une chambre de laquelle il était possible de voir la cime, le paysage cultivé.) Je ne comprends pas pourquoi la lumière disparaît, est-ce inévitable ? Qu’est-ce qui s’éteint en premier, et en dernier ? Si tu cesses de voir, tu seras condamné au monde intérieur, sous les paupières. À tout les démons, à l’introspection. Tu décris avec précision les effets de la morphine, ces figures complémentaires qu’elle produit sur les murs. Elle se chassent mutuellement, se mouvent dans l’espace de la vue périphérique. Elles te désarçonnent, tu es hautement descriptive, tu libères une partie de la conscience qui se bat encore, tu expliques, protestes, analyses.


La morphine te fait penser à Sherlock Holmes, Baker Street se trouve dans la ville dans laquelle tu es née. C’est ainsi que tu te relies, justement à l’aide de ce par quoi tu es isolée, détachée. La directrice de la maison de repos regardait l’air surpris tes documents, ton nom et celui de tes parents, les nationalités et le lieu de naissance. Comme si elle regardait quelque chose d’infiniment exotique, la machine à explorer le temps ou la fiction. Il s’agissait de ta vie, simple et linéaire, qui se démarquait à peine de celles des autres, vu que les gens voyageaient, se rencontraient. Ce qui est peut-être la raison pour laquelle nous t’inscrivons ici dans ton âge aussi avancé, dépassant les quatre-vingt-dix ans. Car tu es métisse, la combinaison des gênes, créature imperméable aux dégénérations incestueuses des tribus locales semblables.

J’ai peur, Micheline Françoise, ta mort se déroulera-t-elle avec une décence suffisante, va-t-elle se relier avec logique à ta vie, peut-on du tout parler de la continuité, du voyage unique du début, à la fin.

Bien qu’au début nous ignorons complètement qu’il s’agit de la finale, nous croyons que tout peut encore être prolongé, que ton départ continuera de se dérouler d’une façon extrêmement délicate, par une longue disparition des sens, par la lenteur, par la tête qui aura de plus en plus de mal à se retourner, incessantes digressions dans la conversation. Le pas suivant aurait dû être que tu sois assise dans ton fauteuil roulant, couverte d’un de tes plaids à carreaux, ascétiques, tout à coup redresses le torse en inspirant de l’air profondément, avant de répondre à une réplique d’une façon parfaitement fougueuse, souvent avec indignation. Il devait en rester du temps pour les paysages, la nature qui défile devant tes yeux dans un rythme quelque peu accéléré, la réduction des expériences dans une perspective dynamique ; pour les éléments primaires, l’eau et le vent, le relèvement de la main pour arrêter l’instant, pour des phrases, l’intonation joviale, anecdotes dans lesquelles tu mentionnes des gens "différenciés" - ni intelligents ni sots ; ennuyants encore moins, ou intéressants - "différenciation" signifie à la fois la finesse, et la profondeur. La profondeur de la finesse, la finesse de la profondeur. Ce sont de tels mots, exceptionnels, que préfèrent les gens à la chevelure juive comme la tienne, ces implacables boucles refusant de blanchir. Ta judaïté, la ligne marquante du nez, l’élongation de la physionomie, ton hétérogénéité et ta apatridie, est quelque chose d’universellement chassé, empêché en permanence. Réduit au beau et inoffensif, comme des centaines de lampions s’élevant au dessus de la ville, dérobés de leur propres contenus, mais avant tout dépouillés du poids, volés, arrachés à la gravitation.

Tout aurait dû être limité aux promenades, Micheline Françoise. Aux derniers échanges, à la testamentarité, à la transmission subtile. À la place, tu m’as remise la pochette plastique bleue avec tes documents, avec les données sur ta naissance et ton mariage, comptes bancaires. Comme si tu t’apprêtais à devenir un enfant, tu me charges de l’identité de la personne sur laquelle tu ne réclames plus de droits. Tout cela est avant tout bien trop ordonné, j’ose à peine le feuilleter. En plus, tout à l’intérieur, dans les documents austères, dissout sans répit, attriste. Cette effrayante précision de gens modestes, la prudence, la réduction permanente.

Il n’y aura plus de promenades, car tu t’en vas. Tes yeux, tu les fermes de plus en plus souvent, soudainement je saisis que tu n’es plus dans la pièce, c’est un coup dur car tu existes encore, elle est presque offensante la façon dont tu te retires, t’éloignes. C’est impossible de comprendre, brusquement il est même impossible de discuter. Tu dis tout en monosyllabes, avec un effort palpable, comme si l’existence du monde te gène hautement, te gène dans la lutte d’être quelque part ailleurs.

