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Le coassement des grenouilles d'Almir Bašović

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    Almir Bašović
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  • 58 min de lecture
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 A propos de Coassement...

 

En entamant un dialogue avec peut-être la satire la plus importante de l'histoire du théâtre, la "comédie discursive" des Grenouilles d'Aristophane, Almir Bašović réussit à façonner quelque chose qui, même dans le contexte théâtral européen contemporain, est un phénomène rare : une comédie satirique juteuse avec de fortes impulsions méta-théâtrales. Pour atteindre cet objectif, l'auteur se sert de trois principaux procédés dramaturgiques. Tout d'abord, la redistribution/permutation des rôles : chez Aristophane, le chercheur est le dieu Dionysos lui-même, qui, inquiet pour le destin de la ville d'Athènes et de sa civilisation, après avoir écouté les conseils d'Héraclès, se rend aux Enfers accompagné par son esclave Xanthias pour ramener Euripide en tant que sauveur. Bašović renverse de manière fondamentale mais pertinente toutes les fonctions : Thalie, "propriétaire de l'art théâtral", inquiet pour la survie de son théâtre (peu d'argent, mais aussi aucune fréquentation !), incapable d'invoquer Dionysos par des hymnes et des prières, se lance, avec sa souffleur Izzy, en "anima" pantagruel – pas vraiment encouragé par les conseils du mélancolique "Écrivain" – dans un voyage vers le monde souterrain pour aller chercher personnellement la divinité afin de sauver l'institution même du théâtre. Ainsi, le chercheur aristophanien devient ici l'objet de la quête, tandis que les figures des poètes contestataires des Grenouilles, Eschyle et Euripide, sont remplacées par un personnage beaucoup plus prosaïque : le propriétaire de théâtre, le producteur. Par ce procédé, l'auteur met avec une précision chirurgicale en évidence non seulement la dégradation du statut de valeur des représentants du théâtre d'aujourd'hui, mais aussi la nature immanente de la crise qui le menace : le théâtre ne peut plus être sauvé par les poètes, créateurs de significations, mais seulement par celui qui l'a façonné – le créateur et symbole de la structure rituelle, Dionysos. Au cas où, bien évidemment, Dionysos aurait cette intention. Cependant, un tel désir devrait être suscité parmi les porteurs mêmes du mécanisme théâtral, comme l'indique la déclaration programmatique du conseiller apatique et compagnon de Thalie, l'Écrivain (dramatique) : "Pourquoi avez-vous besoin de pièces ? Vous vendez une histoire sur le théâtre post-dramatique. Il a fallu plusieurs siècles à Dionysos pour transformer le rhapsode, donc le narrateur, en acteur. Vous avez réussi en quelques années à transformer l'acteur en narrateur." Cette réflexion sur la fissure interne du mécanisme/illusion théâtral est le deuxième "moteur poétique" efficace de l'auteur. Déchiré entre l'élitisme dramatique et le pragmatisme producteur de Thalie, le théâtre ne peut trouver une possibilité de survie dans la paraphrase, mais dans la parabasis – dont le représentant est précisément le personnage de la souffleuse Izzy. Il n'est donc pas surprenant qu'Izzy soit le personnage central de la scène d'ouverture : de la conversation avec une amie invisible sur son téléphone portable, en passant par les salutations du public et les commentaires sur le spectacle à venir, Izzy 'traduit' le pseudo-événement en un discours discursif. De cette façon, tout comme le public est introduit dans la position du protagoniste absent de la Coassement des grenouilles, il est également introduit, dans une correspondance polysémique, à la frontière du monde souterrain – plus précisément au "les barrières de péage fluvial" de Charon – où se structure la question/dimension de la frontière (qui est, de plus, toujours une "barrière") – comme troisième nœud stratégique de la pièce. Armant les protagonistes d'humour noir ("Ici, il fait froid, comme dans une tombe"), profanant les conventions mythiques (le passage aux Enfers est payant, mais les cartes bancaires ne sont pas acceptées) et réduisant le "mode" réalistique des personnages (Charon qui négocie et accepte des pots-de-vin), Bašović, à travers une tragicomédie délirante, transforme le topos de la mentionnée Frontière en un lieu de promesse et de possibilité d'un autre théâtre : la vie est toujours au-delà de la mort, le théâtre est toujours et seulement un passage, un voyage.

 

Svetislav Jovanov


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Almir Bašović né en 1971 à Sarajevo, a obtenu son diplôme, sa maîtrise et son doctorat à la Faculté de philosophie de Sarajevo, où il est professeur titulaire au Département de littérature comparée. Il est également collaborateur permanent à l'Académie des arts dramatiques à Sarajevo (ASU). Il a publié plus d'une centaine d'articles scientifiques, d'essais et de critiques, tant dans le pays qu'à l'étranger. Il est l'auteur des livres suivants : Tchekhov et l'espace, Masques du sujet dramatique, Calames et notes et Le théâtre caché d'Andrić. Il a écrit cinq pièces : Visions du siècle d'argent, RE : Pinocchio, Coassements, Sarajevo Feeling et Visages. Ces pièces ont été publiées dans le recueil Quatre pièces et demie et traduites en onze langues. Elles ont été jouées à Sarajevo, Zenica, Tuzla (Bosnie-Herzégovine), Vienne (Autriche), Brno (République tchèque), Belgrade (Serbie) et Skopje (Macédoine du Nord). Il a remporté des prix pour la meilleure pièce lors des festivals de théâtre à Jajce (2020) et Zenica (2004). Pour le livre Quatre pièces et demie, il a reçu le prix Kočićevo pero (2020). Pour son travail pédagogique et scientifique à l'ASU Sarajevo, il a reçu le prix Dr. Razija Lagumdžija. Ses pièces figurent dans des anthologies de théâtre bosnien. Visions du siècle d'argent a été sélectionnée par la Convention théâtrale européenne (ETC) parmi les 120 meilleures pièces contemporaines européennes. Elle a été publiée à Sarajevo dans un livre avec des traductions en dix langues (2022). Il est membre de la Société des écrivains et du Centre P.E.N. en Bosnie-Herzégovine.


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LE COASSEMENT DES GRENOUILLES

comédie avec thèse


(Kreketanje – 2018) 




PERSONNAGES :

IZZY, souffleuse de théâtre ; seins énormes, hanches énormes, maquillage trop accusé, elle porte une minijupe, un chemisier avec un large décolleté, elle a des chaussures semblables à des cothurnes.

THALIE, détenteur et protecteur de l'art théâtral

L'ÉCRIVAIN, un homme d'expérience

LE SUICIDÉ, voyageur

CHARON, passeur des enfers

DES MINEURS, passants

LE TOXICOMANE, touriste

LE CHOEUR DES GRENOUILLES

L'ACTRICE, morte

L'ACTEUR, mort

UN GARÇON, fils décédé du frère d'Izzy, l'âme de sa tante ; il est joué par une jeune actrice aux boucles blondes comme Dionysos enfant




AU THÉÂTRE


Le théâtre. Tandis que le public entre, l'actrice Izzy est assise sur une chaise. Elle est en mini-jupe, les jambes écartées. Elle a un large décolleté, ses seins s'échappent presque de son chemisier. Elle tient une copie du texte dans sa main et s'en évente l'entrejambe. Elle s'adresse à un ami ou une amie de connaissance dans le public.


IZZY : Quoi de neuf ? Que viens-tu au théâtre ? Tiens, voilà que moi aussi je me retrouve sur les planches...

As-tu planté des tomates ? Comment va la petite ?

Ta coupe de cheveux te va bien. Ta robe est belle. La costumière s'est également occupée de moi. Elle le doit. J'ai reçu le rôle principal. Est-ce que ce sont des nouvelles boucles d'oreilles, je ne vois pas bien d'ici ?

As-tu remboursé le prêt ? Ne pense pas à la banque maintenant... Ceci est une comédie, détends-toi. Ça passera vite, ça ne dure pas longtemps. (Confidentiellement, en mimant des ciseaux avec ses doigts.) Nous avons un peu raccourci la pièce... Pour que vous ne vous ennuyiez pas.

Cela va commencer maintenant. Éteins ton téléphone. Toi aussi , et toi, et toi...


(Un acteur jouant Thalie entre, tenant le texte à la main.)


THALIE : Alors, nous faisons une pièce sur le théâtre. Nous n'avons pas un texte très fignolé, mais le théâtre ne vit pas de livres et de fignolage de toute façon... Il vit plutôt de spontanéité... Je joue Thalie, le détenteur et protecteur de l'art théâtral. Tu es Izzy, la souffleuse.

IZZY : Doit-on ajouter ce qui est écrit sur internet ?

THALIE : Quoi ?

IZZY : Ceci au sujet d'Izzy. Écoute : « Izzy est une naine avec de magnifiques cheveux et un beau visage. Vous rencontrerez difficilement une personne plus bruyante qu'elle ; elle exprime clairement ses opinions; elle sera avec vous, quoi qu'il arrive. Izzy est la meilleure, la meilleure amie que vous puissiez souhaiter. « Eh bien, je n'ai pas du tout à jouer ça. C'est moi en privé. »

THALIE : Attends, attends un peu. Chez moi il est écrit : « Une fille toquée qui choisit au hasard des choses folles à faire ; elle aime les gens, elle aime sortir ; elle aime la nourriture. Humeur changeante, visage mignon, elle aime danser. Très souple. Vous l'aimerez ou la haïrez, selon l'humeur – la sienne. »

IZZY : Moi, je préfère la première version.

THALIE : Cela dépend de ce que tu feras d'elle... Allons spontanément parcourir le texte. Ainsi, tu es au théâtre, à ta place de souffleuse. Tu es assise là sur une chaise, en train de t'aérer avec le texte... en bas. Là, sur scène... C'est-à-dire, ici en dehors de la scène, la représentation d'une pièce classique est en cours. Les acteurs butent sur les répliques. Tu es en colère contre eux et tu ne veux pas leur souffler le texte. Pouvons-nous le faire?

IZZY : Mais, puisqu'ils m'ont insultée à la répétition ! Je leur ai gentiment dit : rendez-vous à la première ! C'est seulement alors que nous ne nous entendrons plus, mes très chers.

THALIE : Attends, je vais là-bas pour jouer les acteurs et buter sur le texte.



(Thalie sort de la scène et dit le texte. Izzy continue de se rafraîchir l'entrejambe avec son texte.)


THALIE (hors scène) : S'il vous plaît, dites ce texte à la façon dont je vous l'ai lu, d'une voix déliée et avec aisance. Car si vous le bredouillez comme font tant de vos acteurs, ce serait comme si je confiais mes vers à déclamer au crieur public. Et n'allez pas fendre l'air avec votre main comme ceci, mais soyez mesurés en tout. Car dans le torrent, dans la tempête, dans l'ouragan, dirais-je même, de la passion, vous devez trouver et faire sentir une sorte de retenue qui l'adoucisse. Oh ! Cela me navre... (Un temps.) Oh ! Cela me navre... (Un temps.) Oh ! Cela me navre...1


(Thalie se présente sur scène et supplie de ses mains Izzy de lui donner la réplique. Izzy fait des mouvements de main comme si elle envoyait ces répliques sous sa jupe.)


IZZY : Au fond du cœur, d'entendre ces grands étourneaux sous leurs perruques mettre la passion en pièces, oui en lambeaux,...2

THALIE (hors scène) : Oh ! cela me navre au fond du cœur, d'entendre ces grands étourneaux sous leurs perruques mettre la passion en pièces, oui en lambeaux,...(Un temps.) La passion... (Un temps.) La passion...



(Thalie revient sur scène et supplie Izzy de lui donner une réplique.)


IZZY : Et casser les oreilles du parterre qui ne sait d'ailleurs apprécier le plus souvent que les pantomimes inexplicables et le fracas !3

THALIE (parle du bord de la scène) : Et casser les oreilles du parterre qui ne sait d'ailleurs apprécier le plus souvent que les pantomimes inexplicables et le fracas !... (Un temps.) Et le fracas... (Un temps.) Et le fracas...

IZZY : Je voudrais le fouet pour ces gaillards...4

THALIE : Je voudrais... D'accord, c'est tout. Sautons cette partie, allons à la fin du spectacle. Tout le monde meurt. Des applaudissements se font entendre.


(Thalie fait signe à la cabine du théâtre. Des applaudissements se font entendre. Thalie regarde le texte.)


THALIE : Eh bien, maintenant j'entre en scène pour de vrai, c'est-à-dire moi, Thalie. Je suis déçu par ce qu'est devenu l'art théâtral. Ah ! (Il joue la déception.) Alors, ça ne peut pas continuer comme ça ! J'ai investi tellement d'argent dans le théâtre, mais les temples de la déesse Thalie sont à moitié vides... L'argent ne rentre pas... (Il corrige le texte.) Je vais arranger ça. Je dirai ici : j'ai investi tant d'amour et d'efforts dans le théâtre, et pourtant rien ! L'âme et les yeux du public sont à moitié vides. (Enthousiaste.) Vous tous, comédiens, metteurs en scène, dramaturges, scénographes, costumiers, coiffeurs, accessoiristes, superviseurs, portiers...


