Le concert
Premier chapitre
Les avis étaient partagés. Certains étaient convaincus que le concert allait avoir lieu même s’ils n’en connaissaient pas la date exacte. D’autres secouaient la tête en signe de doute. Les arguments des premiers étaient idéalistes. Ils en appelaient à la promesse de Bono, au Nouvel an qu’il avait célébré à Sarajevo, à son amitié avec l’Ambassadeur, son engagement en faveur de la Bosnie lors de la tournée ZOO TV, au concert WAR CHILD à Modène, à la chanson Miss Sarajevo, et à l’humanisme bien connu de U2. D’autres, au contraire, ne juraient que par le cynisme en prétendant que l’argent primait et qu’un tel concert était impossible, car il n’apporterait aucun profit. (Plus tard, après que le concert aura été organisé, ces derniers affirmeront encore que la raison était commerciale et publicitaire. Ils ne changeront jamais.) Leur cynisme, au vu des éléments en présence, pouvait être fondé ; Sarajevo ne figurait pas sur la première liste des destinations de la tournée POPMART et il était manifestement impensable d’imaginer un pays pauvre qui, après des années de guerre dévastatrice, organiserait un concert qui ferait partie de la plus grande, de la plus périlleuse et de la plus coûteuse des tournées de l’histoire du rock.
Et un jour, la nouvelle a fait l’effet d’un coup de tonnerre. Oui, le concert aurait bien lieu ! Une date avait également été fixée ; le premier jour de l’automne, le 23 septembre. Trois jours après l’Italie, trois jours avant la Grèce ; la Bosnie. À travers tout le pays, les bureaux de poste étaient placardés d’affiches, car on pouvait acheter des places aux guichets. Il y avait, bien sûr, des voitures qui arboraient des posters sur leurs capots et les billets se vendaient comme des tickets de loterie. Le prix de la place était de vingt marks¹. Cette somme était deux fois inférieure à celle que les fans devront débourser pour le concert le plus abordable de la tournée. Pour retrouver la dernière fois que l’on avait pu assister à un concert de U2 pour une somme aussi modique, il fallait remonter à l’année 1983.
L’affiche était bleue. Au sommet, en épaisses lettres jaunes, se détachait le nom du groupe. En-dessous, en plus petites lettres, le mot POP. Les deux « P » étaient en rouge et le « O » en jaune, avait la forme d’un globe terrestre quadrillé par les méridiens et les parallèles, entouré d’un épais équateur blanc, sur lequel était inscrit MART. Encore plus bas, en lettres blanches bien plus minuscules était marqué TOUR 97. Au centre, il y avait quatre photographies du dernier album : Adam, Bono, Larry, Edge. Dans la partie inférieure de l’affiche, des lettres capitales annonçaient le 23/09/1997 ; Sarajevo ; Stade Koševo. Tout en bas, les coordonnées des points de ventes (y compris le site internet ticketpropuls) ainsi que l’horaire d’ouverture des portes du stade à quinze heures.
Le billet pour le concert avait été conçu à l’image de l’affiche. Il y avait un grand arc jaune, et une mappemonde divisée en quatre pétales, qui ressemblait à l’ancien générique du quotidien de Télévision Belgrade. La ligne qui séparait le coupon du billet traversait le milieu d’un carré où se trouvait le dessin stylisé d’un chariot de supermarché. Les billets étaient vendus en deux versions, selon que le spectateur se trouvait sur le terrain ou dans les tribunes. Au dos se trouvait une petite photo du stade, accompagnée d’une note interdisant l’introduction « d’armes, de bouteilles en verre, de parapluies, de matraques et autres objets dangereux ainsi que de matériel professionnel (du matériel photo, vidéo et audio) ». On y recommandait aussi de venir sur le gazon muni de chaussures de sport.
Le nouvel album POP, dont la sortie justifiait la tournée, était l’album tant attendu de U2. Quatre années s’étaient écoulées depuis Zoorope. Avant la sortie de l’album, les fans étaient terrifiés par le virage annoncé du groupe vers la sphère techno, mais cette peur s’avéra, heureusement, sans fondement.
