La mythologie intime de Vladimir Nazor
Et les oliviers se penchaient vers le sol ・I masline se k zemlji naginjale © Leila Michieli Vojvoda
La voix lyrique de Vladimir Nazor, la plus fertile et la plus populaire des voix de la littérature croate, résonnait dans toute la première moitié du vingtième siècle. Son statut de poète national, Nazor l’avait déjà acquis durant la décennie suivant la publication de plusieurs recueils de poèmes (en partie épiques et narratifs), et lesquels, déjà par leurs titres, rendaient hommage à des motifs d’un passé mythologique et à l’histoire nationale, ce qui renforçait par la suite l’esprit collectif, l’esprit de l’appartenance nationale. Il s’agissait des recueils de poèmes Les légendes slaves (Slavenske legende, 1900), Živana (poème épique, 1902), du Poème du peuple croate (Pjesma naroda hrvatskoga, 1902) et du Livre des rois croates (Knjiga o kraljevima hrvatskijem, 1904), auxquels nous pourrions rajouter également un court roman La chemise ensanglantée (Krvava košulja, 1905), dédié aux événements et circonstances dramatiques en Istrie.
Néanmoins, il serait présomptueux de dire que tous ces livres ont été immédiatement bien accueillis et reçus, car, en effet, ils ont tous été créés à l’époque où l’auteur vivait et travaillait encore dans de petites villes provinciales. Par conséquent, ils ont été publiés à Zadar et Pula. En outre, Nazor n’avait pas de véritables contacts avec Zagreb, le centre culturel du pays, où, au début du siècle, la sécession littéraire battait son plein. Il s’agissait d’une confrontation entre « les anciens » et « les jeunes », « les jeunes » s’en étant sortis avec un programme d’une plus grande liberté de création et avec une nouvelle et forte volonté de s’ouvrir aux tendances européennes contemporaines. Et tandis que la dominante lyrique symboliste et parnassienne affirmée par « les jeunes » a été caractérisée par des états d’âme mélancoliques, des ambiances maladives, des tons morbides, donc, par une expérience de la fatigue et de la décadence, de l’autre côté, on ressentait le besoin d’un poème qui refléterait la jeunesse et la force, l’opposition et la combativité, l’enthousiasme et l’affirmation, et il n’y avait que les poèmes de Nazor qui pouvaient l’offrir à une jeunesse cherchant à affirmer son appartenance nationale (et surtout aux jeunes qui étaient plus fougueux et contre la politique austro-hongroise).
Le rôle de poète national n’a pas toujours été simple ou confortable, au contraire, cela provoquait jalousie et fortes contestations. Il va de soi que tout au long de sa création poétique, Nazor se lançait volontiers vers d’autres genres d’expression. De même, il est clair que sa poésie de cette époque de formation, certes avec des changements nécessaires et occasionnels, ne pouvait plus répondre aux exigences des conditions qui avaient changé entre temps, ni aux nouveaux défis esthétiques, ni aux encouragements morphologiques. Bien évidemment, il y avait quelques périodes de la poésie croate pendant la première moitié du siècle (1900–1949) où d’autres auteurs remontaient à la surface en suscitant souvent un intérêt encore plus grand (car innovatifs dans l’expressionnisme, l’hermétisme ou bien le naturalisme). Or, il n’y avait que les poèmes de Nazor en tant que référence dominante et constante indiscutable, qui ont continué à exister et à agir.
À un âge avancé, fin 1943, Nazor a rejoint le Résistance des partisans, poussé par un besoin patriotique de participer à la défense de son pays (particulièrement suite au fascisme italien et leur occupation de sa Dalmatie natale et de la région de l’Istrie qu’il aimait tendrement). Ce fait l’a encore une fois érigé sur le piédestal de poète national, cette fois-ci en symbiose avec les responsabilités et missions politiques qu’il avait acceptées d’endosser. Sa rhétorique innée et sa pathétique juste ont contribué à harmoniser la dernière phase de son œuvre avec les exigences poétiques d’un art tendancieux et dirigé et d’une écriture propre au réalisme socialiste.
En revanche, si nous mettons de côté les coordonnées socio-historiques et le contexte de l’époque où Nazor écrivait et publiait, et comme tout cela est bien loin de nous – ce qui nous permet d’avoir du recul – nous pourrons alors aborder les caractéristiques principales et les valeurs indiscutables de son œuvre. Tout ce qu’on lui reprochait à l’époque : être trop lié aux idéaux romantiques ; écrire des poèmes dépassés par des modèles modernes et par des tendances européennes ; tout cela ne nous dérange plus. Car, les valeurs d’expression que Nazor a réussi à créer dans ses poèmes, nous touchent grâce à leur force autonome et éternelle, mais aussi grâce à un timbre particulier et indiscutable.