(Izzy tousse.)


THALIE : Souffleuses... Vous tous, vous ne vous souciez que de vous... Et moi, et moi... Thalie, le propriétaire et protecteur du théâtre, je me préoccupe de vous tous !


(Izzy applaudit ironiquement.)


THALIE (enthousiaste) : Et c'est pourquoi à moi, et c'est pourquoi à moi... c'est pourquoi il ne me reste plus qu'une solution. Invoquer le dieu du théâtre Dionysos ! L'embaucher chez nous, qu'il nous sorte de ces dettes ! Izzy, souffle-moi le texte !

IZZY : Je commence par chanter Dionysos couronné de lierre...

THALIE : Je commence par chanter Dionysos couronné de lierre...

IZZY : Chevreau, coureur de jupons dément, allons, aie pitié ! Parce que nous, les amateurs de théâtre...

THALIE : Chevreau, coureur de jupons dément, allons, aie pitié ! Parce que nous, les amateurs de théâtre...

IZZY : Nous te célébrons toi d'abord et le dernier...

THALIE : Nous te célébrons toi d'abord et le dernier...

IZZY : Celui qui t'oublie au monde ne peut pas penser une scène...

THALIE : Celui qui t'oublie au monde ne peut pas penser une scène...

IZZY : Alors, sois salué, Dionysos, chevreau divin...

THALIE : Alors, sois salué, Dionysos, chevreau divin...

IZZY : Et viens-nous en aide, frère, si tu connais Dieu !

THALIE : Et viens-nous en aide, frère, si tu connais Dieu !

IZZY : Dieu né deux fois, que vienne un troisième bonheur.

THALIE : Dieu né deux fois, que vienne un troisième bonheur.

IZZY : Sors-nous de cette boue !

THALIE : Sors-nous de ces dettes !


(Izzy et Thalie tendent l'oreille et regardent si Dionysos apparaît.)


THALIE : Rien. Il n'est pas là.

IZZY : Tu sais, peut-être qu'on devrait faire un sacrifice à Dionysos ? Égorger un taureau ou un bélier en son honneur ?

THALIE : Je n'ai pas d'argent même pour un coq. Quel taureau et quel bélier ! Essayons encore une fois, mais ensemble.


(Maintenant, ce que disent Izzy et Talia se transforme en un véritable hymne à Dionysos.)


IZZY et THALIE : Je commence par chanter Dionysos couronné de lierre...

Chevreau, coureur de jupons, dément, aie pitié ! Parce que nous, les amateurs de théâtre...

Nous te célébrons toi d'abord et le dernier...

Celui qui t'oublie au monde ne peut pas penser à une scène...

Alors, sois salué Dionysos, chevreau divin...

Et viens-nous en aide, frère, si tu connais Dieu !

Dieu né deux fois, que vienne un troisième bonheur.

Sors-nous de cette boue / de ces dettes !5


(Izzy et Thalie tendent l'oreille et regardent si Dionysos apparaît.)


THALIE : Rien... Indisponible...

IZZY : Allons-y encore une fois, mais mets-y un peu plus d'ardeur.



(Izzy et Thalie prononcent le texte en jouant sur la scène comme en extase.)



IZZY et THALIE : Je commence par chanter Dionysos couronné de lierre...

Chevreau, coureur de jupons, dément, aie pitié ! Parce que nous, les amateurs de théâtre...

Nous te célébrons toi d'abord et le dernier...

Celui qui t'oublie au monde ne peut pas penser à une scène...

Alors, sois salué Dionysos, chevreau divin...

Et viens-nous en aide, frère, si tu connais Dieu !

Dieu né deux fois, que vienne un troisième bonheur.

Sors-nous de cette boue / de ces dettes !



(Ils tombent sur scène de fatigue. Ils regardent et écoutent si Dionysos est là. Des applaudissements se font entendre.)



THALIE : (d'un signe à la cabine) : Éteins ça !


(Les applaudissements cessent.)



THALIE : Tu sais quoi, Izzy, s'il ne veut pas de nous, nous irons à lui. Prépare-toi. Allons dans ce monde jusqu'à Dionysos !

IZZY : Vraiment ?

THALIE : Vraiment. Moi, Thalie, en chair et en os, je vais chercher Dionysos pour l'engager dans mon théâtre ! Je n'enverrai pas de chauffeurs, je n'enverrai pas de négociateurs, je n'enverrai pas de journalistes ou de producteurs... Non ! Je me sacrifierai pour le théâtre ! Je te propose un voyage plein de hasard, plein d'évidence, plein de danger ! Es-tu assez courageuse ? As-tu peur de traverser la frontière?

IZZY : Si en 82 j'ai traversé la frontière italienne, alors je peux toutes les traverser.

THALIE : Quelle frontière italienne ?

IZZY : Nous sommes allés en Italie pour un spectacle. Ils ont pris nos passeports à la frontière puis nous ont tous fait descendre du bus. J'ai été séparée et interrogée pendant deux heures. Et ils m'ont recherchée sur l'ordinateur... Je ne savais même pas ce que c'était alors... Je me demandais, quelle est cette télévision reliée à une machine à écrire...

THALIE : Et pourquoi t'ont-ils interrogée ?

IZZY : Ils ont trouvé une photo de Kadhafi dans mon passeport, et ce même jour, les siens ont abattu un avion... Comment aurais-je pu le savoir ?

THALIE : Pourquoi diable avais-tu une photo de Kadhafi dans ton passeport ?

IZZY : Tu sais qu'il était protégé par des femmes ? Je rêvais d'être l'une d'elles.

THALIE : Quoi ?

IZZY : Je rêvais qu'à ma retraite, il m'offrirait un morceau du désert.

THALIE : À cause du pétrole ?

IZZY : Mais quel pétrole. Imagine avoir ton propre morceau de désert privé ! Apporter de l'eau de quelque part, l'irriguer... Puis semer du grain. Faire du désert un champ de blé ! Et entre les deux, quelques coquelicots apparaissent. Imagine les beautés ! Qui n'aimerait pas faire revivre le désert !

THALIE : N'importe quoi... Et que s'est-il passé à la fin ?

IZZY : Ils m'ont laissé partir. Je leur ai expliqué que l'amour ne connaissait pas de frontières.

THALIE : Prépare-toi. Nous partons.

IZZY : J'ai une condition.

THALIE : Laquelle ?

IZZY : Que tu m'accordes une retraite anticipée quand nous reviendrons de ce monde.

THALIE : D'accord.

IZZY : Et que je puisse chercher mon petit neveu en bas. Celui que la bombe a déchiré.


(Izzy sort un mouchoir, essuie ses larmes.)


THALIE (regardant le texte avec confusion) : Qu'est-ce que c'est maintenant ? Qui veux-tu chercher ?

IZZY : L'âme de sa tante... Quand j'y pense... Des morceaux de corps partout alentour... Les chaussures dans la vitrine de la pâtisserie... Le panneau de signalisation sur la haie... Le rétroviseur de la moto sur la table du bar... Tout sanglant... Mélangé...

THALIE : Dieu me pardonne, comme une œuvre d'art moderne.

IZZY (pleurant) : Tout déchiré... Il m'attendait... J'étais en retard car la répétition au théâtre a pris plus de temps... Qui sait, si nous avions fini plus tôt...

THALIE : Allez, ne pleure pas. Nous devons trouver comment nous rendre là-bas. Il est préférable de demander à un écrivain. Il y en a un qui a décrit ce monde comme s'il y était allé. Qu'est-ce que tu en penses ?

IZZY : Il me manque ici une petite histoire d'amour.

THALIE (regardant le texte confus) : Attends un peu... Ce n'est pas dans le texte.

IZZY : Eh bien, c'est ce que je te dis. Il faudrait l'ajouter. Que penses-tu de ça : je suis en colère contre cet écrivain qui m'a promis de m'épouser, puis m'a délaissée ?

THALIE : Je ne sais pas, ça me prend un peu de court.

IZZY : Justement. Le public aime une petite surprise. Et où as-tu vu une comédie sans amour ? (Au public.) N'est-ce pas vrai ? (À Thalie.) Mes répliques, qui sont de toute façon très peu nombreuses dans cette scène avec l'écrivain, nous allons les écarter.

THALIE : Comment écarter ?

IZZY : Depuis qu'il m'a abandonnée, je ne parle plus avec lui.

THALIE : Alors, nous rejetterons aussi certaines de ses répliques.

IZZY : Ses répliques restent, car il est toujours amoureux de moi et il tenterait encore quelque chose. Moi - rien. Je suis cool. Et toi, tu es un peu jaloux de l'écrivain...

THALIE : Attends un peu. En quoi suis-je jaloux ? Notre relation est strictement professionnelle.

IZZY : C'est ce que tu crois. Quel est le problème dans la relation ? Que tu n'aimes pas les hommes ?

THALIE : Eh bien, dis-moi comment tu vas détendre l'écrivain, alors qu'il est correctement éduqué ? C'est un héros culturel. Il est écrit ici qu'il a fait douze exploits : il n'a survécu qu'en écrivant des livres ; il n'a pas utilisé le mot « je » ; il n'a pas utilisé le mot idéologie ; il s'est préservé du pouvoir et de la politique ; il n'a pas écrit de chroniques ; il n'a pas écrit contre ; il n'appartenait pas à des clans...

IZZY : Bah, son plus grand exploit, c'est d'avoir survécu quand je l'ai poursuivi avec un couteau ! J'ai failli lui arracher un doigt ! Il me fuyait aussi dans ce monde !

THALIE : Hou. Que Dieu lui vienne en aide. Tu t'en es vraiment occupée ! On dit ici que l'écrivain est en fait revêche, et même un peu toqué.

IZZY : Eh bien, s'il avait eu un cerveau, il ne m'aurait pas quittée.

THALIE : D'accord, d'accord... Allons voir comment il est.

IZZY : Je te rattrape, juste le temps de passer un coup de fil.


(Thalie sort. Izzy sort son téléphone portable.)


IZZY : Comment vas-tu, ma chère ? Je traverse la mare. Mais pas en Amérique, je vais dans l'autre monde. Mais je ne suis pas malade, je ne compte pas encore mourir. J'y vais pour affaire. Je vais bien. Je me suis fait refaire les dents au dispensaire et elles me font un peu mal. (Elle crache dans un mouchoir.) Mon rhume est passé. Ça m'a attrapée quand je suis allée au cimetière. J'ai transpiré et n'avais pour m'envelopper que le poncho que j'ai acheté à la foire l'année dernière. (Un temps.) Je me marierai quand je prendrai ma retraite. J'achèterai aussi une maison pour pouvoir semer quelque chose. (Un temps.) Je vais avec Thalie, le propriétaire du théâtre. Il a promis de me laisser prendre ma retraite à notre retour. Juste pour chercher le petit de mon frère là-bas... L'âme de sa tante. As-tu besoin de quelque chose d'en bas? (Un temps.) Comment te va ce chandail que je t'ai fait parvenir par ta petite-amie ? Un vrai. Pardieu. De Turquie. Allez, dis-moi comment sont les analyses quand ils feront la biopsie de ton petit. Envoie un message. Je ne sais pas s'il y aura du réseau là-bas, mais fais-le moi savoir dans tous les cas. (On entend le bourdonnement d'une abeille. Izzy la suit du regard.) Je pars, voilà que m'est venue une abeille. (Un temps.) Oui, tu vas bien. Tiens, qu'à mon tour quelque chose me pique. Allez, je te parlerai à mon retour.


(Izzy fait un mouvement comme si l'abeille s'était posée sur son bras, elle le caresse.)


IZZY : Ma sœur.


(Le bourdonnement de l'abeille s'intensifie.)


Obscurité.



CHEZ L'ÉCRIVAIN



Obscurité. On frappe longuement à la porte. Puis la cloche, puis des coups à nouveau. La lumière s'allume. Dans l'appartement de l'Écrivain se trouvent Thalie, l'Écrivain et Izzy. Izzy porte un panier plein de fruits. L'Écrivain avance ses mains vers le panier.


L'ÉCRIVAIN : Merci pour les fruits, tu n'aurais pas dû.


(Izzy sort les fruits et les transfère dans un sac en papier qu'elle donne à Thalie. Elle donne de manière démonstrative à l'Écrivain le panier vide.)


THALIE : On dit que tu as écrit douze livres, et que certains d'entre eux ont même été lus par des gens ?

L'ÉCRIVAIN : Verba volant, scripta manent ! J'ai écrit quelques livres. Nulla dies sine linea.

THALIE : C'est ce que je te dis. Et est-il vrai que tu as décrit ce monde de manière convaincante comme si tu y avais vécu ?

L'ÉCRIVAIN : Où ?

THALIE : Ben là-bas... De l'autre côté.