Chapitre deux
Fin mai, alors que les cours venaient de se terminer, Marko avait convenu avec sa proprio de payer la moitié du loyer pour les mois de juin, juillet et août. Il était satisfait du logement et avait l’intention de le conserver l’année suivante. Cependant, il n’avait pas l’intention de passer la période estivale à Sarajevo. Il viendrait aux examens en bus. Mais pour septembre, il avait payé son loyer plein pot. Il savait déjà qu’il allait y passer deux nuits de septembre : celle du concert et celle qui suivrait.
Son père n’aimait pas l’habitude qu’avait pris son fils de se rendre aux examens en bus. D’ailleurs, il n’appréciait pas non plus que Marko rentre à la maison tous les week-ends. Il racontait que pendant ses études, il rentrait chez lui une fois tous les deux mois, tout au plus, et qu’il ne s’était jamais remis d’être retourné à Travnik après la fac. Il était revenu parce qu’il n’avait pas pu trouver de travail à Sarajevo pendant plus d’un an. Pourtant, une fois qu’il avait cessé de reprocher à son fils sa décision (il n’y a pas de petites économies), il n’a pas compris pourquoi ce dernier avait souhaité payer le prix fort pour son loyer de septembre, alors qu’il avait expédié son année au mois de juin. Marko a dit qu’il voulait aller au concert un jour avant pour éviter tout embouteillage, panne de bus ou autre. Les arguments étaient identiques à ceux du père lorsqu’il lui martelait de partir à midi moins cinq pour ses examens. Ce concert est donc plus important que tes examens, lui demanda son père sous le choc. Marko le regardait et n’arrivait pas à croire que quelqu’un, ici son propre père, ose mettre sur le même plan des examens, le paradigme-même de la trivialité, et un concert, en particulier celui-ci !
Le 23 septembre au matin, Marko s’est réveillé dans son petit studio, au rez-de-chaussée d’une maison située dans le quartier de Mejtaš. C’était sa cent treizième nuit passée ici. Il le savait, car il tenait une sorte de registre. Sur le rebord de la fenêtre, au-dessus de sa tête de lit, Marko faisait un trait tous les soirs avant d’éteindre la lumière. Quatre traits verticaux qu’il barrait d’un trait horizontal : cela équivalait à une période de cinq nuits. La veille, Marko avait tracé le troisième trait de sa nouvelle série et avait compté vingt-cinq « quintuplés ». Cette pratique était née par accident. Dans la langueur de sa première nuit à Sarajevo, Marko avait pensé à la prison, il s’était imaginé condamné avoir été condamné à quatre années de prison, et poussé par la puissance de cette comparaison, il avait tracé ce trait en symbole de son premier jour servi. Cette pratique ne l’avait plus quitté par la suite, même si la langueur devenait moindre avec le temps. Cependant, même après de joyeuses beuveries, quand il rentrait chez lui au petit matin, Marko n’oubliait pas son encoche, tout comme il n’oubliait pas d’aller à la gare routière le vendredi.
Au début, son père pensait qu’il se précipitait à la maison à cause d’une fille. Lorsqu’il avait commencé ses études, le nom d’une certaine Irina, une lycéenne fraîchement diplômée, flottait dans l’air. Mais même après la rupture, la fréquence des retours de Marko n’avait pas changé. Peu de temps après, Adisa est arrivée, puis la petite voisine, et pour finir, Dženita, une infirmière d’une trentaine d’années, mais son père avait compris que Marko ne venait pas à cause d’elles. Des filles à Sarajevo, lui a demandé un jour son père, ce à quoi Marko avait soupiré avec mépris. On trouve des trucs sans prise de tête, a-t-il ajouté peu après.
