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Le désert m'a enseigné à poser les questions


Dražen Katunarić © Sandra Šimunović/PIXSELL





C'est un plaisir de vous présenter l'interview réalisée par Branimira Lazarin à l’occasion de la sortie du roman de Dražen Katunarić Adieu, désert (Zbogom, pustinjo, Sandorf, 2021).



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Branimira Lazarin : La résonance du massacre islamiste contre les ouvriers de Hidroelektra dans cette ville algérienne à cette date-là - et c’est bien l’événement central du roman - est d’autant plus puissante vu que personne n’y avait prêté d’attention dans notre espace médiatique. Et l’auteur du roman a aussi un appui personnel pour s’être engagé à traiter cet événement et ce sujet. Nous lui demandons lequel.

Dražen Katunarić : Comme vous le dites, il s’agissait de l’événement, de la tragédie du destin qui s’était dérobé à toute attention. Le pouvoir, tout comme l’opinion publique, avait traité le massacre de ces douze ouvriers comme quelque chose d’insignifiant et cela m’avait révolté. Aujourd’hui sur Google vous ne trouverez que des renseignements d’une discrétion sans nom. Dans toute l’Europe, et pas qu’à Londres, Barcelone ou Paris, se sont ensuite perpétrées sur des gens innocents des attaques terroristes à un niveau global et nous nous comportions comme si cela nous est complètement inconnu. Tout en continuant à nous voiler la face. Cependant, ce massacre, si sanguinaire qu’il fut, sans précédent dans sa cruauté, avait sa préhistoire que je pressentais. Moi ce qui m’intéressait était ce qui s’était passé avant le massacre. Car les relations entre les Yougoslaves et les Algériens étaient aussi bien complexes. Je n’aurais probablement jamais écrit ce roman si je n’avais pas été moi-même, quelques maigres mois, sur le chantier en Algérie. C’était bien trop court et insuffisant. En 1983, j’étais trop jeune, je n’avais ni rêvé ni pensé d’écrire un roman car à l’époque je n’écrivais que de la poésie et des essais, et pour moi il s’agissait plus de pouvoir me confronter à la vie réelle et ses duretés. Toutefois, on ne sait jamais que ce qu’on vit à un moment donné et oublions continue à vivre en nous d’une manière inavouable, puis surgit soudainement en tant que nécessité et désir. Ce qui m’intéressait était de tenter d’écrire de la prose sur les fondements d’une date historique sans que cela soit lu en tant qu’illustration d’un terrible massacre, mais en tant que texte en soi. Donc un roman qui aurait sa poétique, son style, ses personnages marquants, irréductibles et réels. J’ai voulu à tout prix éviter une reproduction calquée, une traduction littérale d’une réalité ou encore l’embellissement des personnages du fait qu’ils soient morts en martyrs. Tout en maintenant les faits.


Ce texte mûrissait longuement en vous. Trente ans…

Oui, durant toutes ces trente années, je ne me livrais pas à l’écriture car j’ignorais comment m’y prendre. Comment résoudre ce problème de la structure et de la composition. Conscient qu’en fin de compte ce n’est pas le sujet que l’écrivain traite qui prime, mais juste que le roman soit bien écrit. Il y a ces douze ouvriers tués et deux survivants à qui il me faut insuffler la vie pour que le lecteur puisse les reconnaître, les identifier en quelque sorte, ce qui n’est guère facile. J’ai compris que le récit linéaire, le fait de rapporter l’événement sur le chantier mènerait au pur réalisme socialiste : sans le mal qui déclenche l’action, personnages puissants et intrigues amoureuses le récit n’aurait pas tenu peu importe le sujet. Depuis Flaubert, on n’écrit plus les romans d’amour mais les romans sur l’amour, qui dévoilent d’ailleurs l’essence des relations sociales et autres. Puis au printemps 2019, j’ai fait un beau rêve à Prague, quand des profondeurs de l’inconscient m’est venue à l’esprit l’idée de plusieurs voix qui s’entremêlent comme dans un tourbillon du vent du désert, et que les liens entre les chapitres sont en fait les mots qui se transmettent d’un chapitre à l’autre comme le sable le ferait d’un tas à un autre. Cette structure circulaire avec de nombreuses voix, où certains parlent à la première personne du singulier, d’autres à la première personne du pluriel, puis à la troisième personne, sous condition de ne pas créer une cacophonie et une confusion, me permettait de condenser le tout en un ensemble, en me servant des voix comme de différentes facettes d’une même action.