L'ÉCRIVAIN : Tous les écrivains sont de l'autre côté pendant qu'ils écrivent. Ils ne reviennent ici que lorsqu'ils le doivent... Pour prendre quelque chose à emporter là-bas. Locus regit actum. Le lieu détermine la procédure.

THALIE : Je sais que vous vous êtes tous un peu tournés... de côté. Allez, pendant que tu es là, dis-moi comment y aller.

L'ÉCRIVAIN : Où ?

THALIE : Mais là-bas, tu te moques de moi ?

L'ÉCRIVAIN : Où là-bas ?

THALIE : Eh bien, dans ce monde.

L'ÉCRIVAIN : Que vas-tu faire là-bas ? Tu es aussi bien ici. Quod licet Iovi, non licet bovi.

THALIE : Ça ne va pas bien. Je veux engager Dionysos, le dieu du théâtre.

L'ÉCRIVAIN : Quoi ?

THALIE : Pourquoi t'étonnes-tu ? Je veux aller dans ce monde pour trouver Dionysos. Peux-tu imaginer quel stratagème de marketing c'est d'embaucher un dieu dans son théâtre ? Quels détours il faut faire ! Je réglerais les dettes.

L'ÉCRIVAIN : Je ne peux pas le croire !

THALIE : Tu ne fais que t'étonner. Dis-moi, même si tu es surpris, comment y arriver.

L'ÉCRIVAIN : Où arriver ?

THALIE : Dans ce monde. Est-ce que tu m'écoutes ? Ou est-ce que tu es reparti de l'autre côté ? Si tu m'aides, je mettrai une de tes pièces dans mon théâtre. Je le promets. Si c'est un succès, tu recevras même des honoraires.

L'ÉCRIVAIN : Je n'écris pas de pièces de théâtre.

THALIE : Qu'est-ce qui ne va pas avec les pièces de théâtre ?

L'ÉCRIVAIN : Rien. J'en ai écrit une et j'ai vu la première... Au milieu de la pièce, la robe de la comédienne s'est accrochée à un clou sur scène. Elle était censée quitter la scène après avoir prononcé un long monologue. Elle se leva et répéta : « Je pars, je pars »... Mais impossible de partir. Pardonnez-moi et toi et ton théâtre, mais merde à l'art qui dépend de clous et de telles impondérabilités.

THALIE : Eh bien, tu es vraiment chicaneur. Ce qu'on dit de toi est vrai. Mais, malheureux, ces planches et ces clous signifient la vie. Et il en est ainsi dans la vie, tout dépend des clous, des planches et du hasard.


(Izzy chuchote quelque chose à Thalie.)



THALIE : Tiens, si tu m'aides à me rendre auprès de Dionysos et dans l'autre monde, j'enlèverai toutes les planches et tous les clous de la scène de mon théâtre. Je vais poser du stratifié juste pour ta pièce.

L'ÉCRIVAIN : Pourquoi avez-vous besoin de pièces ? Vous vendez une histoire sur le théâtre post-dramatique. Il a fallu quelques siècles à Dionysos pour transformer la rhapsodie, c'est-à-dire le narrateur, en acteur. Vous avez réussi en un tour de main à faire d'un acteur un narrateur en quelques années seulement ! Ou plutôt, un speaker... Zéro - zéro, hein ?

THALIE : Ça ne dépend pas de moi. Les comédiens se jettent comme des fous depuis que cette mode a été introduite. Tout le monde crie : Donnez-nous plus de narrations ! À bas l'intrigue ! À bas le jeu d'acteur à l'ancienne ! Nous voulons que le réalisateur parle à travers nous ! Permets que nous parlions parfois aussi, mais exclusivement en privé ! (Confidentiellement) Pour tout te dire, je ne déteste pas ça, j'économise sur les honoraires des écrivains...

L'ÉCRIVAIN : C'est aussi de ça qu'il s'agit ! Les acteurs se rompent pour parler d'eux sur scène au passé. C'est comme s'ils étaient morts depuis longtemps. Les écrivains le sont de toute façon... Dans votre théâtre post-dramatique, tout le monde veut être un peu dramatique... des écrivains... Le problème, c'est que personne ne veut être du théâtre. In silvam ligna ferre.


(Izzy chuchote quelque chose à Thalie.)



THALIE : Mais Izzy a raison, tu fais semblant d'être important devant elle. Allez, malheureux, aide-nous.

L'ÉCRIVAIN : Je ne comprends vraiment pas ce que tu veux de moi ?

THALIE : Comment peux-tu ne pas comprendre ? Explique-moi comment aller dans ce monde ! Je veux embaucher Dionysos chez moi. C'est moins cher pour moi que de payer des dîners aux journalistes et de dépenser de l'argent en marketing.

L'ÉCRIVAIN : Qu'as-tu besoin de Dionysos ? Embauche un dramaturge, ça te reviendra encore moins cher.

THALIE : J'ai essayé. Ça ne va pas. C'est la plus grande faute de marketing. Ne tergiverse pas, mais dis-moi comment y arriver le plus rapidement. Quel est le chemin le plus court ?

L'ÉCRIVAIN : Mors certa, hora incerta. Grimpe sur ce gratte-ciel et saute, c'est la chose la plus rapide pour toi.

THALIE : Hou. Je ne suis pas en forme et j'ai le vertige. Y a-t-il quelque chose de plus simple ?

L'ÉCRIVAIN : Oui. Tu prends une poignée de cachets et tu y es tout de suite.

THALIE : Je ne peux pas, je ne supporte pas les pilules. Je m'efforce d'avoir une vie saine, et cela...

L'ÉCRIVAIN : Eh bien, je ne sais pas comment t'aider. Se couper les veines ?

THALIE : Pas de sang, je t'en prie.

L'ÉCRIVAIN : Du gaz ?

THALIE : Je ne supporte pas cette odeur.

L'ÉCRIVAIN : De l'eau ? La noyade ?

THALIE : Ne plaisante pas, tu sais combien coûte mon costume ?

L'ÉCRIVAIN : Le feu ?

THALIE : Allez, par ma mère, je ne suis pas une brochette.

L' ÉCRIVAIN : Gelé ? La mort blanche ?

THALIE : Rien de cela. Je vais attraper froid.

L'ÉCRIVAIN : Alors je ne peux pas t'aider.

THALIE : Allez, cesse la plaisanterie. Alors comment as-tu voyagé ?

L'ÉCRIVAIN : Ce n'est pas moi, ce sont mes personnages.

THALIE : Peu importe, toi ou les personnages... Comment vais-je y arriver ? As-tu une carte ? Un GPS ?

L'ÉCRIVAIN : Non, j'ai porté en moi les destins de ces gens de ce monde pendant dix ans... Toi, tu es pressé...


(Izzy murmure quelque chose à Thalie.)



THALIE : Ils m'ont dit que tu étais un peu fêlé, mais tu es complètement parti. Porter des personnages pendant dix ans ? Mais tu n'es pas un travailleur manuel !

L'ÉCRIVAIN (montrant sa machine à écrire) : Je ne peux pas t'aider. J'ai voyagé grâce à cette machine...

THALIE : Izzy, allons chercher une machine magique.


(Thalie et Izzy s'apprêtent à partir.)



L'ÉCRIVAIN : Izzy, arrête. Arrête, s'il-te-plaît. Pouvons-nous parler ? Tu es toujours en colère... J'étais jeune... Attends, que je m'explique... Bis idem non est idem. On pourrait peut-être de nouveau... Amor vincit omnia.


(Izzy chuchote quelque chose à Thalie.)


THALIE : Elle dit qu'elle n'irait pas avec toi même si tu mourrais !

L'ÉCRIVAIN : Izzy, arrête ! Comprends que j'avais peur... Devant toi, même le plus grand graphomane aurait l'air stérile. Izzy, tu ne vas pas voyager dans ce monde avec ça, n'est-ce pas ? Izzy, réfléchis.


(Izzy chuchote à nouveau à Thalie.)



THALIE : Elle dit qu'il n'y a pas à réfléchir. Elle s'est vu confier une tâche précise. Mais toi aussi, tu es parti sans elle.


(Izzy et Thalie sortent. L'Écrivain sort une corde, l'attache autour de la machine à écrire et la passe autour de son cou. Il prend le panier vide et s'enveloppe d'une couverture en peau de mouton. Il grimpe sur une chaise.)


L'ÉCRIVAIN : Eh bien, celui-là veut embaucher Dionysos ? ! Je dois voir ça. Mors ultima ratio.


(L'Écrivain saute de sa chaise.)



Obscurité.





LA BARRIÈRE DE CHARON


La pénombre. On entend les aboiements des chiens. Thalie et Izzy devant une petite maison semblable à celle où s'achètent les billets de ferry-boat. À côté de la maison se trouve une barrière comme à la frontière. Il y a une inscription sur la maison : MONDE SOUTERRAIN. Au-dessous de l'inscription se trouve une affiche : OFFREZ-VOUS LES VACANCES QUE VOUS MÉRITEZ ! Thalie porte une machine à écrire sur son dos, il marche nerveusement. Izzy grignote des graines, assise sur quelque chose entre le panier et le sac.


IZZY : Prends des graines, j'en ai apporté pour le voyage

THALIE : Je n'ai pas envie de grignoter.

IZZY : Des céréales, malheureux, c'est sain. J'ai aussi apporté divers fruits. Pommes, figues, prunes, poires, cerises... (Thalie fait un signe négatif de la main.)

IZZY : Tu veux une noix, peut-être ?


(Thalie fait un même signe de la main. Izzy sort une couverture en peau de mouton de son sac et la donne à Thalie.)


IZZY : Enveloppe-toi là-dedans, de la vraie peau de mouton. Il fait froid ici, comme dans une tombe. Comme dans la cave de ma tante. Dehors, plus quarante, mais dans sa cave, on se gèle. Jette-la par-dessus l'épaule, la machine va rouiller. (Confidentiellement.) Et couvre-toi le visage. Qui sait à qui les écrivains en voulaient… Je peux imaginer que tu les as toi aussi mal jugés. Ou que tu es toqué comme mon... Je veux dire, mon ex.


(Thalie se recouvre de la couverture ainsi que la machine. Il sort son téléphone portable de sa poche et le regarde.)


THALIE : Bien sûr, il n'y a pas de réseau ! Personne nulle part. Seulement les fantômes des tombes et ce cabot de Cerbère. Où est celui-ci qui se charge du transport ? Vois le désordre, chère sœur ! La situation ici est pire ici que chez nous. Cette machine me brise le dos...


IZZY (essayant de voir à travers la pénombre) : Quelqu'un vient. Ce doit être ce Charon. Bonjour, est-ce toi qui assures le transport ? Hé, allô, Charon-transport ! Dépêche-toi ! On t'attend depuis déjà une demi-heure ! Y a-t-il une grève en cours ?


(Le Suicidé entre avec une corde autour du cou.)


THALIE : Eh bien, cher frère, où étiez-vous jusqu'ici ?

LE SUICIDÉ : Je suis désolé, je suis en retard. Si j'avais su que vous m'attendiez, je me serais pendu plus tôt.

IZZY : Tu n'es pas Charon ?

LE SUICIDÉ : Moi aussi je voyage, comme vous, de mon plein gré. C'est juste, j'en suis désolé, que d'une certaine manière je suis mort.


(Thalie sursaute instinctivement et s'écarte. Izzy serre contre sa poitrine le Suicidé.)



IZZY : Que voudrais-tu, mon pauvre ?

LE SUICIDÉ (légèrement confus) : Je suis fatigué. Un combattant démobilisé, et nulle part où travailler... Mon entreprise a été privatisée avec succès... Une femme et quatre enfants affamés, nus, sans souliers... J'ai vendu un rein par le biais d'une annonce, personne n'en veut... J'ai également offert une part de foie, une cornée... Je ne sais même plus ce que j'ai vécu...


(Izzy sort des pommes de son sac.)


IZZY : Prends, rafraîchis-toi. (Le Suicidé prend une pomme et la mord.) N'as-tu pas essayé dehors ?

LE SUICIDÉ : Où vais-je encore errer dans le vaste monde et proposer des organes...


(Thalie s'approche prudemment.)


THALIE : Allez, apporte-moi cette machine de l'autre côté, je te paierai honnêtement.

LE SUICIDÉ : Eh bien, merci, juste à temps. Maintenant, j'ai vraiment besoin de ton argent.

THALIE : Emporte-la, je promets de donner vingt marks à ta femme et à tes enfants dès mon retour.

LE SUICIDÉ : Vingt marks ? Pour cet argent, je revivrais volontiers.

THALIE : Eh bien, que ce soit cinquante. C'est une belle indemnité...

LE SUICIDÉ : Mais je ne le ferai pas, l'ami, j'ai suffisamment porté de mon vivant. Laisse-moi au moins mourir comme un monsieur. D'ailleurs, vous savez quoi ? J'erre alentour, à pied. Maintenant, j'ai autant de temps que je veux, je ne suis pas pressé.