Mais Marko rentrait chez lui pour la maison elle-même. Pour son grenier à vrai dire. Peu avant la guerre (Marko était au collège), son père avait transformé le vieux grenier en chambre pour son fils. Des trous ont été faits au toit pour les fenêtres, des lambris ont été posés, un lit a été installé, une table, quatre chaises en paille, une vieille télé et les affaires de Marko. Il voyait dans cet emménagement sa première initiation, une preuve jamais égalée de sa maturité. Ni les cigarettes ou les beuveries, ni son bac, ni sa première expérience sexuelle, ni son inscription à la fac n’étaient comparables.
Marko avait lu son premier livre emprunté à la « grande » bibliothèque dans ce grenier. À cette époque, cela faisait sept ans qu’il était membre de la section réservée aux enfants, où il avait probablement lu tous les titres. Son emménagement dans le grenier l’avait incité à fréquenter une « vraie » bibliothèque, dont il est devenu le plus jeune membre. C’est aussi dans ce même grenier que Marko avait osé pour la première fois monter le volume de la musique. En quelques mois, il avait convaincu ses parents de lui installer le magnétoscope dont ils ne se servaient pratiquement pas. Ainsi, à la veille de la guerre, Marko, qui n’avait que quatorze ans, a entamé le « voyage autour de sa chambre ». Et oui, la première chose collée au mur du grenier (toujours à la même place sept ans plus tard) était le grand poster de U2 : Rattle and Hum.
La première chanson de U2 que Marko a entendue était With or without you. Il l’avait écoutée à la radio alors qu’elle était au summum de sa conquête triomphale des charts mondiaux. Il avait dix ans il trouvait cool de s’intéresser à la musique étrangère. Le graffiti musical le plus courant sur les murs blancs comme neige des nouveaux immeubles de Travnik était : U2. The Joshua Tree a été le premier disque que Marko a acheté (il l’a toujours). C’est ainsi que ça a commencé.
L’année suivante, il s’est procuré Rattle and Hum, non seulement le disque, mais aussi le t-shirt, un grand poster et une cassette vidéo (alors qu’il n’avait pas encore de magnétoscope à la maison). Après cet épisode, il fera l’acquisition de manière rétroactive tous les albums précédent : Boy et War en cassette et le reste en disques. U2 était déjà sa diferentia specifica à l’école. (Il y avait un autre Marko dans sa classe et on les confondait souvent, mais maintenant, son nom était souvent accompagné de la mention « celui qui écoute U2. ») Le premier album qu’a acheté le résident du grenier était Achtung Baby. Puis la guerre éclata.
Au début de la guerre, Marko remporta la première bataille pour le grenier. Ses parents avaient l’intention de lui interdire d’y habiter, en particulier d’y dormir. On racontait que les grenades avaient un penchant pour les parties supérieures des maisons. Dans un élan paroxystique de rébellion pubertaire, Marko avait menacé de s’enfuir de chez lui, de se suicider, de s’immoler et de s’automutiler, et ses parents avaient fini par céder. Dans le grenier, Marko (toujours enclin à faire les comptes) a lu très exactement sept cent vingt-sept livres, la plupart justement sur la guerre. Il avait également dû regarder plus de mille films (il n’avait pas compter cette fois-là). Mais même si le temps passé à lire était additionné au temps passé à regarder des films, nous serions toujours loin du temps qu’il avait passé à écouter U2. Tous ses malheurs et bonheurs amoureux ; ses dilemmes moraux ; le terrain neutre entre l’hédonisme athée et la chaste métaphysique d’un Dieu non institutionnalisé ; le désir simultané de la multitude et du singulier ; le patriotisme comme amour pour ses racines et ses propres souvenirs (l’amour de sa terre natale), et non pas comme un nationalisme pathétique, grossier et stagnant (dernier refuge des ordures) ; la politique comme lutte pour les plus faibles ; la mort comme communion du mystère et de la banalité ; la technologie comme proximité de l’aliénation ; la vie comme un amalgame de pensées sublimes et de pratiques