Ici, à cet endroit pour les vieux, tu es arrivée avec le sac de voyage sport, le même que d’innombrables fois nous déchargions de l’autobus quand tu venais nous rendre visite. À l’époque je servais toujours de la viande, des repas bien gras sur lesquels tu t’économisais comme le font les gens qui ont survécu les pénuries, et les guerres. Tu étais toujours incroyablement pâle, épuisée et joyeuse. À l’âge avancé, tu craignais déjà les voyages, n’importe quels écarts de la routine quotidienne. L’arrivée à la destination s’apparentait à un petit exploit, qui te réjouissait. Tout était là : le désordre de la cuisine, sacs posés au sol, lumières de l’extérieur réagissant au mouvement, chats agités.

Puis est arrivé ce dernier voyage, d’une manière extrêmement subite. En fait il ne s’agissait pas du tout d’un voyage. Toi pour toujours tu partais de ton petit appartement dans l’ombre profonde de la rangée d’arbres, de la maison dans laquelle tu avais grandi, sur les jambes tremblantes et avec des patchs de morphine, par quelques marches, à travers le jardin de devant, traversant le portail métallique du jardin. As-tu réussi à te tromper toi-même au point de croire qu’un jour tu reviendras peut-être, dans ta rue, ta maison ? Non, sans doute non. Tu ne t’es même pas retournée, sautant les adieux. À l’intérieur est restée la cuisine miniature, les tableaux, le balcon miniature duquel tu observais les changements des saisons, les mouvements des animaux, les bourgeons et la croissance. Tout cela tu le faisais n’intervenant en aucune manière que ça soit, sans te mêler, immobile et présente, transformée en lieu où se résume l’image, le contour de la figure qui s’auto-détruit, plonge irrémédiablement, cherche terriblement.


Comment as-tu pu en effet sortir de cette maison, Micheline Françoise, avec le sac de voyage sport dans lequel étaient rangés les robes de nuit, les piles pour l’appareil auditif, le dernier numéro de la rubrique culturelle de l’hebdomadaire Die Zeit, que tu n’as pas réussi de lire ? S’agissait-il de l’amour, qu’il était plus simple de quitter définitivement sa propre maison, pour que la mort de déroule auprès du fils ? Ou de ton côté sacrément pratique, qui implique que la physiologie, tout ce qui n’est pas représentatif, en quoi nous ne nous reconnaissons pas, faudrait le céder aux gens payés pour cela, en non aux proches ?

À vrai dire t’es en colère contre moi. Tu ne peux pas le prononcer, car ce n’est pas suffisamment rationnel. Tu te fâches à l’heure la plus angoissante, tu ne réussis pas à pardonner que je t’ai empêchée de mourir dans ta propre maison, ou à l’hôpital du coin. Qu’il te faut voyager à cause de la mort, à un lieu qui t’est inconnu, où ton fils et moi avons déménagé. Nous partageons le même homme, notre conflit est ridicule, originel. Nous sommes à jamais à mi-chemin ; il est tout aussi difficile d’amoindrir l’antagonisme, tout comme il est d’ignorer l’étrange affinité, qui s’est déployée entre nous graduellement, et artificiellement, comme entre des bords belligérants. Au dernier souffle de la révolte, tu invites l’ami de la famille, médecin, de s’incliner, et s’approcher encore de ton oreiller, tu lui demandes à l’oreille de protéger ton fils, entre autre probablement aussi de moi, phénomène en lequel tu ne peux pas avoir l’entière confiance, car je produis des obstacles, des changements inutiles.

Il existe ce point où nous nous rencontrons, quelque part entre l'animosité et l'affection, tu m’apprends à tricoter les foulards, des heures durant nous produisons d’insignifiants objets en coton, matérialisons la chaleur qui nous fait défaut.