Comment vous êtes-vous préparé ? Probablement qu’il a fallu soigneusement enquêter sur les fait concernant le crime algérien : avez-vous éventuellement discuté avec les ouvriers qui y ont survécu ? Que vouliez-vous à tout prix « réussir » ?

Le crime a eu lieu dix ans après mon séjour là-bas, et le roman je l’ai écrit trente-huit ans après mon bref stage en Algérie. Les circonstances ont changé, l’État lui aussi avait changé, et tout ceci avait aussi quelque peu pâli dans mon esprit. Je sais juste qu’en pleine guerre en ex-Yougoslavie cette nouvelle m’avait terrifié. Mais je n’avais rien de palpable mis à part ces vagues souvenirs. Je connaissais juste les relations qui en mon temps régnaient sur le chantier, il a fallu reconstruire une dizaine d’années. Il fallait reconstruire la vie là-bas, sur le terrain désertique qui en grande partie était aussi le reflet des fixations idéologiques du pays d’origine. « Le pouvoir est dégoûtant, comme les mains d’un barbier », pour citer Mandelstam, et le travail, la vie au quotidien organisée d’une façon hiérarchique, contenait des menaces de répression, de châtiments, le mensonge, la corruption, l’unanimité au sein du parti politique, un sentiment d’anonymat des camps, de persécution et d’éradication. Et cela s’était ainsi maintenu dans mon esprit, puis ça s’est mis à m’oppresser. Oui, j’ai longuement discuté sur cet événement. Mais je ne vais pas pouvoir dire avec qui car les personnages littéraires ne correspondent pas aux personnes réelles à qui je dois le plus de m’avoir éclairé en tout détail de ce jour du jugement. J’espère que Vesna Konigsknecht ne m’en voudra pas si je la mentionne tout de même, elle travaillait pendant de nombreuses années en tant que traductrice en Algérie et m’a beaucoup aidé dans la reconstruction du crime, tout comme mon amie Marija Bašić, elle aussi traductrice sur le barrage. Puis m’ont beaucoup aidé au niveau du texte par de précieux conseils Natalija Grgorinić et Ognjen Rađen et l’excellente directrice éditoriale Ružica Aščić. Néanmoins, est apparue une faille morale. Je me suis rendu compte que les gens avec lesquels j’avais discuté voyaient les choses concernant tout ce qui s’était passé d’une façon bien différente de la mienne. Et que leur interprétation des événements était tout aussi légitime que celle que j’avais. Qu’est-ce que j’aurais obtenu si j’avais demandé à m’entretenir avec les familles de chacun des tués ? Le plus difficile est de fictionnaliser la victime. Elle est toujours grande et positive car c’est la victime. Même chaque défunt « normal » gagne le droit qu’on parle de lui en termes choisis. Mais écrire un roman avec des ouvriers « idéaux » signifiait trahir la réalité. C’est pourquoi j’ai décidé de créer des personnages entièrement fictionnels et m’en tenir aux faits pour ne garder que le cadre.


Le crime de 1993 sur les ouvriers de confession non-musulmane en Algérie est le cœur du roman et le seul moment documentaire. Les fils introspectifs des personnages amènent au premier plan le contexte du séjour de nos ouvriers en Algérie de la moitié des années quatre-vingt jusqu’à l’effondrement politique en Algérie en 1993, qui a provoqué le bain de sang et le départ des compagnies étrangères de l’Algérie. Au centre de l’action est la vie des ouvriers d’une entreprise socialiste ce qui sur un terrain étranger de 1984 à 1987 fonctionne selon la même typologie comme en Yougoslavie, mais avec un sentiment colonial accentué envers les journaliers locaux algériens. La situation devient obscène.

