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  • Photo du rĂ©dacteurNenad Popović

Le bon peuple pĂšte le feu




Le behaviorisme, le comportement de masse, Elias Canetti l’a dĂ©crit dans son livre Masse et Puissance. Selon lui la masse dispose de sa vie Ă©motive et de sa philosophie. Il l’a dĂ©crite en se basant sur l’observation du groupe en tant que groupe, et ce n’est qu’occasionnellement qu’il se penche sur la question de l’individu, qui est l’atome de la masse, surtout dans le chapitre sur l’épine dans l’ñme/la psychĂ©. Mais mĂȘme cette Ă©pine, la blessure de la psychĂ©, il l’interprĂšte par la hiĂ©rarchie du groupe, quelque chose qu’on nommerait aujourd’hui la chaĂźne de commandement. Le supĂ©rieur ordonne, blesse les sentiments du subalterne qui doit exĂ©cuter ses ordres, et de lĂ  se dĂ©veloppe une Ă©nergie psychique spĂ©cifique, l’agressivitĂ©. Lui il n’écrivait pas sur le peuple, mĂȘme si l’anonymat des gens ordinaires, impuissants, "humiliĂ©s et offensĂ©s" est sous-entendu en partie ; il Ă©crivait sur la masse en soi, et lorsqu’il vivait les masses se manifestaient avec virulence et domination, elles Ă©taient la nouveautĂ© et donnĂ©es sur la scĂšne historique sociale et politique. IndĂ©pendamment des masses allemandes et autrichiennes, et Canetti appartenait Ă  ces milieux, ces sociologies, et j’imagine que c’est sur ceux-lĂ  qu’il rĂ©agissait. Les masses agressives ont dĂ©truit son biotope culturel (ainsi que celui de Kraus, Benjamin, Mann), et lui-mĂȘme Ă©tait le gibier que les masses de lĂ -bas chassaient pour le tuer ce qui le fit fuir en Angleterre, oĂč il Ă©crivit son essai capital en le publiant dans les annĂ©es soixante. À cela prĂšs que cet auteur aussi s’inscrit dans la tradition de la disculpation du peuple - de ceux nombreux en-bas - alors en tant qu’éclaireur et humaniste il parle des masses, mais est arrivĂ©e la rĂ©volution digitale millĂ©naire, la roue avait Ă©tĂ© inventĂ©e, du coup la dynamique molĂ©culaire de la masse (et en fait du peuple) ne peut vraisemblablement plus ĂȘtre interprĂ©tĂ©e uniquement par des principes du haut et du bas valables jusqu’à la rĂ©volution digitale, du sommet et de la base, par la hiĂ©rarchie et ses paramĂštres : que les lettrĂ©s soient en-haut, et les bons illettrĂ©s Ă©coutent, les informĂ©s lĂ -haut, et les illettrĂ©s en-bas leur font confiance - et se mettent Ă  agir. TĂȘte baisĂ©e, se comportant comme un organisme simple, Ă©quipĂ©s dans le meilleur des cas d’instincts comme lorsque, dit Canetti, la masse devient meute et chasse le gibier. Soixante ans aprĂšs ce gentleman viennois, donc en un laps d’une seconde historique, le peuple s’est Ă©quipĂ© de sa propre raison. Il raisonne - pense, s’informe, informe les autres - sur les rĂ©seaux sociaux. Ce syntagme il faut le lire et relire, car ils peuvent aussi ĂȘtre appelĂ©s rĂ©seaux populaires, la mise en rĂ©seau populaire. Car il est Ă  lui-mĂȘme sa propre interface, et cette mĂ©taphore, cet interrupteur technique entre deux mondes, il l’a renvoyĂ© aux oubliettes. Le mensonge et la dĂ©formation qui Ă©taient les privilĂšges de ceux d’en-haut tout comme les plus importants outils de la manipulation du peuple, sont devenus sa propriĂ©tĂ©. Semblable Ă  ce qui arrivait dans la succession des rĂ©formes agraires. Pauvres culs-terreux, subordonnĂ©s, dĂ©pendants, qui en viennent Ă  la position de marchander de façon autonome avec ce qu’ils possĂšdent, Ă©changent ; Ă©valuent la valeur de leurs capitaux, s’affilient en coopĂ©ratives, Ă©pargnes, s’organisent pour la dĂ©fense de leurs intĂ©rĂȘts, en faisceaux par exemple.