Trois heures jusqu’à la destination finale. Le dernier séjour à ciel ouvert est le verre que tu prends dans la voiture, sur le parking de la station d’essence avec sa vue sur la baie de Kvarner. Devant toi tout s’ouvre enfin, est infini. Il est soudainement clair que les possibilités ne rétrécissent pas, que jamais rien ne nous touchait d’ailleurs, que tout se déroulait d’une manière toute indépendante, quelque part ailleurs. C’est le deuxième point fort dans la même journée, tu as cette capacité de la concentration des forces, tu aspires juste et endures tout ce qui arrive, tu attends l’endroit où tu peux refaire surface, vérifier ce qui reste de toi. Tu règles tout ainsi, plongeant en apnée, ce sport extrêmement exigeant qui te laisse toute épuisée, échouée sur le sable humide. C’est le dernier jour de ta vie. Ce qui s’en suivra concerne le glissement vers la mort, tout se joue sur cette altitude d’où bientôt commencera la descente, vers l’immeuble impossible à aérer car au sein de celui-ci il n’y a aucun mouvement, il est tout réduit à l’étouffement, l’apaisement de irrévocable.

Les hallucinations à la morphine étaient habitées de petites créatures,

rouges et bleues, qui se poursuivent mutuellement exclusivement à la périphérie du champ visuel. Il y en a aussi d’autres, qui ouvrent les perspectives. Derrières les portes des armoires se dévoilent des rues, soudainement disparaît la platitude - la violence de la profondeur, le voyage forcé devant les vitrines connues, passants qui portent ou ne portent pas des chapeaux - la morphine dissout tout sur quoi l’œil tente de se calmer, perce les murs, te pousse à travers les hameaux, des villes entières.

Tu ne peux plus aller seule aux toilettes, ils t’ont mis la couche que tu refuses. Je te dis que c’est un tabou, un tabou inutile. Tu réponds c’est un tabou qu'ils nous inculquent dès la naissance, pourquoi serait-il simple d’y renoncer ? Il ne s’agit pas de cela en fait, du tabou, mais aller au petit coin est ta dernière autonomie. C’est quelque chose dont tu refuses de te priver, jusqu’à ce que le jeune infirmier, qui te porte littéralement ces quelques pas, refuse de le faire de peur qui ton cœur puisse s’arrêter d’un tel effort. Les gens, on les empêche de mourir de manières différentes, il y a un tas d’obstacles entre eux, et la mort. Ainsi aussi ce jeune infirmier, qui refuse à ce que tu meures dans ses bras, il est le complice de cette affaire du maintien à la vie. Le processus de la mort, l’état du mourant, se complique par la cruelle bienveillance des autres gens, la lutte contre la mort qu’ils mènent pour leur propre compte, et bien à contre-pied des intérêts de celui qui s’en va.

Pourquoi ne t’a pas été accordée la grâce de t’endormir le soir, et de ne plus te réveiller ? À ton âge, rien n’aurait été plus naturel du rêve qui se serait tout simplement rallongé ; quelque part aurait dû être possible cette mort simple, c’est juste qu’elle t’a échappé, ou t’a pour une raison ou une autre été retirée.

Profondément dans la neuvième décennie de ta vie, tu rentres dans la mer. Juste avant tu déposes la canne au bord de la petite muraille en pierre, lorsqu’il te semble perdre l’équilibre tu t’appuies sur des inconnus qui se tiennent dans le bas-fond. L’un d’entre-eux, à qui tu t’excuses, te répond en allemand. À l’instant même tu accueilles sa langue, parle vite, avec amusement. Ils sont tous envoûtés, veulent vieillir comme toi, le charme de la longévité lucide. Tu nages longtemps, loin, t’es sans poids, tu peux déployer une énergie incroyable, les articulations et hanches usées ne te gênent pas.