Il est intéressant ce sentiment de supériorité qu’avaient les ouvriers yougoslaves de l’époque - pas que les dirigeants, envers les ouvriers algériens. Et si le fameux « choc des civilisations » a eu lieu alors il s’est produit précisément dans ce segment-là. Mais pas dans le sens de Huntington, mais celui de Braudel : dans la dynamique de petites ou grandes confrontations entre les différentes cosmogonies et visons du monde, morales et libertés sexuelles. Il a fallu aux Algériens pratiquement deux siècles pour repousser les colonisateurs français, sauf que dans leur pays arrivent les compagnies des pays socialistes « fraternels », comme l’avait été Hidroelektra, se comportant, dans certains segments, comme des colonisateurs. Remplis de mépris et prêts à rabaisser. Dans leur propre pays étant moins-que-rien, humiliés et offensés, les autogestionnaires lésés ont eu dans le désert l’occasion de dominer les corps et les âmes des autres. À l’époque, la Yougoslavie joue encore du prestige d’un des pays en tête du mouvement des non-alignés, elle est plus libérale et plus riche que les pays de la formation russe, mais n’a jamais eu des expériences coloniales, alors elle les acquit en traitant les habitants locaux comme des « sauvages » qu’il faudrait civiliser. Cela provoque la résistance des ouvriers algériens et lorsque les incidents surviennent, ils se transforment rapidement en animosités et même en haine. Peut-être que cette haine n’avait pas d’incidence sur ce massacre qu’avaient réalisé d’autres gens pour d’autres raisons, mais il me semblait important de la décrire sans embellir la mentalité des ouvriers yougoslaves et algériens.


Le désert est aussi une métaphore de la vie des personnages du roman : journaliers solitaires, malheureux émotionnels. Pourtant le motif conducteur est poétique et dévoilé par le personnage féminin de la traductrice. Il est particulièrement intéressant car ne soutient pas ce stéréotype de la poétesse fragile, mais d’une femme sexuellement dominante qui par la « poésie du désert » tente de remplacer… Qui donc ? Quoi que l’on fasse, le malheur serait donc tout ce qui lie les travailleurs immigrés sur un sol étranger ?

Le désert m’intéressait non seulement en tant que topos métaphysique, mais aussi en tant que lieu (de perdition) où les gens se comportent comme ils ne se seraient jamais comportés s’ils vivaient ailleurs. Le désert déforme les gens. Les remplit d’une telle détresse qu’il leur faut trouver comment survivre. Il n’y aurait pas eu de désert, il n’y aurait pas d’histoires d’amour qui naissaient sur le chantier : car elles rendent les ouvriers émotivement plus forts pour supporter toute la terreur mentale qu’il leur fallait subir jour après jour. Dans un tel environnement de camps, ils tombent amoureux des femmes qui dans leur pays d’origine ne leurs seraient probablement pas aussi exaltantes. Et le personnage de Klaudija, artiste autosuffisante, avait été conçu en couches. Elle brise toutes les fondations de la culture patriarcale et paraît en tant que femme libérée des années quatre-vingt, n’étant plus celle qui serait gentille et obéissante, se préparant pour le mariage, mais détruit ce qui est à autrui, indomptable et sauvage, avec un léger retard imprégnée d’une sensibilité hippie et toutes les cultures à la mode à cette époque. Elle brise les conventions et s’adonne aux charmes d’un amour libre, mais toute son énergie elle la déploie sur la mauvaise personne et se transforme en une invalide émotionnelle. La violence sur le chantier est aussi la violence dans la sphère de sa vie amoureuse, intime. Malgré toute sa sensibilité poétique, l’éducation et l’intelligence, elle ne se prive pas d’être dure, cruelle et vulgaire, tout comme les autres sur le chantier. Il n’y a que les étoiles qu’elle observe sur le ciel saharien et la poésie qu’elle écrit pour se sentir vivante qui sont cette part de sa vie où elle veut réaliser l’authenticité.


Le sort a vraisemblablement tranché décidant que les ouvriers yougoslaves d’Hidroelektra en Algérie, d'ethnies différentes, évitent la guerre des années quatre-vingt-dix au pays d’origine, pour succomber en 1993 de la main des membres de combattants islamistes du GIA (Groupe islamique Armé). C’est comme si les ouvriers non-musulmans de l’entreprise croate avaient été tués en signe de représailles pour le Massacre d’Ahmići, qu’avaient commis les membres de l'HVO, le Conseil de défense croate, et cela après que Ejup Ganić, le membre de la Présidence de la Bosnie-Herzégovine d’alors en Algérie avait tenu le discours (dont témoignent les preuves) au nom de la « révolte des frères musulmans ». Ainsi la tragédie des ouvriers d’Hidroelektra revêt en plus un aspect sombre du tabou politique et une tâche historique aveugle, en glissant plutôt vers l'anonymat qu’à la commémoration ?