Le capital que le peuple aujourd’hui tient entre ses mains dĂ©coule du systĂšme de la dĂ©mocratie parlementaire. Ce capital est avant tout la monnaie abstraite qu’est le peuple, la voix aux Ă©lections locales ou parlementaires, mais aussi tout un registre de diffĂ©rentes expressions de sa volontĂ© garanties par des constitutions civiles tels que les rassemblements de protestation ou d’acclamation, l’auto-organisation des mĂ©dias (public radio). Mais l’heure est aussi aux attentats auto-organisĂ©s, sur des parties du peuple qui penseraient diffĂ©remment. Les attentats sont aujourd’hui massifs et horizontaux et non plus verticaux comme ils l’avaient Ă©tĂ© traditionnellement : quelqu’un s’extrait du peuple et tire sur l’empereur, le roi, le chef de la police, le dictateur ou un autre gros bonnet "lĂ -haut". La logistique de l’attentat Ă©tait jusqu’à peu bien complexe. Rote Armee Fraktion, spĂ©cialisĂ©e dans de tels attentats verticaux Ă  l’ancienne, avait du mal Ă  dĂ©nicher les adresses de ceux d’en-haut qu’elle avait l’intention d’exĂ©cuter : elle Ă©tudiait en dĂ©tail leurs itinĂ©raires quotidiens et habitudes, prĂ©parations, reconnaissances, l’acquisition des armes et les entraĂźnements s’étalaient sur des semaines et des mois. Aujourd’hui, au nom du peuple et en tant que fils et filles du peuple on s’installe dans sa bagnole en fonçant dans le peuple rĂ©uni qui pense autrement, et les prĂ©paratifs n’exigent aucune conspiration classique. Elle consiste aujourd’hui en consultation chez soi des mĂ©dias internet et forums - d’ailleurs avec personne avec qui discuter dans le sens classique, c’est que ces gens non seulement tu ne les as jamais vus, mais la question est : existent-ils vraiment.

Des prĂ©paratifs quelque peu plus amples pour un attentat horizontal sur le peuple sur l’üle Utoya commis par Anders Breivik se dĂ©roulait dans sa chambre sourde oĂč il se publiait Ă  soi-mĂȘme d’infinis traitĂ©s politiques, face Ă  sa propre camĂ©ra essayant l’uniforme du combat, l’armement et les ustensiles pour l’exĂ©cution de masse. Les ustensiles et la garde-robe qui sont d’ailleurs en vente Ă  chaque coin de la rue. L’énorme logistique pour mettre en place la torture et l’assassinat du PrĂ©sident du Conseil des ministres Aldo Moro en Italie semble aujourd’hui dĂ©suĂšte et comme datant d’il y a cent ans. Aujourd’hui le peuple s’auto-discipline politiquement et s’auto-punit. La fameuse considĂ©ration si la sortie d’un tel ou tel puissant homme politique parmi le peuple (dans la rue, au cafĂ©, dans la boutique) comporterait un danger ou pas a eu son doublon real-populaire du fait que cela est Ă  un citoyen lambda tout aussi risquĂ© - si ce n’est plus. L’attente aux arrĂȘts de bus en IsraĂ«l ou en Grande-Bretagne, le trajet en mĂ©tro Ă  Bruxelles ou Ă  Madrid, prendre un verre dans les bars aux alentours du Bataclan ou dans le centre de Vienne comportent des risques d’ĂȘtre fauchĂ© par une rafale.




Traduit par

Yves-Alexandre Tripković

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