Dans le couloir, devant la salle des transfusions, tu glisses sur le fauteuil à roulettes telle une poupée en tissus au visage empoisonnée, et même si tu m’entends, tu ne parles plus, en rares instants lorsque tu ouvres les yeux, tu focalises avec de plus en plus de difficulté. Je veux que ceci cesse, tu murmures d’une façon à peine audible. Je mens que ceci t’aidera d’aller mieux, c’est que j’y crois encore quelque peu, qu’un bon mois pourrait être volé, ou deux. À d’autres moments je dis la vérité, que nous n’avons pas le choix, si ce n’est de suivre le protocole médical. Tu comprends les sens et les vérités, tout comme les mensonges. D’une manière fascinante tout ressemble incroyablement à l’accouchement, l’effort physique extrême, l’agonie de la douleur, qui est indispensable pour donner naissance à la mort, ce néant, qui soudainement, d’une façon complètement absurde, se transforme en but, en résultat. Devoir investir tant juste pour mourir, en temps de paix, dans la situation qui ne concerne ni la catastrophe naturelle, ni la vengeance. Quelque chose y est profondément dépravé, il faudrait pouvoir te tuer d’une façon ou une autre, il devrait y avoir un lien logique entre la vie de quelqu’un et la mort qui lui appartient, et ceci n’est tout simplement pas ta mort, elle ne te ressemble en rien. Le tuyau à oxygène, l’appareil ressemblant aux aspirateurs dodus exposés sur les boîtes en carton au supermarché t’insuffle l’air dans les paumons, le thorax qui remonte sous le poids, la tête qui lentement glisse en arrière, le sommet de la tête qui plonge de plus en plus en profondeur, la mâchoire pointe vers le plafond, le renoncement des muscles et la permanence des os. La nourriture dont on te gave, toutes ces bananes et ces bouillies, que tu avales uniquement par réflexe, car le métal de la petite cuillère effleure tes lèvres. C’est sans cœur que nous te nourrissons, par notre propre crainte que tu mourras affamée, que quelque chose puisse te manquer à l’instant auquel les gens n'ont plus besoin de quoi que ce soit.

Ceci n’est pas ta mort, et il est flou qui l’a choisi. Comme d’habitude, il est impossible de pointer un seul coupable, la responsabilité est largement répandue, chacun se voit attribuer un petit, en apparence insignifiant bout de complicité. En premier lieu, c’est toi-même qui es fautive, à cause de ta propre sobriété, la confiance excessive aux sciences naturelles, en méthode.

Lorsqu’on me prescrit un médicament, je t’appelle. Tu me demandes de te lire la composition, tu expliques les effets. Je te téléphone aussi quand les chats tombent malade, j’énumère les symptômes. Tu ne poses pas de diagnostiques, tu ne fais qu’établir l’horizon réaliste. Parasites microscopiques, la différence entre les virus et les bactéries. L’action du patient en vue de sa propre guérison. C’est la première fois que je saisis que la guérison est une activité, sous-entends aussi l’intention, et l’effort. La guérison est quelque chose à quoi on se décide avec cohérence, elle ne consiste pas en objet passif de la maladie et le guérisseur qualifié. De la émerge aussi cette mort, les gens normaux meurent de façon à abandonner à temps.

Toi simplement tu ne réussis pas à abandonner, Micheline Françoise. Le jour après la transfusion ton visage pour la dernière fois gagne des couleurs de la chair vivante, tu insistes à ce que je retire la planche qui encadre le lit pour que tu n’y tombes pas. Tu as arraché la couche, il fallait se relever à nouveau, et se diriger enfin aux toilettes. Il est essentiel de se mouvoir, tout se doit d’être lutte, tu as passé des années posant des petits but atteignables, l’épicerie au coin de la rue, deux stations de tramway jusqu’au café, changement de la literie. Effondrement progressif, la biologie, déterminantes naturelles. Tout cela tu le connaissais parfaitement, mise à part la mort en soi. Sur elle il n’était pas possible de savoir quoi que ce soit, personne ne l’a jamais rencontrée, elle n’a jamais existé pour qui que ce soit.

Parmi tes objets, qui sont arrivés en boîtes, il y a beaucoup de photographies, de lettres.

Pesants bols en cristal, que tu n’as jamais utilisés. Il y a aussi des carnets de bal, d’une grande rareté, du avant-dernier siècle. Tu en as toi-même hérité, des générations se sont fondues les une en autres, restaient des chandeliers, assiettes en céramique, paysages et portraits. Le monde de la continuité, portées individuelles, d’un enseignement de qualité. De même, parmi tes affaires est la petite boîte où au même endroit tu gardais les agrafes, les épingles à nourrice, les clous et le ruban adhésif. Ailleurs, en général, les épingles à nourrice se seraient retrouvées avec les outils pour la couture, les clous avec l’outillage de chantier, le scotch là où en général il est impossible de le trouver. C’est parce que le gens en règle générale trient les objets selon les types de tâches auxquelles ceux-là servent, et pas par ce qui les détermine. Tout ce qui relie, attache, est chez toi à un seul endroit. L’intelligence consiste à ce que la perspective soit un tant soit peu changée, que soit réarrangé ce qui en amont avait été établi, qu’avec les mêmes éléments l’on obtienne des solutions plus efficaces.