Oui, c’est ainsi que l’attaque terroriste sur les Croates avait été vécue, et tout ceux avec qui j’avais discuté mentionnaient ce « discours incendiaire » d’Ejup Ganić qui a enragé les Algériens contre la Croatie suite au massacre au village Ahmići et qui a eu un fort retentissement. Mais là, il est impossible de suivre la logique de la cause et la conséquence, comme deux et deux font quatre, car toutes les attaques terroristes prenaient un caractère tout à fait irrationnel, où souvent il n’y avait même pas de raison pour des représailles, comme c’est le cas avec l’assassinat des moines de Tibhirine qui plaidaient en faveur des Algérois et étaient des partisans du dialogue et de la cohabitation avec l’islam, qui s’est installé quelques mois plus tard. Toutefois, moi il m’était important de démontrer comment les événements externes à la guerre en Croatie, puis aussi de la guerre civile en Algérie s’étaient reflétés sur le chantier et les relations entre les ouvriers, les nôtres et les étrangers, et avaient indirectement déteint sur le massacre qui s’est ensuivi. J’ai tenté de trouver un regard nuancé sur l’historique de ces événements.


Après le massacre des ouvriers d’Hidroelektra, les combattants islamistes ont tué sept moines trappistes dans leur monastère algérois. En 2010, le réalisateur Xavier Beauvois s’est inspiré de cette tragédie pour réaliser le film (récompensé) Des Hommes et des Dieux. Et ces moines, qui sont aussi les protagonistes de votre roman, apportent aux ouvriers une « substance spirituelle », une sorte de justice poétique ?

Alors que les Français avaient de nombreux livres écrits au sujet du massacre des moines à Tibhirine, et que même avait été tourné le film récompensé par la Palme d’or à Cannes que vous mentionnez, chez nous ce sujet n’avait pas suffisamment attiré qui que ce soit pour écrire quoi que ce soit. Néanmoins, comme le dit Béla Hamvas quelque part, « si quelqu’un dans une montagne isolée, dans une grotte emmurée, pense la vérité et meurt, sans que qui que ce soit l’aie entendu, la vérité est notée quelque part et préservée grâce à quoi le monde devient meilleur ». Ainsi, le film Des Hommes et des Dieux, que j’ai vu plusieurs fois et qui m’a profondément touché, était en quelque sorte un déclencheur pour écrire sur cet événement. En effet, le crime est dans ce film montré tout à la fin, et sa valeur est dans la présentation de la vie quotidienne des moines dans le monastère. Dans leurs conversations, prières collectives, dans leur dévotion à la spiritualité. Comme le dirait Ivan Illich, au lieu de condamner de la chaire la relation qu’ont les riches envers les pauvres, ils ont décidé d’apporter à ces misérables un kilo de farine, un conseil humain chaleureux, de l’aide médicale. C’est sûrement bien différent de la spiritualité dont on a pas mal entendu parler, des gens qui s’isolaient au Tibet, dans des ashrams indiens et divers temples bouddhistes pour atteindre l'illumination. Le massacre des Croates est mentionné dans le film et c’est pourquoi le fait que j’ai appris de Vesna Konigsknecht m’était d’une grande importance, à savoir que le monastère à Tibhirine était proche, juste quelques kilomètres du chantier d’Hidroelektra et que certains ouvriers se rendaient au monastère pour assister à la messe. De plus, je souhaitais établir une relation à cet événement en éclairant la vie du saint ermite Charles de Foucauld, qui fut l’inspiration des moines pour se rendre en Algérie. Comme l’Algérie tendait à devenir un État théocratique, j’ai su que l’absence de cet aspect religieux aurait appauvri le roman. Les moines de Tibhirine, à la différence de nos ouvriers qui sont arrivés en Algérie exclusivement pour des raisons matérielles, viennent avec d’autres motivations. Pour partager avec les pauvres et aider les habitants locaux, même si à cause de cela le destin ne les a pas épargnés.


Tout comme le précédent roman Le sourire de Padre Pio, vous vous intéressez à la perspective de la vie des travailleurs migrants en temps du socialisme. Les firmes yougoslaves s’enrichissaient sur des terrains éloignés tel l’algérien et exposaient leurs propres ouvriers à toutes sortes de risques, mais toujours au sein de la matrice socialiste, comme s’ils n’avaient pas bougé de leurs cours… Et là rien d’étonnant, sauf lorsque, disons, vous vous retrouvez vraiment sur le terrain d’un désert ?