dégradantes ; tout cela, Marko l’avait trouvé dans les chansons de U2. Et pas seulement ! Marko avait principalement observé à la fois la littérature et le cinéma à travers le prisme de U2, trouvant des liens aléatoire et pas le moins du monde. Les hommages dans leurs chansons l’ont mené à Wenders, qui est devenu son réalisateur favori. Les hommages à Bukowski et Delmore Schwartz l’ont conduit à la lecture de Souvenirs d’un pas grand-chose, ou à celle de Dans le lit nu, dans la cave de Platon. Un couplet de la chanson The Ocean lui a fait découvrir Oscar Wilde, et le titre A Sort of Homecoming, Paul Celan. Les vers du poème The Winding Stair de Yeats, repris par Borges comme épigraphe du livre Biographie de Tadeo Isidoro Cruz (1829-1874) : I’m looking for the face I had/ before the world was made, sont apparus dans la nouvelle chanson Mofo. Mais les coïncidences accidentelles étaient encore plus chères à Marko. Borges dit par exemple : Les ténèbres sont le sang des choses blessées, et Bono quant à lui : The night is bleeding like a cut. Ou quand Saramago écrit que ses propres doutes peuvent servir de lumière qui nous précède, Bono chante : Uncertainty can be a guideing light. L’exclamation Salvation in the blues est identique à Ma peine is my castle de Kierkegaard (tout comme le passage précédent : Angel in Devil’s shoes). Ou bien l’exemple fétiche de Marko (car il relie Bono à son compatriote), la fameuse phrase d’Andrić qui dit : Je peine à écrire ; il n’y a rien sans notre pays ; et je ne peux vivre avec tout comme je ne peux vivre sans lui. Qu’est-ce que ça pourrait être autre que With or without you.
Lorsqu’il s’était inscrit à la fac, Marko a volontairement cherché un appartement en rez-de-chaussée. Il souhaitait être complètement à l’opposé de son grenier. Depuis son plus jeune âge, il tenait un journal. Depuis qu’il avait commencé ses études, il avait noté La Mansarde sur les en-têtes des pages écrites à Travnik et Les Carnets du sous-sol sur les en-têtes des pages écrites à Sarajevo.
Il n’avait jamais apprécié ou, dans son cas, considéré comme faisable la devise latine Omnia mea mecum poto ; il préférait le proverbe : Le foyer peut remplacer le monde, mais le monde ne pourra jamais remplacer le foyer. Il aimait aussi les dernières paroles de César, celles qui l’avaient obligé à taguer près de sa maison, dans le quartier de Potur Mahala : César aussi écoutait U2. Il était fier de cette blague. À une occasion, il est arrivé à la conclusion que la réprimande de César à Brutus dans la traduction anglaise s’était transformé en recommandation testamentaire, de sorte que Et tu, mi fili devienne U2, my son !
Après le petit-déjeuner, il s’est rendu dans le vestibule pour enfiler ses nouvelles baskets. Il souriait : c’étaient ses premières baskets depuis son plus jeune âge. Il allait les mettre aujourd’hui et elles seraient probablement à usage unique. Les chaussures étaient interdites sur le terrain. Marko n’avait jamais fait de sport.
Chapitre trois
Sejo n’avait jamais mis les pieds dans le stade de Koševo. L’idée-même le dégoûtait. Il se rendait dans les tribunes une fois par an, cependant il n’avait jamais foulé le terrain. Mais ça allait changer ce soir. Il regardait son billet sur lequel était écrit au milieu : TERRAIN. Il souriait de satisfaction.
Sejo est né à Grbavica. À l’Hôpital militaire, et immédiatement après en être sorti, il a commencé à vivre à Grbavica, au dernier étage de l’une des tours en face de la Vallée des Jarres². Le père de Sejo était un fervent supporter du Partizan. Les garçons de Sarajevo soutenaient généralement les clubs que soutenaient leurs pères ou choisissaient éventuellement leurs plus grands rivaux. Le fils d’un supporter du FK Sarajevo est un pitar ou un željo ; le fils d’un supporter de l’Etoile rouge est un zvezdaš³ ou un partizanovac⁴. Ils ne choisissent pas le club, c’est ce dernier qui les choisit. Sejo méprisait ces supporters opportunistes. Lui et le club de Željo s’étaient mutuellement choisis, Željo était son destin.