Tu parles vite, avec essoufflement, joyeusement, dans cette intonation qui est à la fois libérée et fragile, comme un gazouillis. Tu es un tout petit oiseau, tu te nourris des toutes petites assiettes, ne supportes pas le poids des couvertures. La vieillesse est profondément touchante, comme toute conscience qui possède un corps miniature ou extrêmement fragile. Cette disproportion n’est pas injuste, mais fascinante : de la perspective de l’être humain adulte et résistant, tout ce qui peut posséder la personnalité à l’intérieur du corps emprisonné ou ratissé produit une sorte d’admiration semblable au respect profond. Car nous imaginons qu’il s’agit en général des corps. Nous envions les corps, c’est avec que nous rivalisons, disposons. Dans la mesure où ils nous le permettent, car ils jugent, condamnent.

Faudrait-il peut-être que je m’assois à côté du lit, que j’ouvre un livre et que je me mette à lire à voix haute. Sans te toucher, sans tenter de te réchauffer en vain les mains toutes gelées. Tous les jours je pense à ça avant d’arriver, devrais-je apporter un roman de Thomas Mann, ou tout simplement un policier, peut-être l’autobiographie de quelqu’un, ces derniers temps tu évitais la fiction qui prétend au sérieux, la fièvre d’intrigues inventées, expériences personnelles mal masquées.

Je pense à apporter un livre, mais je ne le fais pas. Je n’ai pas le courage d’ouvrir la première page en me mettant à lire à voix haute dans cette grande pièce aux plafonds hauts, où sont allongées encore deux vieilles femmes de ton âge. L'une dans l’état de stupeur après un AVC, l’autre tristement joyeuse, entourée d’une multitude d’objets privés, avec lesquels elle s’efforce de rendre son coin le plus familier possible. Je ne peux m’imaginer à quoi cela ressemblerait, si je me mettais juste comme ça, faire assaut à ton silence, par un texte que je te transmettrais par ma propre interprétation. La lecture sous-entend autre chose, l’absence des voix des autres, la respiration ralentie, tourner les pages avec sa propre main.

Il y a des jours lorsque je déteste une telle proximité de la mort. Dans cet immeuble les gens meurent au quotidien, couverts par des draps ils sont simplement poussés par les couloirs, mais je passe à côté de cela avec indifférence. Ta mort est terrifiante car vivante, jour après jour elle se saisit de toi de plus en plus, il n’est pratiquement plus possible de distinguer ce que tu fus. Aide-soignantes, infirmières qui te rendent visite tous les jours, ne sauront jamais qui tu étais il y a seulement quelques semaines, ou jours. Ce qu’elle traite, l’état de la mort, est tellement stéréotypé, déjà tu gagnes les contours du souvenir qui par une méprise, une méprise bien fâcheuse, demeure réel. Comme ces gens qui se saluent à la gare, puis doivent se regarder à travers la fenêtre de l’autobus qui pour une raison ou une autre n’a pas démarré, alors ils sont condamnés à se regarder les uns les autres séparés par la surface encrassée de la fenêtre, ceux qui ne s’entendent plus mutuellement, ne touchent pas, sont réduits aux visages éloignés parmi lesquels ne demeure plus que le malaise de la reconnaissance. Dans cette situation il est raisonnable de se retourner juste, et partir, sauf qu’on ne peut partir de la mort, personne ne le peut.

À onze heures du matin on nous informe de la mort. Tu ne vivais plus avant même qu’ils aient apporté le petit-déjeuner, à neuf heures. Selon le protocole, la mort appartient tout d’abord au médecin légiste. Il doit déclarer qu’elle s’est présentée, c’est qu’elle se présente, comme s’il s’agissait d’une comédienne, ou d’une pianiste au talent somptueux. Cette présentation est invisible, et brève. On l’évoque uniquement en temps du passé, la présentation de la mort n’est pas une danse enchanteresse, non plus le jonglage aux torches allumées. La mort ne se présente pas du tout, ce n’est que la phrase par laquelle l’on informe que la vie s’est retirée. Ou, dans ton cas, qu’enfin il ne te faut plus vivre, que cette obligation pénible est rompue.

Pourtant, il y a ce creux de deux heures, le sentiment qu’il aurait fallu se précipiter quelque part. La présence de quelqu’un aurait-elle pu avoir une quelconque importance, cela aurait-il d’aucune manière que ça soit réduit la dernière, l’ultime solitude de toute évanouissement ?