THALIE : Comment feras-tu ? Eh bien, ce Charon te prendra ton argent pour passer. Tu seras déchiré par son clébard à trois têtes.

LE SUICIDÉ : Comment prendra-t-il à un homme qui n'a rien ? Il ne peut que me donner... Peut-être qu'il le fera, mais que je porte quelque chose de lourd. Alors, je m'en vais.

IZZY : Prends les fruits pour le voyage.

LE SUICIDÉ : Merci.


(Le Suicidé prend divers fruits d'Izzy, passe le long de la barrière et quitte la scène.)


SUICIDÉ : Vivat ! Vivat !


(Silence inconfortable. Thalie marche de long en large, Izzy grignote des graines. Thalie passe le long de la barrière et suit le Suicidé. Il quitte la scène. On entend des aboiements furieux de chien. Thalie revient sur scène en courant. Il jette la machine, s'accroupit, tout haletant. Il se tient accroupi sur les fesses.)


THALIE : Hou, comme il me fait peur ! Il me barre le passage. Je suis tout en sueur. Je vais en plus tremper ma carte bancaire.

IZZY : Tu as donc ta carte ici-bas ? Tu l'as cachée, hein ? Elle aussi est descendue dans le monde d'en-bas ? (S'approchant de lui.) Hou ! Et elle pue terriblement.


(Izzy cherche quelque chose dans son sac. Elle en extrait une énorme culotte de femme, la donne à Thalie.)


IZZY : Tiens, change-toi. Ce sont des culottes de femmes mais que t'importe, l'important c'est que soit sèche... ta carte.


(Thalie s'éclipse et change de vêtements. On entend des aboiements encore plus forts du chien. Puis - un sifflet ! Les aboiements cessent. En veste de conducteur, un sifflet dans la bouche et un chapeau sur la tête, Charon entre en scène.)


CHARON : Calme-toi, Cerbère ! Calme ! Hou, méchant chien. Il a trois têtes, et toujours au moins une qui aboie.

THALIE : Eh bien, l'ami, où es-tu ? Nous avons attendu des heures dans ce trou à rats !

CHARON : C'est facile d'entrer, mon cher monsieur, mais d'en sortir... Vous savez, on sort différemment d'une foire, et différemment d'un marché ordinaire... Gardez cela à l'esprit. Voyons ce que nous avons ici... Hier, un de vos confrères écrivains est passé ici avec une machine similaire. Il m'a tenu une sorte de discours savant. Cerbère en a gémi d'ennui toute la journée.

THALIE : Je ne suis pas écrivain. Je suis un homme sérieux.

CHARON : C'est ce que maintenant nous allons voir… (Charon sort des papiers de la maisonnette et les regarde.) Voyons ce que disent les papiers… Monsieur ? Évasion fiscale...

THALIE : Ça n'a pas été prouvé !

CHARON : Les liaisons avec le monde d'en-bas, c'est bien pour nous ici... Solvable... Il possède une villa avec piscine, trois voitures, une maison en bord de mer, deux appartements...

THALIE : Un appartement et une garçonnière ! Et la maison est un peu plus loin de la plage...

CHARON : Le monsieur possède aussi un art théâtral. Donc, une âme d'artiste... OK, tout est propre. Madame ? Célibataire... À la veille de sa retraite... Des liens avec des terroristes ? C'est OK, vous n'avez personne à faire sauter ici, nous n'avons pas d'avion à scratcher... (Confidentiellement.) C'était un vol direct quand ton Kadhafi est passé par ici. Je ne l'ai pas trop retenu pour lui faciliter la tâche.

IZZY : Merci pour lui.

CHARON : Me suis-je retrouvé moi aussi sur cette vidéo quand ils l'ont tué ?

IZZY : Crois-tu que j'ai regardé des images de quelqu'un en train de se faire mettre en pièces ? S'exciter sur un homme mort ? Pouah !

CHARON : Hou, si quelqu'un m'avait dit que ma barrière deviendrait un décor pour des documentaires, je ne l'aurais pas cru.

THALIE : Oublie le film maintenant. Nous sommes là pour le théâtre. Conduis-nous ! Combien coûte le billet ?

CHARON : Les papiers sont en règle... Relativement. Voyons pour les billets. Des adultes, deux personnes. Venus du théâtre ? Donc, deux billets pour Dionysos ? Nous n'avons pas de ligne directe, il va vous falloir traverser l'hémisphère dramatique... Classe affaires ? (Thalie montre du doigt qu'il veut un billet en classe affaires.) Ah, une classe affaire, une - ordinaire... Voyons voir... Ça va faire mille cinq... (À Izzy.) Qu'est-ce qu'il y a dans le sac ?

IZZY : Des bagatelles pour la route. Quelques fruits et légumes. Un peu de boisson...

CHARON : Ouvrez.

IZZY : Je te le dis, j'ai emporté l'essentiel. Une couverture, quelques fruits et légumes, des graines à grignoter... Un peu de menthe pour le thé...


(Charon ouvre le sac, en sort quelques culottes de femme, un énorme soutien-gorge. Il retourne les fruits. On entend le bruit des abeilles. Charon s'enfuit.)


CHARON : Referme, referme ! (À Thalie.) Vous voyagez juste avec une machine ? (Il fixe la machine.) Elle n'a jamais servie ?

THALIE : Laisse-nous donc aller, cher homme !

CHARON (comptant) : Alors, on a dit mille cinq. Plus un sac, plus... La taxe sur les fruits et légumes... Plus une machine à écrire, grosse, neuve...

THALIE : Usagée. Vous voyez qu'elle a servi.

CHARON : Cela fait un total de... deux mille cinq cent trente-cinq euros, plus sept cent soixante-huit cents.

THALIE : Pour cet argent nous aurions pu aller sur la lune !

CHARON : Le monsieur est vivant et donc libre de voyager où il veut. Haut-bas, gauche-droite, avant-arrière... J'ai soigneusement examiné nos réglementations et tarifs, lu, relu, vérifié, etc. etc.

THALIE : N'avons-nous pas une réduction sur le billet de retour ? Arrondis à deux mille pour que nous puissions nous séparer comme des hommes.

CHARON : Donne-moi deux mille et demi.

THALIE: Deux mille trois cents.

CHARON Je ne peux pas descendre en dessous de deux mille quatre cents.

THALIE : Usurier. Tu ferais mieux de prendre tout ce que j'ai. (Thalie lui donne sa carte bancaire.) Voici ma carte, escroc. Que ne subira pas un homme de votre part à cause de son amour pour le théâtre !

CHARON : Quelle est cette embrouille ? Monsieur, je suis désolé... Seulement de l'argent liquide. Vous savez, pour nous dans ce monde, les relations avec les banques ne sont pas notre point fort. Les banques sont, pour ainsi dire, un monde en soi. Et n'oubliez pas l'économie sur les frais bancaires. Ici, chez nous, ça n'existe pas


(Des mineurs avec des casques et des lampes traversent la deuxième partie de la scène, portant des pelles et des pioches à la main.)


CHARON (aux mineurs) : Allô, où allez-vous ? Eh ! C'est à vous que je parle !



(Les mineurs passent tranquillement, sans se retourner.)



CHARON : Voilà, monsieur, voyez-vous cela ? De temps en temps, ils errent comme ça. Il n'y a pas un jour où certains d'entre eux ne passent pas ici, et ça sans rien payer du tout. Ils ne m'entendent même plus quand je les appelle... Cerbère s'y est habitué, il n'aboie plus après eux. Comme s'ils étaient complètement de la maison, je veux dire - morts. Comment un homme peut-il survivre dans un monde comme celui-ci ? Vous me comprenez sûrement ? Les dépenses sont généralement élevées, des appels d'offres sont également lancés même pour le papier hygiénique... L'espérance de vie a augmenté, sans les guerres et les catastrophes occasionnelles, j'aurais été complètement ruiné.

THALIE : C'est encore pire au théâtre. La télé-réalité, internet, les émissions de télé avec des stars dansant, chantant, bafouillant... Tout le monde demande des honoraires... Or il n'y a pas d'argent. Il y a juste un petit quelque chose sur cette carte officielle... On en est resté à deux mille trois cents cinquante ?

CHARON : Vous devrez payer en liquide. La carte ne vous sera pas d'une grande utilité dans ce monde.

THALIE : Izzy, as-tu du liquide ?

IZZY : Non, je n'ai pris que le panier.

THALIE (regarde autour de lui, puis s'adresse au public) : Vous avez un peu de monnaie ? Donnez un peu pour le théâtre. Cet escroc nous met à nu... Il me mange vivant ! Chaque mark que vous investissez vous sera rendu. Je vous amènerai Dionysos. Monsieur ? Rien. Vous, madame ? Vous non plus... Allez, pourquoi vous êtes-vous resserrés ? Tenez, je vous donnerai la meilleure loge à mon retour. Celui qui pose mille, peut s'asseoir sur la scène avec les acteurs et prendre des selfies à sa guise. Vous, monsieur ? Vous n'avez pas acheté de billet de toute façon. Rien. Madame ? Vous non plus n'avez pas d'argent pour le théâtre ? Allez, vous ferez des photos avec les stars d'une série ? Qui donne plus ? Une fois, deux fois... Vendu.


(Thalie amasse peut-être un peu d'argent, il sort le reste de sa chaussette. Il donne l'argent à Charon et s'avance vers la barrière.)


CHARON : Attends une minute. Où allez-vous?

THALIE : Mais on t'a payé ? Que veux-tu à présent ?

CHARON : Monsieur est là pour la première fois, c'est évident... Voyez-vous, monsieur, il faut d'abord résoudre les énigmes.

THALIE : Quelles énigmes, maintenant ? Je ne suis pas à un concours. Je t'ai payé équitablement.

CHARON : Monsieur, les règles ici sont strictes, ce n'est pas votre monde supérieur sans aucun ordre. Je le répète, j'ai bien revu notre règlement, lu, relu, vérifié, etc. etc. Il y est clairement écrit que je ne peux vous laisser partir que si vous répondez correctement aux énigmes. Les règlements sont les règlements. Quant aux conditions de passage, mes mains sont pour ainsi dire complètement liées. Je ne suis pas un fondé de pouvoir. Ainsi, c'est comme ça, voyons. (Il cherche parmi les papiers.) Du théâtre, n'est-ce pas ? Ah-ah, nous avons des exemples vraiment intéressants ici.

THALIE : Allez, pose ta question, que nous passions.

CHARON : Alors, de qui ne devrait-on pas dire qu'il est heureux tant que tu n'as pas vu sa fin ?

THALIE : Un film hollywoodien !

IZZY : Ce n'est pas un film. La réponse est l'homme. C'est Sophocle, dans Œdipe-roi. J'ai travaillé la pièce avec ce metteur en scène... Quel était son nom...

CHARON : La jeune dame a raison. Seulement pas de souvenirs et de remémorations, je vous prie. Continuons. Le personnage change volontairement... Et

IZZY (l'interrompant) : Dionysos. Euripide, Les Bacchantes. J'ai travaillé dessus quand j'étais...


(Le Toxicomane entre avec une seringue à la main, un filet plein de balles pend sur son épaule. Tous le regardent.)


LE TOXICOMANE : Bon, ben, quand je reviendrai en haut, je lui baiserai sa mère à ce putain de dealer. Il va encore me retourner la tête tellement il est filou. (À Thalie.) Bonjour, l'écrivain, tu écris quoi ? (À Izzy.) Salut, mon chat. Tu grignotes des graines, hein ? Y a-t-il quelque chose pour un frangin ? Donne-moi un peu de pavot pour me relever

IZZY (sortant des figues de son sac) : Tu es debout même sans pavot. Essaye ces figues, elles sont comme du miel.

DROGUÉ : Merci, frangine.


(On entend le bourdonnement d'une abeille.)


LE TOXICOMANE : Toi aussi, tu te piques ? As-tu un numéro, pour aller prendre un café quand nous reviendrons joyeusement en haut ?

IZZY : Je suis Izzy. Demande, tout le monde te dira où je suis...


(Comme si cela se répétait à chaque fois, le Toxicomane laisse tomber le filet avec les balles à côté de Charon, lui met des billets dans la main en passant et franchit la barrière.)


LE TOXICOMANE : Chary, je n'ai pas plus, la vie de ma mère. Les balles sont pour Cerbère, elles sont neuves. Ton cabot est-il attaché ?

CHARON : Oui, n'aie pas peur. Ne tombe plus dans l'eau. Je ne t'en sortirai plus. Et tu pourrais prendre froid, ces jours-ci l'eau est un peu froide.

THALIE (Au toxicomane) : Allez, fais passer cette machine. Je te paierai dix marks. Ça te fera un shoot.

LE TOXICOMANE : Je peux à peine me porter, mec. Et de quoi ai-je besoin pour un shoot, tu vois que je me déshabille...


(Le chien grogne.)



CHARON : Cerbère, calme-toi ! Laisse le monsieur.