C’est donc une belle opportunité d’apprécier les nombreux sommets de l’art poétique de Nazor que Jugoslav Gospodnetić nous a offerte dans cette sélection de traduction et de présentation à un public francophone et tout le mérite lui en revient. D’un point de vue national, il est clair qu’il s’agit ici de créations anthologiques, de poèmes nullement conditionnés par une tendance extérieure ou par une commande du moment, mais plutôt des poèmes jaillis d’une vie profondément ressentie et inspirés par des besoins intimes. Bien évidemment, son érudition impressionnante, sa connaissance profonde de la littérature et ses traductions des « phares » de la poésie du monde, de Homère et Horace, à travers Hugo et Baudelaire, Goethe et Heine, jusqu’à Carducci, Pascoli et d’Annunzio, jouaient un rôle des plus importants. Tout cela a tissé un dense filet diachronique où l’on pourrait reconnaître des influences possibles, mais, en même temps, cela lui a également donné une grande liberté de mouvements éclectiques qui ne dépendaient pas des modes mais qui, au contraire, étaient basés sur toutes ces expériences universelles qu’il avait assimilées.
La vingtaine de poèmes réunis dans ce recueil couvre parfaitement une quarantaine d’années de création poétique de Nazor (1895–1937), elle nous donne une vue générale sur l’envergure stylistique et l’étendue des motifs des périodes clés du poète. Leur dénominateur commun est un monde intime et chaleureux, il y des détails autobiographiques d’une vie profondément enracinée, l’emploi de la première personne du singulier et, finalement, une confession triste et mélancolique du sujet lyrique. Que cela soit le regret d’avoir perdu quelque chose, d’avoir quitté son pays, ou que cela soit, ce qui est encore plus triste, le deuil d’un amour désiré mais non réalisé, ou même, un sentiment métaphysique et panthéistique où le monde des vivants et le monde des morts s’entrelacent, ses poèmes sont toujours là pour sublimer ces moments douloureux ou compenser les pertes irremplaçables.
Né sur une île méditerranéenne, riche de traces de la culture antique et inspiré par les classiques grecs et romains, Nazor reconnaît les situations mythologiques dans tout ce qu’il vit avant d’enchaîner sur ses impressions dans la tradition d’une « durée longue ». Ainsi, quelques-uns de ses poèmes sont des péans et des dithyrambes, des élégies ou bien des odes. Le poète regarde les êtres vivants souvent comme des dieux (et particulièrement des déesses) et des héros, il s’adresse à la nature de manière extatique et euphorique, il l’invoque par des prières et des hymnes. Parfois il utilise des vers longs et rythmiques, comme par exemple des hexamètres (qu’il appelle lui-même des « hexamétroïdes »), parfois il se sert de sonnets sonores (à la manière des « anciens troubadours ») et parfois il s’abandonne à la composition de vers libres et imprévisibles, à la commutation des parties longues ou courtes. Versificateur modèle, il devient un véritable virtuose quand il faut trouver un modèle rythmique ou une rime adéquate.
Cependant, il ne faut pas s’arrêter aux caractéristiques purement formelles de son art poétique, ni à sa richesse lexicale enviable (en particulier sa connaissance de la terminologie botanique et zoologique), au contraire, il faut reconnaître que pour certaines choses et événements invoqués, le poète arrive à trouver leur sens authentique et leur véritable dimension symbolique. Les poèmes comme L’olivier, La cigale et Nocturne sont de véritables exemples de la parfaite synthèse du contenu et de la forme. Tandis que dans le premier, il souligne la dignité des images archétypes, dans le deuxième, il crée une onomatopée qui brille par sa justesse extraordinaire, et dans le troisième, il trouve un équilibre dynamique des vers polymétriques ensemble avec une gradation subtile des effets synesthésiques. En même temps, ces poèmes représentent l’expérience de la nature chez le poète, autrement dit, c’est un joyeux tourbillon de forces énergétiques qui seraient, en effet, les voix de la nature elle-même. Le poème Les broussailles, qui ressemble en partie à celles que nous venons d’évoquer, est une allégorie qui va plus loin en s’identifiant avec le mouvement de la défense et de la protection nationale.
Les poèmes Zoé, La femme, La consolation, et surtout Celle qui est toute brillante et celle qui est toute grise, délimitent l’amplitude des déchirements intimes du poète, de ses désirs érotiques et de ses attentes trahies. L’éternel féminin chez Nazor se manifeste à travers quelques épisodes de rapprochement, suivis par des éloignements, et finalement par un sentiment d’amertume presque inévitable dû à son besoin de sublimation lyrique. Il est intéressant de constater que Zoé, le plus ancien des poèmes, trouvera son épilogue nostalgique et mélancolique un quart de siècle plus tard, tandis que Celle qui est toute brillante et celle qui est toute grise pourrait être comparé post festum à sa collection de poèmes d’amour, comme une prise de conscience qu’après les deux premières femmes – ingrates et non méritées – la troisième sera la bonne, et c’est elle qui entrera finalement dans sa vie… Alors, si la première, « la brillante » symbolise un amour de jeunesse, très passionné, la femme « grise » symbolise un amour plus calme et plus réservé, l’amour qui contiendrait toutes les expériences. La dernière et l’ultime femme, la femme « blanche », ne peut symboliser que la Mort (du genre féminin aussi), et c’est avec elle que le poète trouve la paix, c’est elle qu’il attend avec désir. Un dialogue mythique entre Éros et Thanatos trouve dans ce poème de Nazor une variation originale et particulièrement réussie.