Complètement dénudés, comme des enfants, nous ne trouvions pas des réponses à la question où partiras-tu lorsque ton corps ne sera plus. Est-il possible que vraiment tout disparaisse, et repart tout simplement à nouveau, avec de nouvelles naissances, autres destins ? Il ne s’agit pas d’une question religieuse, d’un questionnement sur l’âme. Il est déroutant que la personne puisse disparaître, et même une personne comme toi, Micheline Françoise, qui telle une ancienne architecture majestueuse devrais pouvoir être préservée d’une façon. À l’inverse, tu t’effondrais devant moi, d’une manière absolument inacceptable, telle une bicoque délabrée d’un bidonville. La mort débraillée avec un retard indécent comme l’attente à la station de tramway la nuit, sous la neige, sans aucune chance que l’un se réchauffe, qu’il soit enlacé par la lumière, qu’il se dirige enfin vers le lieu où il serait possible de s’allonger, plonger dans le songe sous ses couvertures.

Tu affirmais que c’est dénué de sens, que c’est presque grossier, de vivre si longtemps. Il devait y avoir un certain malaise, nombreuses personnes à qui tu tenais n’étaient plus, tu es devenue une curiosité, personne hors contexte, la génération inexistante. Mais de la mort tu n’as jamais parlé comme d’un soulagement, ou d’une peur. Tu ne parlais pas du tout d’elle, tu n’allais pas au cimetière ou aux funérailles, c’était le point après lequel plus rien ne te concernait. Tu t’es séparée des tombeaux familiaux, dans les cimetières prestigieux, sous les arcades. Quasiment amusée par ma consternation, le culte funéraire hérité dans la province, ce même argent tu me l’offrais plus tard pour les machines à laver et la vaisselle, la participation au crédit. Ma peur des os abandonnés des ancêtres, dans lesquels tu ne voyais rien si ce n’est des processus chimiques implacables, te paraissait être un atavisme étrange, la croyance des indigènes. D’ailleurs, tu as souhaité la crémation. C’est la seule chose concernant la mort sur laquelle tu ne t’es jamais exprimée. Cela semblait tellement logique que je n’ai jamais demandé pourquoi. Dans un sens, il s’agissait sûrement de la déthéâtralisation de la mort, peut-être même d’une froide estimation hygiénique. As-tu ne serait-ce que quelque peu abhorré l’idée d’être enfermée dans le cercueil, et enterrée ? Je ne peux pas reconstruire tes irrationalités, elles étaient particulières, profondément inattendues. Ou m’est-il difficile de croire en cette espèce de connaissance de soi, qu’il serait possible de mourir en se taisant pendant des jours, sans adieux, et sans regrets.

Je dois acheter des vêtements. Évidemment, tu n’as pas de vêtements prévus pour l’enterrement, et moi non plus je n’avais pas osé les procurer avant que le pathologiste n’ait annoncé que la mort s’était présentée. J’avais tenté de m’efforcer de le faire, mais il y avait quelque chose d’extrêmement indécent dans ce geste, l’achat, l’enfoncement de l’emballage au fond de l’armoire, puis rendre visite à la personne qui vit encore, qui existe. La trahison guette partout, symbolique ou réelle, le mieux que l’on puisse faire pour l’homme mourant est de ne pas lui acheter de vêtements pour les cadavres, de ne pas prévoir et précipiter, de ne s’atteler à aucun préparatif. C’est la dernière tentative du maintien de l’égalité parmi les gens vivants, dont une bientôt sera réduite au corps, qu’il est possible de déplacer et déshabiller, utiliser en tant qu’accessoire de la tristesse, ou rituel des adieux.

C’est un grand magasin, bien pratique. Il me faut trouver un pantalon noir décent, tu ne supportais plus les jupes. Les sous-vêtements, le maillot de corps. Le chemisier qui t’aurait sûrement plu est d’un rose pâle, aux fleurs dont ne sont dessinés que les contours blancs. Je trouve ta taille, mais elle ne correspond plus aujourd'hui. Dû à la raideur, il est indispensable que les affaires soient bien plus amples, autrement on ne pourrait plus les enfiler sans les avoir découpées au dos. Ils sont en pénurie de plus grandes tailles, la vendeuse me renvoie vers le même modèle mais dans une autre couleur, grise. J’hésite, cela ne pourrait plus s’harmoniser avec ton visage. Je me saisis des bouts inférieurs de l’objet pendu sur le cintre, anxieuse à cause de cette grisaille, faudrait-il peut-être trouver autre chose. Soudainement j’ai du mal à respirer, en panique j’avance vers la sortie. Il fait plus froid dehors, c’est bien plus agréable.