LE TOXICOMANE (sort en crachant des pépins de figues et en se grattant férocement les bras) : J'ai bien besoin à présent de ton clébard avec tant de têtes et de puces ! Tout ça me démange de toute façon. Je me suis écorché en me grattant...

THALIE : Comment se fait-il que tu le laisses passer sans énigme ?

CHARON : Il reviendra bientôt. Un client régulier. Tous les deux ou trois jours, il passe par ici. Détends-toi un peu mec. Cela fait partie de notre offre touristique spéciale.

THALIE : Allez, laisse-nous aussi passer, en avons-nous fini ?

CHARON : Encore cette énigme. Qu'est-ce qui a une expression angélique, ressemble à un dieu en raison, est le modèle de toute vie, et est pourtant la quintessence de la poussière ?

THALIE : Quint... Quoi ?

IZZY : L'homme. C'est tiré de Hamlet de Shakespeare. J'ai joué Ophélie au lycée ! Je me souviens que celui qui jouait Hamlet...

CHARON (interrompant Izzy) : C'est ça. Il y a vos gens du théâtre qui vous attendent là-bas. Ne vous inquiétez de rien. Je vous souhaite bon voyage. Merci d'avoir utilisé les services de notre entreprise. Ah, oui, attendez un peu, j'ai failli oublier...


(Charon sort un matelas gonflable et une pompe de la maison.)



THALIE : Qu'est-ce que c'est que ça maintenant ? Alors, tu ne vas pas nous faire traverser ?

CHARON : Moi, je dois vous laisser passer la barrière, vous donner un vent favorable et un moyen de transport. Nous avons aussi des pompes à pied, si vous le souhaitez. Des masques ? Des palmes ? Ceci, bien sûr, est facturé en supplément.

THALIE : Il m'a pris autant d'argent pour ça ?

IZZY : J'ai de bons poumons, je vais le faire moi-même.

CHARON : Je vous en prie.


(Thalie et Izzy sortent en soulevant le matelas et la pompe. Charon sort une flasque de sa poche, boit une bonne gorgée. On entend le chien grogner.)


CHARON : Cerbère, calme-toi ! Cerbère, laisse les gens partir ! Ils ont payé honnêtement.



(Charon sirote, plie les papiers. Il sort de la maison un panier plein de légumes.)


CHARON : Regarde ce que cet imbécile m'a laissé pour casse-croûte… Des olives, des tomates, des poivrons, des oignons, des concombres… Eh bien, qu'il en soit remercié. (Charon extrait un morceau de pain sous les légumes, le renifle.) Et un morceau de pain, de vrai blé. Eh bien, depuis que je n'ai pas goûté ça. Et je leur ai facturé deux retours ! Mais allez, ce n'est pas grave. Je rendrai la monnaie au retour.


(Charon sirote et mange. Il chante la chanson « Ma barque » de Tomo Bebić.)


CHARON : Les navires sont semblables aux hommes

Ils donnent leur vie à la mer maléfique

Ils meurent pour toi...


(Dans le sens inverse de son premier passage, le Toxicomane entre en scène.)


CHARON : Une courte promenade aujourd'hui ? Ça soufflait ?

DROGUÉ : Un ami m'en a tiré. As-tu envisagé d'introduire une remise pour nous, les clients réguliers ? Puis-je proposer un tarif mensuel ou semestriel ? Ça n'a pas de sens que nous payons comme ceux qui te croisent une fois dans leur vie, je veux dire après elle.

CHARON : Je l'ai proposé au conseil d'administration, j'attends une réponse. Si c'est cher pour toi, reste ici.


(Le Toxicomane se penche en se tenant le ventre.)


CHARON : Ça vient de ces figues ?

LE TOXICOMANE : Mais non. Elles ne peuvent que me faire du bien. Je ne suis pas allé aux toilettes pendant dix jours. Il semble que ça me vient maintenant...

CHARON : Dépêche-toi ! Je n'ai pas d'installation sanitaire fonctionnelle ici. Salue de ma part le dealer.

LE TOXICOMANE : Je vais lui niquer sa mère ! J'aimerais pouvoir me vendre mais je n'aurais pas de quoi acheter quelque chose ! (Il sort de la scène en se grattant.) Oh, on dirait que j'ai encore ramassé les puces de ton cabot... Tout me démange...

CHARON : On se voit bientôt.


(Charon sirote tout en fredonnant. Soudain, il regarde par-dessus la barrière.)


CHARON : Cerbère ! Qu'est-ce que c'est que ça, Pardieu ? Une haie a poussé autour de la niche de Cerbère... Enfin, n'importe quoi. Je vais devoir payer un pauvre gars pour me couper ça.


(Charon sirote et fredonne.)


CHARON : Les navires sont semblables aux hommes

Pour une larme ils en donnent deux...


Obscurité.



LA NAVIGATION


La pénombre. Un fort coassement de grenouille se fait entendre. L'Actrice et l'Acteur apparaissent sur scène, leur visage est blanc, ils ressemblent à la Mort dans le film de Bergman « Le Septième Sceau ». Ils tiennent des masques de grenouille dans leurs mains.


L'ACTRICE et L'ACTEUR : Coax ! Coax ! Coax ! Vous êtes en route pour le monde souterrain. Relaxez vous et profitez ! Comme si vous étiez dans un théâtre. Et ici, comme au théâtre, tout le monde est pareil. Indépendamment de la biologie, de la géologie, de la psychologie, de la météorologie, de la dermatologie, de la théologie, de la pédagogie, des études horticoles, de la technologie... (Ils se mettent les masques de grenouille sur le visage, sautent sur la scène et coassent.) Coa-coa. Coa-coa.


(La lumière se fait sur Thalie et Izzy, qui naviguent sur le bourbier. Thalie est avec la machine sur le matelas, recouvert de la couverture que lui a donnée Izzy. Il tient sa main sur sa bouche comme pour vomir. Izzy, avec le tuyau de la pompe autour de la ceinture et le panier sur l'épaule, tient dans la main un grand épi de blé. Ils sont boueux et humides. Il y a de la ferraille partout sur la scène. Des restes de machines à laver, de fourneaux, de pièces de voiture, de panneaux de signalisation...)


THALIE : Izzy, où est mon portefeuille ? Dès que j'entends parler d'égalité, je me mets à douter immédiatement.

IZZY : Mais laisse donc les grenouilles coasser.

THALIE : D'où viennent tous ces déchets sous la terre ? On ne fait que rebondir d'un îlot de métal à l'autre... Hélas, on n'y arrivera jamais... Avais-je vraiment besoin de ça ? Izzy, revenons en arrière, s'il te plaît. Je te laisserai prendre ta retraite, mais revenons seulement. Pourquoi avons-nous donné tant d'argent...

IZZY : Nous ne pouvons pas revenir en arrière maintenant.

THALIE : Comment nous ne pouvons pas ? Ils n'ont pas à nous rendre notre argent.

IZZY : Il est tard à présent...


(Izzy chante et agite l'épi de blé.)


IZZY : Allons, en marche, que l'on vienne

exalter, à nobles accents

dansants,

notre Dame libératrice !

Pour les âges futurs sa parole est le gage

du salut de notre pays,

malgré qu'en ait Thorycion !6


(On entend un chant d'ouvrier. Puis un son comme si quelqu'un traînait du fer. Tous les objets en métal de la scène se dressent en l'air. Quand tout cela monte, la scène ressemble à une étrange prairie. Derrière chaque morceau de fer se tient un nénuphar avec une fleur, un peu de joncs, un buisson d'herbes des marais...)


IZZY : Ils ont ramassé le fer... Tu le sens, Thalie ? Maintenant, nous allons beaucoup plus vite.



(L'Actrice et l'Acteur avec des masques de grenouilles s'illuminent. Ils sautent sur la scène et coassent. Puis ils se redressent et parlent comme des stewards dans un avion.)


LE CHŒUR DE GRENOUILLES : Coa-coa, coa-coa, coa-coa, vous vous déplacez à une vitesse de deux virgule coa-coa-coa-coa-coa-quatre-vingt-deux kilomètres à l'heure. La pente est de trois à quatre degrés. Installez-vous confortablement dans notre moyen de transport comme dans votre propre coa-coa-coa-coa-coa-couette Vous naviguez sur un matelas pneumatique et un tuyau spécialement coa-coa-coa-coa-coa-conçus pour ce voyage. Vos sièges sont enduits d'une chaux adé-coa-coa-coa-coa-coa-quate et adaptés à vos mouvements. Détendez-vous, vous êtes maintenant hors de portée des créatures sans coa-coa-coa-coa-coa-caboche, sans chicoa-coa-coa-coa-coa-coa sans chicot, des coa-coa-coa-coa-coa-coa-cocos appelées Cerbère. En accoa-coa-coa-coa-coa-accord avec votre propre créativité, vous pouvez choisir d'être coa-coa-coa-coa-coa-consciencieux... Et en ce qui nous concerne, au coa-coa-coa-coa-coa-cours de ce voyage confortable vous pouvez aussi coa-coa-coa-coa-coa-cancaner. Merci de re-coa-coa-coa-coa-coa-recourir aux services de notre société et de payer en coa-coa-coa-coa-coa-coa-cash, et non via une coa-coa-coa-coa-coa-carte de crédit.


(On perçoit le bruit d'une excavatrice. Puis un soupir de soulagement se fait entendre, comme si des dizaines de personnes soupiraient en même temps.)


LE CHŒUR DE GRENOUILLES : Nous circoa-coa-coa-coa-coa-culons à travers un territoire avec des fosses communes. Veuillez attacher vos ceintures et coa-coa-coa-coa-coa-coa-couvrir vos oreilles avec vos mains, ou avec notre boue, qui est exceptionnellement gratuite pour cette occasion.


(Comme s'il s'agissait d'une sorte de compétition, le coassement des grenouilles est parfois étouffé par des soupirs en OFF.)


LE CHŒUR DE GRENOUILLES : Vous pouvez déboucher vos oreilles et dénouer vos ceintures, bien que nous vous recommandons de rester attaché après vos achats. Dans notre Free Shop, vous pouvez acheter quelque chose à manger et à boire à des prix spéciaux. Celui qui a goûté coa-coa-coa-coa-coa-quoi que ce soit de notre large assortiment souterrain, plus rien de terrestre ne l'intéresse. Nous vous recommandons des produits à des prix particulièrement soldés, comme nos biscoa-coa-coa-coa-coa-cottes souterraines, ou notre poulet coa-coa-coa-coa-coa-quarteron. Il y a aussi notre crème délicoa-coa-coa-coa-coa-cate et notre coa-coa-coa-coa-coa-Cava amantari de Crète. Nous avons également une offre avantageuse de produits coa-coa-coa-coa-coa-cosmétiques qui suppriment toutes les conséquences d'un éventuel coa-coa-coa-coa-coa-coup de soleil. (En accéléré, afin que ce texte se transforme aussi en coassement de grenouille.) Lisez attentivement nos instructions avant utilisation. Demandez à votre conseiller funéraire ou à votre agent de crémation les informations posologiques, les mesures de précaution et les effets secondaires.


(Le coassement des grenouilles.)


THALIE : Oh, Izzy, y arriverons-nous jamais ? Je n'en peux plus de ces secousses et de ces grenouilles... Je crois que je vais rendre mes tripes...

IZZY : Tu ne le feras pas, Thalie, mon chéri. Les grenouilles étaient un peu agitées avant la pluie. Et c'est la saison des amours. Je vais m'en occuper à présent.


(Izzy sort le grain de son panier et le jette.)


IZZY : Pluie ! Tombe ! Coule ! Accorde-le ! Pluie! Tombe ! Coule ! Accorde-le ! Pluie! Tombe !



(L'Actrice et l'Acteur se portent l'un sur le dos de l'autre sur scène. Izzy répète le texte jusqu'à ce que les coassements cessent et qu'ils s'effondrent de fatigue. Le bruit de la pluie se fait entendre.)


THALIE : Qu'il pleuve, mais qu'ils arrêtent de coasser. Izzy, chérie, viens sous cette couverture. Tu vas te mouiller...


(Izzy s'avance vers le matelas, ils se couvrent de la couverture.)


IZZY : Oh, Thalie, ton lit est si bon... sûr... ferme... salvateur... calme... fort... solide... énergique... passionné... sec...

THALIE : Viens, Izzy. Tes yeux brillent étrangement dans cette obscurité. Tu es si belle... chaude... douce... tendre... adorable... magnifique... humide... merveilleuse... mielleuse... passionnée... câline ... magique...

(Obscurité.)


THALIE (dans un râle amoureux) : Ah, Izzy, je vais mourir !!!



DEVANT LA PORTE DE DIONYSOS


Izzy et Thalie sont complètement couverts de boue. Ils ont atteint le continent. En arrière-plan se trouve une immense porte sur laquelle est écrit : BUREAU DE DIONYSOS. En dessous se trouve l'inscription : FUYEZ DE VOUS-MÊME !