Hidroelektra était à l’époque un exemple d’entreprises où règnent l’autocratie, la connivence, le primitivisme et le brigandage des patrons, c’était un mélange hybride d’une orthodoxie idéologique et de l’avidité capitaliste, de la corruption, du vol. Ils étaient des virtuoses dans la privation des droits des travailleurs, ils exigeaient un traitement brutal et cruel envers les subordonnés. Tout ce qui s’est par la suite produit en Croatie, comme la privatisation des banques par exemple, était possible vu que les entreprises comme Hidroelektra s’adonnaient déjà aux affaires d’une façon détournée, malicieuse et malhonnête. Cette violence sur l’individu était la plus ressentie dans le désert, lieu sans échappatoire, sans consolation. Tout comme dans le roman Le sourire de Padre Pio, je m’intéresse au comportement des personnages croates une fois ayant quitté leur patrie, une fois dans le monde étranger.


Vous êtes un élève français, vous avez terminé vos études de philosophie à l’Université des Sciences humaines de Strasbourg. Les biographies ont leur importance : le temps passant elles ont de plus en plus de sens, dans une perspective intime (et pas uniquement) professionnelle, est-ce le cas aussi pour vous ? Comment avez vous « atterri » à Strasbourg pour faire vos études ?

Jean-Luc Nancy

Même si j’ai étudié la philosophie en France, je ne me sens pas être un élève français. L’école de la pensée française, ce qu’on appelle la french theory, le post-structuralisme et l’école de la déconstruction que nous absorbions à l’Université n’est pas mon choix et ceux-là ne m’ont jamais exalté autant que pouvaient m’enchanter mes professeurs comme Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe (qu’on comptait par la suite parmi les philosophes les plus importants de notre époque). J’y préférais la langue française, le roman, la poésie, la chanson française, l’atmosphère intellectuelle et le culte du débat, ce sens que l’on donne à la discussion est unique en France. Là commence à subsister un lien avec l’Algérie. Vu qu’au début des études je gagnais ma vie en tant que travailleur physique, mélangeant le ciment et aidant souvent les maçons, cette expérience d’un travail pénible et le temps passé avec les ouvriers m’a aidé dans l’écriture du roman. Tout comme lorsque plus tard je suis allé en Algérie. Je me suis mis à voir le monde d’une autre manière. Le désert m’a enseigné, comme c’est dit à un endroit du roman, à poser les questions concernant le destin humain, le temps, l’amour, la poésie et l’infini.


Vous avez grandi dans le quartier zagrébois près de la rivière, mais vous dites que la fin symbolique de votre enfance était la pelleteuse qui creusait les fondations du Petit cube (« Kockica »), cette beauté de construction en béton d’Ivan Vitić, qui était le QG de CK SKH (Centralni komitet Savez komunista Hrvatske / Comité central de l'Union des communistes de Croatie), l’élite politique nationale. Les différentes générations voient d’un autre œil la Kockica de Vitić : pour certains le signe d’une dure histoire du parti politique, pour d’autres le monument d’un modernisme socialiste dans l’architecture en tant que signal d’une meilleure histoire de l’urbanisme ? Je mentionne ce motif car il nous semble que les liens d’une relation privée voire collective (même si tue) envers le socialisme sont implicitement présents dans ce roman - et que ce sont toujours les passages les plus intrigants et les plus sensibles de notre littérature. Nous nous répétons : au cas ou les biographies auraient leur importance…