Son premier souvenir, la plus ancienne image de son enfance, lui était revenu un après-midi en fin de printemps. Il était à deux doigt de tomber après avoir escaladé la balustrade du balcon. Sa mère l’avait rattrapé à la dernière minute. C’était un dimanche. Plus tard, sa mère parlera souvent de l’ivresse avec laquelle il fixait le stade.
Il avait commencé à se rendre aux matchs de Željo avant d’aller à l’école. Au cours de ces premières années, il persuadait son père de l’y emmener, et à ses dix ans, il s’y rendait avec ses camarades, sa bande. Son petit groupe d’amis se composait de deux sous-groupes : les petits footballeurs, des poussins, qui se rendaient aux matchs pour s’imaginer plus facilement dans quelques années, quand ils auront grandi, jouer des matchs de championnat, et des supporters avérés (dont Sejo était le leader) qui n’avaient jamais voulu devenir footballeurs. Être supporter, un vrai supporter, c’était leur rêve et la mesure de leur fierté. Les jeunes footballeurs qui s’entraînaient au Željo (et qui de ce fait l’encourageaient) n’y avaient jamais vu l’aboutissement de leurs futures carrières. Dans leur imagination débordante, le Željo n’était que le premier obstacle à surmonter, une étape sur le chemin d’un des clubs du « grand quatuor » ou de l’étranger. Leur encouragement du Željo était un rituel de foi en leur succès personnel à venir. Sejo, quant à lui, aimait le Željo sans une once de vanité. Le Željo était le Željo, il était lui, et il aimait le Željo. C’était l’amour, un véritable amour, sans aucun désir de gain personnel. Il aimait le Željo pour ce qu’il était et non pas par intérêt.
Mais il y avait, bien-sûr, les pitars, qui vantaient leur nouveau stade olympique (ils étendaient cet adjectif à l’infini). Lorsque les supporters du Željo criaient, Je hais le stade de Koševo, les pitars rétorquaient d’une blague habile, Alors que tu es né à Koševo. Sejo était fier, car ça ne le dérangeait pas. Il était né à l’Hôpital militaire de la rue Kranjčevićeva.
Videoton. Il était en seconde. C’est à l’occasion de ce match que le Željko est devenu son meilleur ami, Željko, dont la seule qualité jusqu’alors était son surnom naturel, Željo. C’était un binoclard, un peu intello, il ne jouait pas au foot car il était maladroit, et on l’avait accepté parmi les supporters du Željo uniquement pour son surnom et sa persévérance passionnée. Comme il était obéissant et servile, ils le supportaient. Mais Sejo (et le reste de la bande) avait été séduit par une de ses actions. Deux jours après le match contre Videoton, c’était la Fête du lycée et tous devaient assister au spectacle. La déception n’était pas encore retombée (elle ne retombera jamais chez Sejo). Željko participait au spectacle. Il devait venir devant le micro en pantalon à pinces et en chemise blanche, et réciter un poème de Matoš. Željko est apparu devant les invités de marque en short et en maillot de Željo, puis s’est mis à réciter à voix haute et de manière fantastique le poème demandé. Il n’a changé que le dernier vers – et a prononcé : le Željezničar est déjà loin⁵. Il a reçu un avertissement, mais ça en valait la peine. Ses camarades l’ont porté à bout de bras hors de la salle tel le buteur du but fatidique et le héros du match.
Le temps a passé, Sejo a fini le lycée, est parti faire son service militaire, est revenu, puis a brièvement travaillé comme serveur. La plupart des membres de la bande (et Željko aussi) faisait des études. Željko assistait encore à tous les matchs à Grbavica, mais aussi à l’extérieur. Avec l’ancienne bande, il se rendait surtout aux matchs contre les pitars. Avec leurs études, ils étaient soudain devenus sérieux. Ils feignaient l’inquiétude et bavassaient sur la guerre.