(L'Actrice et l'Acteur enlèvent leurs masques de grenouille. Leur visage est à nouveau complètement blanc, comme la Mort dans le film de Bergman « Le septième sceau ». Ils tiennent des lanternes en forme de torche dans leurs mains.)


L'ACTEUR : Soyez les bienvenus, les vivants !

THALIE : Comment savez-vous que nous sommes vivants ?

L'ACTRICE : Eh bien, nous, les morts, ne faisons plus ça.

THALIE : Ce n'est pas ce que vous croyez, on s'est juste abrité de la pluie.

L'ACTEUR : De la pluie ? Cela a permis à Dionysos d'alléger un peu sa vessie.

IZZY : Et vous êtes morts ?

L'ACTEUR : Nous sommes morts de mort !

THALIE : Nous sommes venus chercher Dionysos...

L'ACTEUR : Nous savons.

THALIE : Vous savez ?

L'ACTRICE : Nous savons tout ce qui est dans le présent.

L'ACTEUR : C'est tout ce que nous savons.


(Izzy sort un panier de grenades et le donne à l'Actrice et à l'Acteur.)


IZZY : Voici une petite grenade. Vous êtes un peu pâles pour moi. Comment c'est ici ?

L'ACTRICE: Nous pensions que quelque chose de spécial était destiné aux morts …

L'ACTEUR : Nous attendons toujours de voir quoi.

L'ACTRICE : Venez, vous devez vous nettoyer, vous ne pouvez pas vous présenter ainsi devant Dionysos.

L'ACTEUR : Nous allons vous aider.


(L'Acteur et l'Actrice versent de l'eau d'une cruche. Izzy et Thalie se lavent, nettoient leurs vêtements. Izzy sort du linge propre pour qu'ils se changent. En OFF, un cri se fait entendre. Quelqu'un appelle une dizaine de noms : juifs, musulmans, orthodoxes, catholiques…)


THALIE : Qu'est-ce que c'est ?

L'ACTEUR : Les âmes des tueurs passent par le marais jusqu'au lac. Il leur est permis de cracher de la boue pour invoquer ceux qu'ils ont tués. Ils implorent leur pardon.

L'ACTRICE : S'ils ne leur pardonnent pas, leur bouche se remplit à nouveau de boue...

L'ACTEUR : Puis ils se transforment en grenouilles et reviennent au marais... C'est comme ça...

IZZY : Ils se transforment en grenouilles ?

L'ACTRICE : Il est donné à tout le monde ici de changer de forme.

L'ACTEUR : Sauf pour nous. Nous devons porter des masques.

THALIE : Et pourquoi cela ne vous est-il pas donné ?

L'ACTEUR : Dans l'autre monde, on nous était donné de changer de personnage et de prendre une autre forme. Quand il le souhaitait, chacun de nous devenait un serpent ou un chien, un oiseau ou un homme.

L'ACTRICE : C'est pourquoi nous n'avons pas le droit de nous transformer ici, dans ce monde.

L'ACTEUR: Nous sommes demeurés comme nous étions, nous ne sommes soumis à aucun changement.

L'ACTRICE : Nous devons être comme nous sommes... Des acteurs morts...

IZZY : Des acteurs ? Je savais que je vous m'étiez connus de quelque part. (Izzy les serre dans ses bras.) Mais, quand êtes-vous arrivés ici ?

L'ACTEUR : Notre âme a longtemps erré autour de la tombe...

THALIE : Nous aussi, nous avons erré longtemps.

L'ACTRICE : Le corps trompe l'âme. L'âme de celui qui s'est trop attaché au corps au cours de sa vie tremble longtemps autour de la tombe dans laquelle repose ce corps... Ce n'est qu'après bien des résistances et des tourments qu'elle arrive ici... (Soupirs.) Mais au moins, elle est immortelle.

L'ACTEUR : Ces ténèbres, cette boue, cette obscurité humide tuent un peu la volonté...

L'ACTRICE : C'est vrai. (Soupirs.) Mais c'est pourquoi l'âme est immortelle...


(Le Suicidé entre. Il porte de la glace dans les mains.)


LE SUICIDÉ : Êtes-vous acteurs ?

L'ACTRICE et L'ACTEUR : Oui.

LE SUICIDÉ : Ils vous envoient vos rôles.


(L'Actrice et l'Acteur bondissent, prennent la glace des mains du Suicidé.)


IZZY (serrant le Suicidé dans ses bras) : Comment te trouves-tu ici ?

LE SUICIDÉ : Je suis parti pour voir des chanteuses de cabaret, puis je me suis perdu. Je n'avais pas d'argent en haut, je me suis dit que je pourrais jouir ici comme un homme. Ils m'ont donné ça à emporter en passant. Ce n'est pas dur, c'est juste froid. Un malheureux doit geler dans ce monde aussi...


(Izzy réchauffe les mains du Suicidé et lui donne des gants rouges. Puis elle sort un citron.)


IZZY : Prenez de la vitamine C pour ne pas prendre froid.


(Le Suicidé prend un citron et sort. L'Acteur et l'Actrice frottent la glace dans leurs mains. Lorsque la glace fond, ils prononcent le texte.)


L'ACTEUR : Pour moi, de ce qui te regarde, je suis empêché de parler :

tu connaîtras toi-même le juste retour du châtiment.

La vie des mortels ! Ce n'est pas d'aujourd'hui que je la considère comme une ombre

Et je dirai sans trembler que ceux des humains qui passent pour habiles et avides de science,

sont condamnés à la plus dure des peines..

Parmi les mortels, il n'est pas un homme heureux.

L'opulence quand elle afflue, peut donner à l'un plus de succès qu'à l'autre,

mais le bonheur non.

L'ACTRICE : Amies, mon acte est décidé : le plus vite possible,,

je tuerai mes fils et m'enfuirai loin de ce pays

pour ne pas, par mes lenteurs, exposer mes enfants

à périr par une main plus hostile.

Il faut absolument qu'ils meurent.

Puisqu'il le faut, c'est moi qui les tuerai, qui les ai mis au monde.

Allons ! Arme-toi, mon cœur ! Que tardons-nous ?

Reculer devant ces maux terribles mais nécessaires !

Va, ô malheureuse main, prends un glaive, prends ;

Marche vers la barrière d'une vie de chagrins.

Ne sois pas lâche. Ne te souviens pas de tes enfants,

que tu les adores, que tu les a mis au monde !

Allons, pour cette journée du moins, oublie tes fils :

après, gémis ! Car si tu les tues, pourtant ils t'étaient chers ;

et je serai, moi, une femme infortunée !7


(L'Actrice et l'Acteur s'inclinent. Izzy applaudit.)


IZZY : Bravo ! Je n'ai jamais vu une meilleure Médée de ma vie ! Toutes mes félicitations.

THALIE : Qu'est-ce que c'est ? Je ne comprends pas.

IZZY : Les rôles fondent entre leurs mains et puis ils connaissent tout le texte. Tu comprends ? C'est le paradis des souffleurs ! Tu mets le texte en profonde surgélation. Quand ils montent sur scène, tu leur partages comme une glace, et alors tu peux filer où tu veux !

L'ACTRICE : La reine est morte, monseigneur.

L'ACTEUR : Elle aurait pu mourir plus tard.

Le moment serait toujours venu de dire ce mot-là !...

Demain, puis demain, puis demain,

glisse à petits pas de jour en jour

jusqu'à la dernière syllabe du registre des temps ;

Et tous nos hiers n'ont fait qu'éclairer pour des fous

le chemin de la mort poudreuse.

Éteins-toi, éteins-toi, court flambeau !

La vie n'est qu'un fantôme errant, un pauvre comédien

qui se pavane et s'agite

durant son heure sur la scène et qu'ensuite on n'entend plus ;

c'est une histoire dite par un idiot pleine de bruit et de rage,

Et qui ne signifie rien...8


(Thalie et Izzy applaudissent. L'Acteur et l'Actrice s'inclinent longuement.)


IZZY : Bien, Macbeth, bien...

L'ACTEUR : Merci, merci... C'est vite fait, sans répétitions...

L'ACTRICE : Quand vous reviendrez en haut, dites à tout le monde que nous continuons toujours à jouer

THALIE : Eh bien, vous ne vous souvenez de rien d'autre que de ces rôles ?

L'ACTEUR : Je ne me souviens que d'une forêt...

L'ACTRICE : Je me souviens seulement d'un bébé qui pleurait... Si vous pouviez monter tous les deux...

L'ACTEUR (il l'interrompt) : Jouer la comédie réchauffe parfois trop l'âme ! Allez, on doit allumer la lumière.


(Ils prennent les lanternes / torches.)


L'ACTRICE et L'ACTEUR :

Dionysos, ses deux mains brandissent des feux,

Iachos ! Iachos !

Astre du matin, il s'avance

dans la nuit de notre frairie !

Flambe la flamme en la prairie !

Les hommes mûrs entrent en transe :

en gambadant ils se dégagent

des misères de leur vieil âge ;

la sainte Fête les soulage

du poids de leurs longues années.

Ouvre-nous le chemin, ta torche ardente en mains !

Conduis, vers les fontaines et les fleurs de la Plaine,

ô bienheureux Seigneur,

la jeunesse qui t'adresse ses danses et ses chœurs !9


(La scène est éclairée par un puissant faisceau de lumière. L'Actrice et l'Acteur regardent les projecteurs.)


L'ACTRICE : Vous voyez ?


(Thalie se couvre les yeux avec sa main. Izzy sort ses lunettes de soleil et les met.)


THALIE : Je ne vois rien... Comment vais-je...

L'ACTEUR : Vous devez apprendre à regarder la lumière !


(Ils regardent la lumière. Le Toxicomane entre en scène. Il est tout trempé et boueux.)


LE TOXICOMANE : Je vais baiser ta putain de mère... Il m'a dit, c'est la meilleure came possible, avec ça tu marcheras sur l'eau...

IZZY : Quoi, le dealer t'a encore baisé ?

LE TOXICOMANE : Eh bien, c'est la dernière fois. Il ne dirigera pas ma vie. Regarde à quoi je ressemble. Que faites-vous ici ? Vous regardez la lumière ? Vous aussi vous avez des flashs ?


(Le Toxicomane sort les lunettes de soleil de sa poche et les met. Izzy sort des vêtements de femme du sac et les donne au Toxicomane pour qu'il se change.)


IZZY : Prends-les, mets-les, c'est mixte.

LE TOXICOMANE : Je n'ai pas envie de faire l'amour maintenant, bébé… (À l'actrice et à l'acteur.) Et vous trafiquez ici aussi, hein ? Qu'ils trafiquent, l'homme doit vivre de quelque chose. Et mourir... Le business est immortel.

THALIE : Vraiment, comme si ces voix crépitantes qu'on a entendues pendant le voyage étaient les vôtres ?

L'ACTRICE : Je ne sais pas de quoi vous parlez.

L'ACTEUR : Nous ne nous souvenons de rien. Cela ne nous est pas permis...

L'ACTRICE: Nous sommes plongés dans le présent …

LE TOXICOMANE : Hou, et moi je suis un peu immergé.


(Il y a de la musique du jingle des films Metro Goldwyn Mayer. Puis : le rugissement du lion. Thalie se contracte. Le Toxicomane est effrayé, il se tient le derrière et s'accroupit.)


LE TOXICOMANE (avec soulagement) : Enfin ! (À Izzy.) Frangine, donne-moi ce vêtement.


(Izzy lui tend volontiers ses vêtements. Le Toxicomane se change.)


THALIE : Qu'est-ce que ça peut être ? Quels lions c'est là, il y en a donc ici ?

L'ACTRICE : C'est Dionysos qui rote.

LE TOXICOMANE : On dirait que mon ami m'a encore tiré de là... Allez, santé, portez-vous bien ! !



(Le Toxicomane sort.)


L'ACTRICE : Cette porte s'ouvrira bientôt. Nous devons vous mettre des couronnes.

IZZY : Je prendrai ce que j'ai apporté moi-même.


(Izzy sort les fruits du sac. L'Acteur et l'Actrice mettent une couronne de lierre et de feuilles de vignes sur la tête de Thalie. Ils mettent une couronne de fruits sur la tête d'Izzy : raisins, pommes, un citron...)


L'ACTEUR : Voyons comment vous êtes.

L'ACTRICE : Vous êtes prêts maintenant.

IZZY (sortant la corbeille de fruits) : Thalie, prends ça. Tu ne vas pas aller trouver Dionysos les mains vides.


(Thalie prend le panier. L'Acteur et l'Actrice sont debout sur le côté avec les lanternes / torches à la main. Izzy et Thalie tiennent des paniers. L'Écrivain entre avec une corbeille vide, une corde autour du cou, une machine à écrire sur le dos, les épaules enveloppées par une couverture semblable à celle qu'Izzy a donnée à Thalie. Ainsi, tous deux semblent presque identiques.)