Nous venons donc d’analyser le motif de la fille brillante et de la femme grise. Un autre motif se joint et s’entrelace avec lui, c’est le motif des divinités maîtresses de la destinée humaine, les Parques. Dans le poème La fileuse grise nous pouvons sentir dans quelle mesure ses impulsions érotiques et thanatologiques sont contaminées, ce qui est typique pour la période tardive de Nazor. C’est la période où le poète se penche au-dessus du puits de son propre et triste passé avant de comprendre, recevoir, et même se concilier avec soulagement avec sa destinée, « de ces derniers rêves la lice ». Dans le poème La nuit sur la tour, le dernier poème daté dans notre sélection (1937), l’idée de la mort se concrétise à travers le personnage de la « Mère primordiale de toute chose ». Ainsi, la parabole de sa propre vie s’identifie avec le courant du monde vivant, la fin devient le début, et c’est bien ainsi. Ici, on voit également que le poète s’intéressait à des phénomènes anthroposophiques et paranormaux.
De plus en plus âgé et déçu de sa situation personnelle et sociale,Nazor se languit de son île natale. Il a l’envie d’y ériger une sorte de temple au bord de la mer, un temple qui serait consacré à une déité qu’il ressent dans son for intérieur, afin de lui rendre grâce pour son existence, même si ce n’est qu’à travers d’imperceptibles transformations et réincarnations. Ainsi, dans le poème Les colonnes (déjà en 1922), où il parle de cette idée et de ce projet, on peut lire ces vers si caractéristiques :
Tout ce que j’ai de terrestre périclite mais quand mon dernier
Instant sera là, je serai né à peine :
Dans une morte incertitude comme un souffle vide
Je ne disparaîtrai pas.
Une quinzaine d’années plus tard, le poète fera ériger quelques colonnes au-dessus de sa maison à Bobovišće (en revanche, à la place de sept colonnes imaginées, il n’y en aura que trois).
Le retour sur son île natale signifiait également le retour aux sources, une révision et une reprise des motifs qui l’ont tant obsédé. À titre d’exemple, L’olivier (de 1898) trouve son écho plus tard, à un âge mûr du poète :
De nouveau à vous je reviens, ô saints
Oliviers …
C’est ce que l’on peut lire dans L’extrême onction, où le patrimoine de ses ancêtres est de nouveau souligné. Les vieux oliviers, avec leur nature matérielle et spirituelle (« lumineuse ») y sont hautement appréciés. La fin de ce poème a une valeur testamentaire, surtout quand il invoque des rites chrétiens, mais également quand il souligne les forts liens qui le lient à Brač, son île natale. Brač sera toujours une île idéalisée, une source d’inspiration pour toujours. Nous ne pouvons pas nous empêcher de citer le dernier quatrain :
Et je veux que cette chair misérable, ce corps
Qui avec de l’eau de notre île fut baptisé,
À l’heure fatale de ma mort
Soit oint de l’huile de nos oliviers.
Permettez-moi de terminer cette modeste présentation de Nazor en soulignant l'importance de l'île de Brač car c’est justement ici que nous trouvons le lien entre le monde des émotions et les raisons qui ont motivé Jugoslav Gospodnetić, le traducteur. Venant lui-même d’une famille de Brač, Gospodnetić ne pouvait pas rester insensible à la composante méditerranéenne et insulaire de l’iconographie poétique chez Nazor. Bien évidemment, l’amour que le traducteur ressentait pour toute la poésie croate (en tous cas pour ses sommets), n’a jamais été mis en cause. D’ailleurs, son amour a été confirmé par toute une série de transpositions, plus ou moins connues, de nos classiques en langue française. Néanmoins, nous oserons dire, ici et maintenant, que sa sélection des poèmes de Nazor a une place prépondérante, ce qui confirme encore une fois la justesse de son choix.
Les efforts du traducteur pour préserver dans une nouvelle langue le maximum de qualités de l’original, surtout la valeur des formes fermées, des strophes et des rimes, sont des efforts plus que louables. Une telle mission est néanmoins difficilement réalisable et rarement pratiquée dans la traduction littéraire française d’aujourd’hui. Or, en lisant les solutions astucieuses de Jugoslav Gospodnetić, nous, les lecteurs croatophones, nous avons l’impression de revivre les échos des rimes et des images qui nous sont si connues. Quel plaisir de voir et entendre les vers avec lesquels nous avons grandi, dans la langue qui a donné une grande poésie d’envergure universelle. Avec toute notre gratitude au traducteur, un homme dévoué à notre poésie, nous lui souhaitons le meilleur accueil possible pour cette œuvre.
Tonko Maroević, Zagreb, 2020
Traduction par Maja Cioni, Paris, 2020
Préface du recueil de poésie
Vladimir Nazor
L'Olivier - Maslina
19 POÈMES - 19 PJESAMA
collection dirigée par Slobodan et Neven Gospodnetić
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