Kockica © Marin Tironi, PIXSELL

Ils pouvaient proclamer la « Kockica » comme étant un chef-d’œuvre de l’architecture, mais pour moi elle était toujours le signe de la vengeance. À savoir que jusqu’au moment où ils se sont mis à la construire, mon quartier était un village, et j’aimais ce village sur les rives de la Save (Prisavlje) qui se nommait la Cité fleurie (Cvjetno naselje). Je continue de vivre depuis vingt ans dans le quartier où le village existe encore, les gens cultivent des potagers, il y a des chèvres et des faisans. À l’endroit de « Kockica » et tout autour d'elle, il y avait des maison basses avec leurs cours, les chevaux labouraient la terre, les vaches broutaient l’herbe, les laitières apportaient le lait dans des récipients en aluminium. Étant enfants, nous écoutions les concerts du soir de grenouilles dans les marécages ou petits lacs auprès du barrage, l’été nous nous baignions dans la Sava, construisions et laissions glisser sur la rivière des bateaux en bois façonnés d'un réservoir de toilette rouillé et aux voiles faites de journaux, courions ensuite jusqu’au pont, sautions dans l’eau en les remettant en route. La Save était pour nous tout un monde immense, et pas une petite rivière provinciale qui a besoin de plein d’eau pour quitter le dessein d’un ruisseau. Nous attrapions les chats, et les plus cruels parmi nous les portaient percés sur des pieux, brûlions le maïs, fabriquions tous nos jouets nous-mêmes, je me souviens des skateboards que nous fabriquions avec des planches sur lesquels nous plantions des roulements à billes qui faisaient un vacarme terrible, alors on s’y installait en se poussant les uns les autres sur les descentes… Alors vous pouvez vous imaginer à quel point c’était horrible lorsque le rêve était interrompu quand on a vu les pelleteuses nous creuser les endroits où nous jouions, trouant notre enfance. Lorsqu’ils ont construit « Kockica » et les routes environnantes, quand Tito s’est mis à y venir, celui-ci s’est quelque peu transformé en quartier policier. Des flics en civil venaient souvent, surtout avant l’arrivée de Tito, vérifiaient si nous avions mis les drapeaux, montaient sur les toits, interrogeaient, deux sœurs qui vivaient à l’étage inférieur ont déménagé car une d’entre-elles travaillait à l’ambassade américaine en tant que dactylographe… C’est là que j’avais vu Tito pour la première fois, trapu et gros dans un costume sombre accédant à la « Kockica », et je ne l’aimais pas car je considérais qu’il m’avait volé l’enfance et que tout ce cirque avec le Comité central dans la « Kockica » n’était là que pour lui.


Au bout du compte, comment vous débrouillez-vous dans le moment social actuel ?

Le moment que nous vivons a certains aspects d’une épuisante situation limite. Je n’arrive pas à me faire aux comportements des gens qui m’entourent et à quel point ce comportement est profondément irrationnel dans le refus de raisonnables solutions médicales vérifiées qui sont à notre disposition. Cela témoigne non seulement de l’inacceptation de la raison sociale dans plus de 40 pour cent de la population, mais de l’attirance envers les abîmes et les instincts d’auto-destruction chez les gens qui deviennent des participants conscients de leur propre mort. Les manifestations nécrophiles créent un brouillard épais. Ou pire encore, la gélatine et l’aveuglement enveloppent bon nombre parmi ceux qui participent à la parole publique. Même ceux pour qui je pensais qu’ils avaient sauvegardé une certaine réserve de l’esprit critique. Et ce qui est pire que tout, je ne sais vraiment pas comment fuir ce brouillard. Il ne me reste qu’à soupirer profondément : à quel point je connais mal les gens.




Traduit par Yves-Alexandre Tripković



entretien initialement paru dans l'hebdomadaire croate 24express,

le 3 décembre 2021




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Pas loin de la petite ville Tamesguida en Algérie, les terroristes islamistes ont en 1993 décapité douze ouvriers de l’entreprise Hidroelektra. Focalisé par la Guerre de Croatie, le public croate remarque à peine cet horrible crime, l’oubliant aussi vite. Des années plus tard, les deux ouvriers survivants témoigneront sur ce massacre. Dražen Katunarić avec son roman Adieu, désert offre un contexte plus large qui amena à la tragédie, à la haine réciproque, une forme et un visage, le tout par une subtile mise en teinte d’un excellent prosateur. Conscient qu’un récit documentaire des événements ouvriers sur le chantier aurait mené au réalisme socialiste, Katunarić supprime la narration conventionnelle et introduit la polyphonie et une structure intéressante au point de vue de la composition d’une écriture parallèle avec des personnages vibrants et un constant contrepoint à la voix de base. Dans le monde masculin du chantier, il y a une femme, Klaudija, représentante de la génération perdue des hippies prônant l’amour libre et les aventures rimbaldiennes, le personnage principal, et autour d’elle gravitent Tarzan, Rajko, Dubravko… La fragilité des destins humains crucifiés entre des passions amoureuses et autres sur un fond de folie historique, et sans succomber à la moralisation ou au pathos, donne du cachet au roman ; le « choc » des continents et des civilisations, de l’Europe périphérique et de l’Afrique désertique, de Croates et d’Arabes est présenté sans embellissement aucun et en s’affranchissant de la notion du politiquement correct. Construit sur des contrastes entre le brutal et le poétique, le cruel et le cosmique, l’amoral et le stellaire, le roman Adieu, désert à la fois englobe la crédibilité d’un document et la stratification d’une réalité psychologiquement dynamique, enveloppées dans la grâce d’une fiction littéraire.

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