IZZY : Voici le mien ! Comment es-tu ici, par ta vie ? Est-ce que tu me suis? (Elle voit la corde autour du cou de l'Écrivain.) Hou, tu n'as pas fait ça, n'est-ce pas ? (Tendrement, le serrant dans ses bras.) Je savais que tu étais un grand imbécile...

L'ÉCRIVAIN : Je suis parti avant vous... Quelque chose m'a poussé... Et je me suis retrouvé ici. L'âme là-bas, l'âme ici... J'ai erré... en digression. Tiens, tu vois, Izzy, j'ai apporté cette corbeille que tu m'avais donnée... Je veux dire, généreusement donnée. Et cette couverture. Tu te souviens? Tu m'as donné ça pour que je m'en couvre dans la maisonnette...

IZZY (l'interrompant, sort des fruits de son sac qu'elle met dans son panier) : Tais-toi maintenant ! Prends ça, tu ne te rendras pas chez Dionysos avec des paniers vides.

TOUS : Je commence par chanter Dionysos couronné de lierre...

Chevreau, coureur de jupons, dément, aie pitié ! Parce que nous, les amateurs de théâtre...

Nous te célébrons toi d'abord et le dernier...

Celui qui t'oublie au monde ne peut pas penser à une scène...

Alors, sois salué Dionysos, chevreau divin...

Et viens-nous en aide, frère, si tu connais Dieu !

Dieu né deux fois, que vienne un troisième bonheur.

Sors-nous de cette boue ! 10


(Le projecteur est amplifié au maximum, la porte à l'arrière-plan s'ouvre lentement. Puis – l'obscurité.)





CHEZ DIONYSOS


La scène est brillamment éclairée, tout le contraire de la pénombre du Monde Intérieur. Des piliers grecs enveloppés de lierre et de vignes sont disposés autour de la scène, et quelques statues grecques, comme dans un musée. Une poupée de bouc est attachée à une statue. Au milieu de la scène se trouve un immense miroir, comme dans la loge d'un acteur. Il y a un tonneau de vin de chaque côté du miroir. Derrière le miroir se trouve une table, sur la table sont disposés divers gobelets, des dames-jeannes, des verres à vin. Le Garçon est assis à table et lit un texte écrit sur parchemin. Le Garçon lit en bougeant les lèvres, comme s'il répétait le texte de quelque rôle. Sur la table devant le Garçon se trouve un thyrse, un bâton de roseau enveloppé de lierre et de vigne surmonté d'une pomme de pin. Entrent Thalie, Izzy, l'Écrivain, l'Actrice et l'Acteur. Thalie et l'Écrivain s'accroupissent et s'agenouillent devant la table.


THALIE et L'ÉCRIVAIN : Dionysos, enfin !



(Le Garçon les regarde confus. Izzy reconnaît le Garçon avec enthousiasme.)


IZZY : Quel Dionysos avez-vous découvert, mais c'est mon neveu ! L'âme de sa tante. Eh bien, c'est une bonne chose que j'aie vécu cela, maintenant je peux mourir ! Même si je n'atteins pas la retraite. Je savais que je te trouverais...


(Izzy s'approche et serre le garçon dans ses bras. Elle lui donne un panier plein de fruits.)


IZZY : Je sais que Dionysos a tout ici, mais ces raisins viennent de ta cour. Ce que tu as le plus aimé ! Ta tante l'a cueilli elle-même. Laisse-moi te regarder ! L'âme de sa tante !


(Izzy conduit le Garçon autour de la scène, le regarde, le retourne, comme pour le montrer au public. Le Garçon agite le thyrse en direction de l'Actrice. L'Actrice et l'Acteur parlent comme s'ils étaient en transe. Après chaque réplique, ils tombent comme s'ils mouraient. L'Actrice entraîne doucement Izzy, la sépare du Garçon.)


L'ACTRICE : L'Actrice a dit : Nous ferons ça plus tard.


(L'Actrice tombe. L'Acteur secoue les paniers puis les remet à Izzy, Thalie et l'Écrivain.)


THALIE : Bon, où est Dionysos ? Pouvons-nous enfin parler affaires? Je n'ai pas gaspillé autant d'argent pour perdre du temps.


(Le Garçon montre le voile de la mariée.)


THALIE : Qu'est-ce que c'est ? Je ne suis pas venu me marier. Je suis ici pour les affaires.


(L'Actrice et l'Acteur emmènent Thalie et L'Écrivain, les invitent à s'asseoir sur les tonneaux. Entre eux se trouve un miroir tourné vers le public. Ils tiennent tous deux un panier vide dans une main et une lanterne dans l'autre. Le Garçon se lève de la table, apporte deux voiles, les donne à l'Acteur et à l'Actrice. Ils les mettent sur la tête de l'Écrivain et de Thalie.)


L'ÉCRIVAIN : Ah, je comprends. Nous devons nous déguiser pour voir Dionysos...

THALIE (il résiste sans conviction) : Je suis là pour le travail... Combien coûteront ces costumes ?


(Thalie et l'Écrivain font des mouvements tout le temps comme si le personnage et son reflet se trouvaient dans le miroir. Ils changent de place, se repassant paniers et torches de main en main...)


LE GARÇON (il lit le texte du parchemin) : Couvre ton visage d'un voile, sois une épouse mystique. Appelle, et ton époux viendra au festin plein d'amour. Goûte au corps d'un bouc, d'un taureau, d'un bélier... Bois du sang, du vin avec du lierre. L'heure venue, l'enfant boit le lait de la vierge. Regarde autour de toi et dis ce que tu vois. Le masque te dit la vérité sur toi-même en tant que quelqu'un d'autre. Où que tu regardes, tu ne vois rien d'autre que ton regard. La mort t'est annoncée. Le secret du cercueil t'est révélé. Tu vois le symbole secret du mariage. Ils te fouettent, tu te maries à la mort. C'est une condition de la renaissance. Danse remplie d'une nouvelle vie. Sors de toi-même et comprends-le enfin ! Ta vision sera ta rencontre.


(Thalie et l'Écrivain se regardent confusément. Le Garçon s'en va et s'assied à table.)


IZZY : L'âme de sa tante. Comme il a bien dit ça. Sans faute !


(Le Garçon tape de son bâton sur la table.)


L'ACTEUR (solennellement) : L'Acteur a dit : Maintenant, s'il vous plaît, veuillez-vous asseoir à table, pour un dîner d'amour ! (Il tombe.)

L'ACTRICE : L'Actrice a dit : Le vin est grandiose... En fait, vous buvez le vin auquel vous pensez en le buvant ! (Elle tombe.)

L'ACTEUR : L'Acteur a dit : Une viande comme dans un conte ! C'est un peu sanglant, mais vous l'apprécierez. Du bélier, de l'agneau, du bœuf... (Chute.)

L'ÉCRIVAIN : Dionysos ne se nourrit-il pas de théâtre ?

L'ACTRICE : L'Actrice a dit : Faut-il donc qu'il mange ce que les pelletées de substance, les souffleurs dans les fours alchimiques, les utilisateurs de Facebook engagés, les sages d'internet, les chroniqueurs lui proposent aujourd'hui au théâtre ? Alors, il mourrait de faim. (Elle tombe. Elle se relève pour proférer une réplique.) Bien qu'il soit immortel. (Elle retombe.)

L'ACTEUR : L'Acteur a dit : Au lieu de quelques catégories, abstractions, miettes de vérité, concepts, métaphores, Dionysos préfère manger quelque chose de concret. (Il tombe.)


(Tout le monde est assis à table. Izzy et le Garçon sont au centre. Thalie est assis à côté du Garçon, l'Écrivain est assis à côté d'Izzy. L'Acteur et l'Actrice sont assis aux angles de la table.)


THALIE : Laisse-moi manger comme un homme... Je jeûnais tout ce temps. Cette Izzy n'a apporté que des céréales et des fruits... Comme si j'étais un bœuf.

IZZY (sortant les graines) : Je m'en contenterai.


(L'Actrice verse du vin dans les coupes et les verres pour tout le monde.)


L'ACTRICE : L'Actrice a dit : Maintenant, vous êtes comme un concile de Dionysos. Avec un verre, vous pouvez exprimer votre opinion sur la composition, la couleur, l'arôme, la qualité, la prédominance du vin... (Elle chute.)

L'ACTEUR : L'Acteur a dit : Quand il boit ce vin, l'homme réfléchit mieux, discute, résout et conclut. À votre santé! (Il tombe.)

IZZY : Je vais prendre un peu de mon thé à la menthe avec des céréales moulues. Je couperai de jus de sureau plus tard. À votre santé!


(Exceptée Izzy, tout le monde mange la viande avec les mains. Le Suicidé entre.)


LE SUICIDÉ : Laisse-moi manger moi aussi comme un homme un jour !

L'ACTRICE : L'Actrice a déclaré : La table de Dionysos est ouverte à tous, quelles que soient leurs différences. (Elle tombe.)


(Le Suicidé s'assoit à la table, mange et boit goulûment. Le Toxicomane entre, un sac à la main.)


LE TOXICOMANE : Ouais, vous vouliez festoyer sans moi ? Voici, j'ai apporté deux miches de pain et trois pâtés... Je comprends, les conserves peuvent suffire... Qu'est-ce que qui vous arrive ? Deux jeunes filles, et nulle part de marié ! Allez... Que la chance vous sourie, jeunes filles !


(Le Toxicomane s'assoit à table. Il mange et boit. Izzy se lève et partage le pain avec tout le monde.)


IZZY : C'est mon pain, au vrai grain. (Elle regarde le Garçon.) L'âme de sa tante !

TOUS : Merci ! (L'Actrice et l'Acteur tombent.)

LE TOXICOMANE : Et moi, je dois remercier Dionysos en particulier pour avoir inventé une certaine plante ! Il a conçu cette plante après que les arbres et les plantes forestières aient choisi un roi de la forêt pour eux-mêmes, mais sinon elle aurait sûrement obtenu la majorité des voix. (Il se lève et parle comme dans une publicité télévisée.) Si vous versez le jus de cette herbe dans de l'eau, cela devient du lait aigre. Sa racine adoucit les nerfs tendus, soulage l'extension des articulations, apaise la goutte... Si vous voulez soigner une brûlure, il suffit d''une compresse de cette herbe. Sans cette herbe, les meuniers n'apporteraient pas de grain au moulin et n'en apporteraient pas de farine. Les avocats ? Eh bien, ils seraient perdus. Ils ne pourraient pas prononcer de discours en faveur de leurs clients devant un auditoire. Le mortier sécherait, l'eau ne pourrait plus s'extraire du puits ni ne coulerait de la fontaine... Et qu'arriverait-il aux scribes, copistes, transcripteurs, secrétaires et écrivains ? Sans cette herbe, l'imprimerie serait ruinée. Elle protège l'armée du froid, défend les théâtres de la chaleur et de l'ennui, entoure les forêts pour le plus grand bonheur des chasseurs ; elle descend dans la mer et l'eau douce, à la grande satisfaction des pêcheurs. Grâce à elle, les choses invisibles deviennent visibles. Grâce à cette plante, les navires naviguent. Grâce à elle, des peuples des territoires les plus reculés voyagent. Sans elle, un Ceylanais ne verrait pas la Laponie ; Un Islandais ne boirait pas l'eau de l'Euphrate...11

LE SUICIDÉ : Sans Dionysos, les pauvres resteraient affamés et assoiffés dans ce monde aussi ! Santé !

LE TOXICOMANE : Dionysos, tu es mon dieu ! Santé !


(Tout le monde trinque. Le Suicidé et le Toxicomane se lèvent de derrière la table.)


LE TOXICOMANE : Merci pour le dîner. Je vais me promener, j'ai du mal à digérer ces jours-ci.

LE SUICIDÉ : Merci, ce vin m'a un peu secoué. Je vais chercher des chanteuses.


(Le Toxicomane et Le Suicidé sortent bras dessus, bras dessous. Ils chantent une chanson. Izzy sort un biberon de lait.)


IZZY : Vois, chéri, ce que ta tante a apporté ! Ta petite bouteille de lait. Elle est restée chez moi quand tu étais bébé... Mais je savais que je te retrouverais !


(Izzy serre le Garçon sur sa poitrine. Le Garçon boit du lait au biberon, comme si Izzy l'allaitait. Puis il prend le biberon et joue de la musique avec. L'Actrice et l'Acteur prennent les machines à écrire, font des mouvements comme s'ils jouaient. Une musique agréable se fait entendre. Comme au bord de la transe, Thalie et l'Écrivain se lèvent et s'assoient à nouveau sur le tonneau, près du miroir. L'Actrice et l'Acteur apportent des masques comme ceux du théâtre grec et les mettent sur la tête de Thalie et de l'Écrivain. Tous deux descendent sur scène, comme s'ils mourraient.)


THALIE : Je me sens devenir poète avec ce vin... Écrivain, peux-tu rivaliser ?

L'ÉCRIVAIN : Allez. Commence.