Il faut dénouer quelque chose à l’endroit où s’est coincé le souffle, tout s’est mélangé en une masse amorphe, manque le sens et la logique, il faut dissocier, trier ; cette espèce d’embouteillage se tient à peu près au milieu du corps, peut-être parce que tout a été accompli, et enfin d’une manière définitive, ou s’agit-il de l’absence de sens, de l’achat de ce vêtement que dans le cercueil renfermé ils brûleront de toute façon. Il est impossible d’établir une quelconque analogie entre la couleur grise du chemisier, la senteur du magasin, les tailles de confection, le corps à la morgue, l’inexistence de la personne qu’il faut vêtir, la température infiniment élevée du feu duquel reviendra en pompe le réceptacle arrondi, la cendre qui pouvait provenir de n’importe quoi, et de n’importe où.

Tu m’as quittée, Micheline Françoise, je n’ai jamais été assez pratique. Je ne suis pas sûre de tout faire comme il le faut, est-ce que ceci t’aurait paru risible, cette affaire avec les culottes et les maillots de corps, et charmants chemisiers, peut-être voulais-tu un de tes cols roulés vieux d’un demi siècle, ou peut-être même pas, mais cette même robe de chambre aux petits points bleues, semblable à celle qu’ils t’enfilaient tous les quelques jours. Est-ce que je fais quelque chose de grotesque, qu’est-ce que je suis en fait en train de faire dans le magasin, quels préceptes sont gravés en moi, pourquoi vais-je faire des achats avec des gens morts ?

Il est essentiel de plonger. Là t’as raison, tout se règle uniquement par le plongeon, la profonde respiration de l’air qui se doit de durer aussi longtemps qu’il faut pour pouvoir attendre n’importe quoi, et même la caisse au fond de la salle, où l’on tentera avec pas mal d’insistance de me convaincre d’acheter avec des mules en velours des semelles orthopédiques correspondantes.

Tout est soudainement neuf, extrêmement froid. Ton monde était doux, était fait de chats rondouillets, du coton ; chandails sur lesquels s’échangeaient les points et couvre-pieds de duvet à carreaux, dont tu te servais économisant toujours quelque peu le chauffage, car économiser était le réflexe des temps de guerre et d’autres époques tumultueuses, tout comme la dépendance au beurre, la pesée attentive de denrées que tu plonges dans la marmite. La vieillesse comme l’intérieur de la bonbonnière, l’étrange sérénité qui pouvait me consoler du quotidien, ta vieillesse comme le barrage entre moi et ma propre mort, la présence de la complétude, d’exceptions, l’existence de ce balcon romantique où sur les coussins somnole l’énorme chat blanc dénué de l’ouïe.

L’urne, le trompettiste, la petite niche murale avec ton nom, et la vue absurde sur la baie. Cyprès, ombrage, l’élégant jardin paysagé avec ses sculptures contemplatives aux regards fixés au loin et en soi, l’histoire et la mélancolie. C’est comme si quasiment tout se poursuivait où ça s’était arrêté avant cet excès, le scandale de la mort, une sorte de mort féroce, vulgaire, quasi violente. Comme s’il s’agissait de t’arracher des racines, empêcher à ce qu’une longévité s’échoue en dépérissement, remplaçant une mort dramatique. La violence m’a touchée, le fait qu’elle appartient aussi bien à la civilisation qu’à la nature, sa futilité autour de laquelle tout s’unit, referme comme le sable mouvant.

Ton absence est aussi naturelle que ta présence. Mise à part les questions auxquelles il ne sera plus possible d’obtenir des réponses, contenus oubliés de conversations. Il aurait peut-être fallu inclure la mort, enregistrer, ou noter. Aborder le tout de façon systématique, sauver le souvenir, préserver le témoignage sur quasiment tout le vingtième siècle, les remarques d’un observateur clairvoyant. Derrière toi aurait dû peut-être rester le monologue, dont l’écho tourbillonnera dans les citations, le monument relié plus visible que la petite plaque en granite dans un coin du cimetière méditerranéen. Peut-être que quelque chose contre la disparition aurait pu être entrepris. Créer un registre, assembler l’archive, sauver de l’oubli tous les personnages principaux et épisodiques qui t’habitaient. Te sauver toi, te transformer en source, en point d’origine d’un monde fiable même si disparu. Alors peut-être que la mort se serait comportée autrement envers toi. Ça se pourrait que tu te serais comportée différemment à l’égard de la mort, comme envers un travail accompli, une fin qui aurait un sens, cela aurait-il peut-être rempli le vide où il n’y a ni foi ni prêtre. En mourant il est bon de faire partie de quelque chose, de n’importe quoi, qui se poursuivra quelque part. Pour toi, c’était ton fils, du marché il apportait des fleurs maladroitement disposées dans des pots métalliques, petites lampes de chevet qui devaient t’éclairer.

