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  • Photo du rédacteurAleksandar Jugović

Le solitaire de Rodriges (extrait)









À midi retentissait le bruit sourd de la chair vivante contre du bois. Il se fraya un chemin jusqu’au salon en passant par les portes ouvertes donnant sur la terrasse. J’étais assis, là, dans mon fauteuil, perdu dans mes pensées, les yeux rivés sur le titre du roman « Voyage au bout de la nuit » qui me lançait un avertissement depuis l’étagère à côté de l’icône de Saint Nicolas. Suis-je capable de prendre dans mes mains une feuille de papier et de partir pour le monde des ombres et de ses labyrinthes, de mettre à nu cette peur, cette misère d’un homme en détresse apeuré par le regard du monde, encore plus que son reflet ? Car je vivais en grande partie la nuit, transformé en ma propre ombre au clair de lune qui écourtait ma trace sur Terre. Pourtant, je m’efforçais de repousser toute cette confrontation avec mon passé.


Soudain, comme de l'air chaud provenant d'une source inconnue, une masse de couleur sable-du-désert s'enroula autour de mes jambes. L'animal doré attrapa la tapisserie accrochée au mur avec ses griffes, fouetta de sa queue l'icône de Saint Nicolas tout en tirant les fils de la trame de laine, et bondit sur une photo encadrée, de ma jeunesse, tombant de sa cale. Le bruit du verre brisé dispersé sur le sol en mille morceaux retentissait encore dans le salon quand le fantôme se rua dans la cuisine, faisant tomber dans sa hâte les verres, les assiettes et les tasses, salles de quelques jours. La vaisselle s’abattait sur le sol, les sons métalliques des fourchettes, des couteaux, les cuillères sur le carrelage – ce fracas assourdissant – ébruitaient un écho inquiétant. C'était un orchestre composé de musiciens jouant le triangle, chacun exécutant une mélodie différente.


Enfin, le plus gros chat que j'aie jamais vu sort en courant de la cuisine. Un fantôme, le Diable, dépourvu d’œil gauche. À la place de la sclère, il avait une paupière gauche cousue.


« Ce monstre doit avoir la rage » me traversa l’esprit. Pourtant, il ne m’attaqua pas, il se contenta de se mettre en boule tout en me jetant un regard noir de son seul œil. Il m’aurait griffé, peut-être même égorgé, mais les voix venant de l’extérieur le retenaient. Il y aura une seconde fois, avais-je lu dans son énorme pupille noire, dans laquelle je me voyais aussi petit, aussi misérable qu’un point, qu’une épine.


- Nicolas ! Nicolas ! Nicolas ! – une voix grave de femme qui aurait pu être celle d‘un homme, appelait l’homonyme du saint.


Le spectre à moitié aveugle me dévisageait et commença à siffler avant de revenir sur ses pas, se retirant vers la terrasse d’où il était venu.


Il mettait lentement et prudemment une patte devant l’autre, puis disparut. Je m’élançai à sa poursuite et, appuyé contre la balustrade métallique du balcon, je scrutais longuement la rue et les cours environnantes d'un œil averti. La bête borgne s’était envolée.


Cela m’avait soulagé, mais que pour un court instant. Lorsque je me penchais pour ramasser la photo qui s’était échappée de son cadre fissuré, les ailes de l’oiseau grisâtre battaient à peine. De mon angle de vue, on aurait dit qu’il se posait sur le soleil, qui alors, rond et épais, charnu, jaune comme un ducat, perça le nuage printanier et occupa tout le balcon en un rien de temps.


Le pigeon s’envola vite vers son étoile. Un haut-volant, les meilleurs. Il s’était sûrement échappé de sa cage. Ce diable borgne aurait attrapé sa collation, je n’en doute pas une seconde, s’il avait été plus agile. Qui sait combien de beaux oiseaux avaient dû finir dans les mâchoires de ces bêtes, apparemment adorables, au poil doux et aux mouvements gracieux, et pourtant orgueilleux et vils, parce qu'ils s’acharnent même sur les oiseaux, qui sont plus près du ciel que de la terre. À combien de rossignols ont-ils coupé la gorge ?


Je m’étais mis à suivre le pigeon, mais j’avais dû me préserver des rayons du projecteur céleste qui m’aveuglait de mes mains devenues calleuses à force de tirer au pistolet et au fusil. Je ne devais pas trop m’exposer à la lumière.


Cela fait trop longtemps que je suis sur scène, mes rôles précédents me rendent constamment visite. Ou me hantent-ils. J’ai fait du mal à beaucoup de gens, volontairement ou non. J’ai fait du mal à ma propre personne, si je puis me définir encore comme tel.


Je retournai dans le salon, gardant un moment les paupières fermées, puis les écartant pour m’adapter à la lumière tamisée par les murs. Au dos de la photo, où je suis avec mes amis en uniforme, les numéros s’estompaient. Je ne l’avais pas ramassée par terre, je m’étais simplement souvenu de ma main écrivant la date, dans le magasin de photo où j’avais commandé un grand format.




traduit du serbe par William Višković

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