Heureusement, son père était plus informé que lui. Grâce à lui, ils avaient tous quitté Grbavica au dernier moment. Ils avaient obtenu un appartement abandonné dans le quartier de Ciglana. Sejo y habitait très peu, il n’était jamais sorti sur le balcon. Pas par peur des obus ; il ne souhaitait pas regarder vers Koševo. Il avait fait le tour de toutes les lignes de Vogošća à Treskavica, il avait été blessé à la jambe fin 93 (et encore aujourd’hui il ressentait des douleurs lors des changements de saison). Pendant l’été 94, il avait appris que Željko avait perdu la vie en portant l’uniforme de l’ennemi. C’est la première fois qu’il pleurait depuis Videoton, refermant ainsi le cycle d’une amitié. Il savait que Željko aimait porter l’uniforme autant que lui, c’est-à-dire pas le moins du monde. Željko n’était pas un Tchetnik, comme ses compagnons aimaient appeler chaque soldat ennemi. Il avait été mobilisé tout comme Sejo. Il ne pouvait pas refuser.
La guerre a pris fin et Sejo est retourné seul dans son appartement à Grbavica. Ses parents étaient restés à Ciglana. L’appartement était presque entièrement détruit, mais avec une poignée d’amis, il avait réussi à le retaper pour le rendre habitable. Il regardait à nouveau le stade depuis le balcon, le stade blessé de son cher Željo.
Il n’arrivait pas à dormir. Lors des nuits blanches, il se demandait souvent si ce n’était pas un des obus tirés par son unité qui avait tué Željko. Il se demandait de plus en plus pourquoi la guerre et de plus en plus souvent, se répondait à lui-même : à cause des pitars. Pour Sejo, les pitars ont toujours été synonyme de gros bonnets, de hommes de pouvoir cruels, de ceux capables (Željko adorait cette citation) de mettre le feu à une maison pour se faire cuire un œuf. C’est ce qu’était cette guerre, Sejo en était convaincu, des millions de foyers brûlés, pour que quelques pitars y cuisent leurs pita ! Chaque camp avait ses pitars, et Sejo détestait les siens. Il aimait résumer un article de journal dans lequel le FK Sarajevo avait été surnommé « l’Etoile rouge » bosniaque. Les club comme l’Etoile, Croatia, Sarajevo, ce sont tous des vermines, pensait Sejo, alors que le Partizan, le Hajduk et Željezničar (comme leurs noms l’indiquent) étaient des clubs de misérables et de défavorisés, d’humiliés et d’offensés, de tristes perdants et de malheureux insurgés, comme lui, ou de morts, comme Željko.
Sejo a mis son billet dans sa poche et est parti chercher ses bottes. Il ne les avait pas mises depuis la guerre. Il était indiqué sur le billet que la pelouse n’était accessible qu’en baskets. La vermine protège son herbe ! Sejo entrera en bottes et se déchaînera autant que possible. Il n’avait jamais souhaité que le stade de Koševo soit plein, et maintenant il espérait qu’il serait bondé. Qu’il y aurait au moins autant de spectateurs que de morts à cause des pitars et que ce stade dégoûtant croule sous leur poids, et s’enfonce dans les profondeurs, dans le centre de la terre, à l’image d’un ascenseur surchargé. Il se fichait du concert, mais il sauterait comme un fou. Il sautera comme pris par des démons, il sautera comme dix personnes. Il sautera pour lui, pour le Željo et pour Željko.
Traduit du serbe par Zivko Vlahovic
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¹ Équivaut à environ 10 euros.
² Surnom donné au stade du FK Željezničar Sarajevo.
³ Surnom donné aux supporters de l’Étoile Rouge de Belgrade.
⁴ Surnom donné aux supporters du Partizan de Belgrade.
⁵ Dans l’original, c’est le chemin de fer qui est déjà loin. Željezničar (nom du club de football) veut dire « employé de chemin de fer ».
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