À moi, tu étais pratiquement condamnée, même si je ne suis pas la génération à laquelle il faudrait directement transmettre l’expérience de la mort ; peut-être que l’absence de cette chronologie t’irritait, et c’est pourquoi tu te taisais, pour ne pas faire passer le secret là où n’est pas sa place, la précieuse peine de la mort sur le sol erratique, provisoire de la vitalité nomade. Tu étais forcée de m’aimer, mais tu ne supportais pas mon âge ; il te paraissait lointain même s’il était tout près, tout se résumait à la même chose, il fallait comprendre la mortalité, accepter le processus. Nous discutions si joyeusement de tout, mais du trépas tu ne voulais dire rien du tout. Était-ce un sujet tabou, Micheline Françoise ? Quelque chose comme ces horribles couches, le déploiement de la paroi de l’utérus, l’irrigation du colon et le rasage, la suture de la périnée ? S’agissait-il de l’intimité qui ne peut m’être acceptable, de la naissance et du départ ? S’agissait-il d’ailleurs de moi, ou le tout t’avait été insupportable ; cet espace d’une agonie collective, la souffrance physique, ces témoins gênants qui t’observent comme des abrutis, s’attendant à ce que tu continues d’exister ?

Parmi tes objets qui sont arrivés par la poste se trouve aussi le livret miniature de l’assistance posthume. Tes propres funérailles tu les as réglées il y a vingt ans déjà. La preuve est dans le petit livret, tout petit, dans lequel se nichait le petit bout de papier ligné sur lequel était écrit ta dernière volonté, si fatalement secrète. La chanson Vehni, vehni fijolica, dans une réalisation bien concrète. L’écriture énergique, l’ordre ultime, redoutable le pathos tardif. Étais-tu gênée à cause de ce côté faste, comment est-ce possible que tu l’aies noté d’une manière aussi énergique parmi tes propres dépenses funéraires dont tu venais de t’acquitter ?

Et pourtant, l’écriture est si déterminée, claire à souhait, identique à tes listes de courses sur lesquelles l’on trouve des ampoules, la nourriture pour chats et la farine de maïs, qu’on a du mal à s’opposer au fait que ceci est resté sans suite, que le souhait n’a pas été exaucé. Quelque chose dont j’ignorais que ça te motivait, ou te touchait de quelque manière que ce soit. Une broutille, la violette, détail insaisissable. Une fois l’addition réglée, une petit souhait musical à peine perceptible. À l’image de la mouche en style sécession sur le revers, le reflet du quartier commerçant agité quelque part au nord de la France au début du siècle. Au moment où la jeune femme, gouvernante, entre dans la magasin, au dessus de la porte retentit la sonnerie mécanique. Elle ne gagne pas assez pour une pièce de bijou aussi exquise, le fiancé devrait payer, ou la dame chez qui elle travaille, et de qui elle se sépare pour cause de mariage. Elle passe de son doigt sur le verre en-dessous duquel se trouvent les objets. C’est un geste comme lors de la lecture attentive, ça ralentit à plusieurs reprises, à certains endroit s'arrête presque. Tout se déroule complètent hors de la rue, la bijouterie résonne uniquement à l’intérieur, avec ses poutres et vitrines, telle une boîte musicale fermée. Le doigt s’arrête enfin, combien pourrait valoir l’objet dont elle est séparée par l’épais tissage du verre, la broche à l’insecte délicat, dans le torse duquel s’ouvre la profondeur d’un petit saphir rond ?

Le vendeur quelque peu cérémonieusement sort le bijou, le boucle sur le revers arrondi du manteau court. Dans le miroir ovale, le saphir bleu annule les vêtements modestes, attestant de ses yeux plus clairs de quelques nuances, la sérénité printanière de l’Atlantique.



Traduit par

Yves-Alexandre Tripković







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