THALIE : Dionysos, ton palais est comme une clarinette.

L'ÉCRIVAIN : Dionysos, ta langue, ta lingua, est comme une harpe...

THALIE : Ton crachat est comme une grosse caisse.

L'ÉCRIVAIN : Ta gorge, Ton larynx, est une trompette.

THALIE : Ton cœur est un tambour.

L'ÉCRIVAIN : Tes intestins - intestinum - gargouillent comme un orchestre de violons.

THALIE : Ta bile est comme une flûte.

L'ÉCRIVAIN : Ton estomac... ah, ton ventriculus, c'est un piano.

THALIE : Ton foie est comme une corne.

L'ÉCRIVAIN : La rate, ton lien, c'est comme une cymbale.

THALIE : Tes glandes sont un accordéon.


(On entend un gong. L'Actrice et l'Acteur portent une corbeille en osier. Ils la déposent devant le miroir. On entend à nouveau le gong.)


L'ACTRICE ET L'ACTEUR : L'Actrice et l'Acteur ont dit : C'est une corbeille mystique ! Ouvrez-la et découvrez le secret ! (Ils tombent.)


(Thalie et l'Écrivain s'approchent de la corbeille. Gong. Ils ouvrent prudemment la corbeille. Tout le monde s'approche et regarde attentivement ce qu'ils vont sortir de la corbeille. Lorsqu'ils l'ouvrent, un grand phallus en plastique sort de la corbeille sur des ressorts. Gong. Thalie et l'Écrivain retirent leur masque.)


L'ÉCRIVAIN : Mais c'est, mais c'est...


(Thalie se met à rire de manière incontrôlable. Tout le monde prend un épi de blé et fouette Thalie avec, faisant une ronde autour de lui.)


L'ACTRICE, L'ACTEUR, IZZY et L'ÉCRIVAIN (en alternance) : Thalie est folle de nature, folle joyeuse, folle héroïque, folle prédestinée, folle courtoise, folle loyale, folle sublime, folle populaire, folle chérie, folle passagère, folle extatique, folle du cerveau, folle du cœur, folle de l'utérus, folle du foie, folle de la rate, folle du vent, folle du vide, folle fantastique, folle secrète…


(Quand ils s'écartent, on peut voir Thalie allongé sur la scène qui rit, se tenant le ventre. Cela dure un certain temps, jusqu'à ce que Thalie meurt de rire.)


TOUS : Thalie est morte folle !


(Les lumières s'éteignent. Puis elles se rallument immédiatement. Thalie se lève et danse avec le voile. Elle est pleine d'une énergie étrange, comme en transe.)


THALIE : Béni soit celui qui est ordonné devant une sainte image. Sa vie est pure, et son âme dans le cercle dionysiaque, purifiée par les bacchanales.


(Au bout d'un moment, Izzy danse avec l'Écrivain, l'Actrice avec l'Acteur. Le Garçon s'assoit devant le miroir et frappe la poupée de bouc avec le thyrse au rythme de la musique.)


Obscurité.




DANS ET LE THÉÂTRE ET ALENTOUR


La scène. Izzy est assise sur son sac/panier, tenant une copie du texte dans sa main et l'utilisant pour s'éventer l'entrejambe. Elle bâille de temps en temps, s'ennuyant. La pièce de l'Écrivain est jouée hors scène. L'Écrivain agacé va et vient. On entend le coassement des grenouilles.


L'ÉCRIVAIN : Là, tu vois, l'acteur qui joue le Toxicomane est vraiment drogué ! Et l'autre joue au Suicidé comme s'il s'était vraiment suicidé avant la première.

IZZY : Laisse les gens faire, ils sont entrés dans leur rôle...

L'ÉCRIVAIN : Tu étais en bas tout comme moi ! Et bien ça ne s'est pas passé comme ça ! Tout est faux !

IZZY : Allons, cela ne s'est pas produit. Au théâtre, tout se passe pour la première fois. Pourquoi t'énerves-tu, au moins ils connaissent le texte. La prochaine fois, il jouera comme tu penses qu'il le faudrait. Peut-être même mieux. Va boire quelque chose, calme-toi... Puisque tu ne sais pas te réjouir du spectacle et t'amuser au théâtre.

L'ÉCRIVAIN : Les grenouilles ne sont pas non plus comme il faut ! Elles coassent faux. C'est ainsi que coassent les crapauds ordinaires, en latin - Bufo bufo. En bas se trouvaient des grenouilles des champs, en latin - Rana arvalis. Une erreur en entraîne une autre. Abusum abusum invocat.

IZZY : Vas-y, tu m'as chauffée avec ton latin. Dégagus illico !


(L'écrivain agite sa main avec colère et s'en va. Izzy sort son téléphone portable.)


IZZY : Où es-tu, ma chère ? Je suis rentrée ! Aaaaah, tu pensais que je ne reviendrais pas. (Elle chuchote.) Je me trouve à la première. Comment va la petite ? (Un temps.) Allez, Dieu merci, elle va bien... J'avais peur de la rencontrer en bas. (Elle tousse.) Oui, j'ai attrapé un bon rhume. Pénible... Froid... Humide... (Un temps.) Oh, pas comme ça devrait être... Mais humide comme ça... globalement... Sous-globalement. Comme si j'étais dans une sorte de ventre... Je ne dois même pas te le dire... (Un temps.) Eh bien, tu ne le croiras pas, il y a des choses dont même moi je ne peux pas parler... (Un temps.) Je ne peux pas, un rêve me l'interdit... Tu ne comprendrais pas ça de toute façon... En gros, tu erres, tu déambules, et tu voyages dans les ténèbres ; et puis de l'anxiété, de la peur, des tremblements, de la sueur, de l'engourdissement... Un courant d'air te frappe tout le voyage. Mais au final ça s'est bien passé. La lumière, la liberté, la foire, pas de peur... L'homme comprend tout... D'une certaine manière, je suis revenue meilleure d'en bas... Il y a plus de boue et de peur ici qu'en bas... (Un temps.) Je l'ai vu. L'âme de sa tante. Je suis triste et heureuse, d'une certaine manière à la fois... (Elle cache ses larmes.) Thalie ? Il est resté en bas. Sa vie a basculé. Ça l'a avalé... Oui, je ne peux pas prendre ma retraite plus tôt à présent, mais tant pis. (Un temps.) Je me marierai. Maman, laisse tomber le temps. Qui sait ce que sont le début et la fin... (Elle éternue et tousse. Elle continue de parler d'une voix rauque.) Excuse-moi. Tu es là ? Ma voix est maintenant rauque comme celle d'une grenouille. Comme je les ai écoutées en bas. Elles coassent encore dans ma tête. Et cet écrivain, lui aussi a dû les inclure dans la pièce. (Un temps.) Oui, c'est lui. Le voilà, il s'énerve. Soi-disant, il a permis aux acteurs de jouer, mais ils n'ont pas appris le texte. Laisse-le. Il en a recopié la moitié... Il m'a mis dans la pièce et il s'imagine que ça va me séduire. (Un temps.) Il tente quelque chose. Je ne lui ai pas encore pardonné... Nous verrons... (Un temps.) Si dieu le permet. On dirait qu'il a peur... Il n'ose pas me demander ma main. Allez, on reste en contact, je n'ai plus de crédit. Et maintenant, il va certainement y avoir les applaudissements.


(On entend le bourdonnement d'une abeille. Izzy laisse l'abeille « se poser » sur son bras. Elle la caresse, puis la laisse s'envoler. Puis, comme si elle les enfantait, Izzy extrait hors du panier entre ses jambes des poupées habillées des costumes de tous les personnages. Une à une, elle les jette sur la scène. Les comédiennes et les comédiens entrent sur scène, prennent « leur » marionnette et ressortent. Finalement, Izzy présente une poupée qui a le même costume qu'elle. Elle la met sous son bras. Elle applaudit des deux mains. Peu à peu, le bourdonnement des abeilles l'emporte sur le coassement des grenouilles.)


Obscurité.


Traduit par Nicolas Raljević

Octobre 2021


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1 Shakespeare, Hamlet, dans Hamlet. Le roi Lear, Traduction d'Yves Bonnefoy, Folio Gallimard, 1957, pp. 111-112.

2 Idem. p. 112.

3 Idem.

4 Idem.

5 Inspiré de l'Hymne à Dionysos d'Homère.

6 Aristophane, Les Grenouilles, dans Théâtre complet II, Traduction de Victor-Henry Debidour, Folio Gallimard, 1966, vers 375-381, p. 306.

7 Euripide, Médée, dans Théâtre complet IV, Garnier-Flammarion, 1966, traduction de Henri Berguin et Georges Duclos, pp. 152-153.

8 Shakespeare, Othello, Le roi Lear, Mac Beth, Garnier-Flammarion, 1964, traduction de François-Victor Hugo, pp. 312-313.

9 Aristophane, Les Grenouilles, dans Théâtre complet II, Traduction de Victor-Henry Debidour, Folio Gallimard, 1966, vers 340-357, pp. 304-305.

10 Homère, Hymne à Dionysos.

11 Librement inspiré de Rabelais, Le Tiers Livre, Garnier-Flammarion, 1993, édition établie par Françoise Joukovsky, LI, pp. 251-256.


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à propos TransLab Sarajevo-Paris

 

Le projet TransLab Sarajevo-Paris* a pour ambition de développer, renforcer et faciliter la relation entre les langues et les cultures de la Bosnie-Herzégovine et de la France, ainsi que le dialogue académique et littéraire entre deux Universités, celles de Sarajevo et de Paris. Il s'agit en effet d'un espace d'apprentissage et d'échange dans lequel se croisent et travaillent ensemble les étudiants en langue et littérature françaises de la Faculté des lettres de Sarajevo et les étudiants de l’UFR Études slaves de l’Université de Sorbonne (bosnien/serbe /croate /monténégrin*).


Initialement, le projet de rencontre entre deux Universités a été rendu possible grâce à l'espace virtuel du réseau internet. Ainsi, de septembre 2022 à janvier 2023, neuf ateliers d’initiation à la traduction littéraire ont été proposés à douze étudiants traduisant du français vers le bcms (bosnien/croate/monténégrin/serbe) et vice versa. Toutes et tous se sont vu engagés dans un processus de partage et d'échange entre collègues tout en saisissant l’opportunité d'étude dee traducteurs expérimentés, professeurs universitaires, écrivains, dramaturges et lectrices parmi lesquels : Françoise Wuilmart, Vladimir Pavlovic, Nicolas Raljević, Daniel Barić, Miloš Lazin, Vesna Kreho, Chloé Billon, Vanda Mikšić, Jakuta Alikavazović, Marion Roussay, Julie Raton, Sandra Zlotrg et Marie-Agnès Faix Vujić.

 

Après huit mois de travail en individuel, en binôme et en groupe, les étudiants ont proposé leur traduction de textes de prose, poésie et dramaturgie des auteurs francophones et bosniens suivants : Almir Kaplan, Mehmed Begić, Vladana Perlić, Almir Bašović, Faruk Šehić, Alexis Michalik, Nicolas Bouvier, Alice Rivaz et Xavier Durringer. En plus des textes proposés à la lecture dans ce recueil, d’autres travaux seront également publiés dans le quotidien bosnien Oslobođenje (Libération) ou sur le site du Courrier des Balkans....


Pour mettre en place ce projet entre deux pays représentés respectivement par leur capitale Sarajevo et Paris, il a fallu déployer et mettre en synergie des ressources du Département des langues romanes de la Faculté des Lettres de Sarajevo, de l’Unité de formation et de recherche des langues slaves de l'Université de Sorbonne (Département de BCMS), de l'Association des amis de la langue française « Ni plus ni moins » et de la Fondation Publika, tout en montant une équipe de coordination formée des personnes les plus motivées et enthousiastes telles que: Lejla Osmanović et Ivan Radeljković (enseignants à Faculté des Lettres de Sarajevo), Aida Čopra (lectrice à la Sorbonne, Paris), Ivana Bilić (traductrices littéraires, l’association « Ni plus ni moins ») Mirela Alikalfić-Terzić (traductrices littéraires, Fondacija Publika) et Azra Pita Parente (traductrices littéraires, fondatrice de TransLab en B-H, Fondacija Publika).


Le projet TransLab Sarajevo-Paris a été financièrement soutenu par l’Ambassade de Suisse en Bosnie-Herzégovine, l’Agence universitaire francophone (AUF), l’Initiative théâtre de Sorbonne Université (Paris), l’Ambassade de France en B-H, Wallonie-Bruxelles, agence de la coopération internationale (WBI) et Le Ministère fédérale de la culture et du sport de B-H.

 

*Le projet TransLab Sarajevo-Paris s'inscrit dans le cadre du programme plus large TransLab, un laboratoire de la traduction littéraire en Bosnie-Herzégovine, piloté par la Fondation Publika de Sarajevo (www.publika.co.ba).

 

        Azra Pita Parente

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