La Mort d'Euripide
Charles Allan Gilbert : All is vanity, 1892
Mardi, aux premières lueurs crépusculaires, après que mon petit frère — ou plutôt demi-frère — a rendu son dernier souffle au terme d’une pénible agonie, beaucoup de gens sont sortis pour se promener dans le cimetière, parapluies noirs en main. Au zénith de cette nuit-là, alors que Sirius brillait de mille feux sur la Grèce, le fils de Mnesarche, Euripide, a remporté le premier prix de tragédiographie. Lors de cette magnifique nuit étoilée, où les roses des vents marins s’ouvraient sur la mer, le silence régnait dans Venise la secrète. Peu avant l’aube, le visage du Grand pécheur — le coupable idéal — m’est apparu. Je me suis réveillé brusquement, j’ai parcouru tous les coins de ma chambre du regard, j’ai vu l’abat-jour de ma lampe de chevet qui ne s’éteignait jamais, et tout en l’ayant sous les yeux, j’ai imaginé le coupable que l’on n’aurait jamais soupçonné : il n’avait conservé que de vieilles photographies sur lesquelles on l’aimait, et le déni, plus fort que le sentiment de culpabilité, plus fort que la mort. Toute la journée, ma merveilleuse mère a refusé de remettre le corps de mon petit frère aux médecins ; elle s’était enfermée dans la chambre, et elle renvoyait toute personne qui s’approchait de la porte. C’est après ce râle sentimental démesuré, pendant lequel elle tissait, telle une araignée, une toile invisible autour du corps chétif, pâle, et sans vie, que mon élégante mère les a enfin laissé l’emmener, peu après minuit. Il n’était pas inhabituel de retrouver tous les hommes à l’auditorium à l’occasion du jour des jeux. Il n’était pas étonnant que tous se fussent levés de leurs sièges pour l’applaudir ; ce qui était surprenant, c’était le choix du jury, d’attribuer le premier prix au jeune Euripide de Salamine, pourtant impopulaire auprès des sélectionneurs, cette nuit-là où les esprits s’échauffaient aussi vite que des torches. La nouvelle s’est très vite répandue ; car le carnaval de Venise fond sur la ville une fois par an telle la peste. J’ai ressenti l’esprit du carnaval pour la première fois dans une rue latérale, près d’un canal étroit ; c’est d’abord l’odeur d’un parfum qui s’est glissée jusqu’à moi, puis un bruit de talons hauts, et une paire de gracieuses jambes de femme, semblables à celles de ma mère, est sortie de la pénombre. C’était une Italienne, ce ne pouvait être qu’une élégante Italienne. Elle riait comme si elle n’avait jamais entendu que « Mort à l’âge de 4 ans » était écrit sur le cercueil de mon petit demi-frère. Quant à ma mère, ma chère mère, belle jusque dans sa tristesse — elle a commencé à porter le deuil le jour suivant. Elle était si attrayante avec ses bas sombres accompagnés d’une jarretière, son chemisier en soie sur lequel se dessinait sa poitrine, et son petit chapeau avec un crêpe noir qui cachait ses grands yeux ensanglantés de chatte. Elle ne m’a pas remarqué, elle n’a remarqué personne, elle ne recherchait que l’absence. Devant son miroir, à moitié nue, elle s’habillait lentement comme si elle se faisait belle pour son amant — la mort. Elle s’est maquillée pour souligner les poches qu’elle avait sous les yeux et ses pupilles bleu-vert qui nageaient dans les petits vaisseaux ensanglantés de la sclère ; elle a serré un ruban de dentelle noire sur son cou pâle et modiglianesque. Mon petit frère ne jouait pas dans son coin ; on ne voyait pas ses yeux tristes et malades ; l’appartement n’avait plus l’odeur de mon demi-frère ; petit-frère ne soupirait plus ; il n’était plus. Euripide, pourquoi les gens ne sont-ils pas tous bons ? J’ai l’impression, à première vue, qu’il est beaucoup plus simple d’être bon, vertueux, calme, en paix avec le destin et le fatum, plutôt que d’être κακός, détestable et inutile, malfaisant, corrompu, toujours sur ses gardes, sans cesse à se mouvoir et agir. Hier, en l’an 441 avant notre ère, tu as reçu le premier prix après vingt-deux participations aux Dionysies et trois maigres troisièmes places. Cette nuit, bien après que la lune a été à son zénith — alors que le jury transpirait dans la touffeur de la nuit — on nous a annoncé que tu étais lauréat. Étais-tu heureux, ou as-tu cru que c’était une juste récompense pour cette adoration sauvage du peuple, du demos, de la masse, des derniers sièges qui te couvraient de louanges populaires, depuis des décennies ? Les torches traversaient la ville à toute allure, ces torches semblables aux anges de la fresque que je regardais pendant l’office funèbre de mon petit frère. Le cercueil a été déposé en terre, mais à nos yeux on l’y a pour ainsi dire jeté ; ce petit cercueil, qui donnait l’impression d’abriter des pièces d’or volées et non un enfant, est tombé au fond de la fosse et ma mère parfumée, enlacée par la mort, a soulevé son crêpe de dentelle, s’est agenouillée et s’est jetée dessus. Quelqu’un, comme dans un mauvais roman, l’a retenue par le bras, et sa tentative de suicide maladroite est passée pour un malaise. Elle ne pleurait pas dans l’église, elle avait rejeté sa tête en arrière comme seule elle savait le faire ; elle s’était décoiffée, elle avait bombé sa poitrine maternelle, d’où s’échappait secrètement du lait qui arrosait son ventre souple ; et son regard, ce regard mensonger d’amante délaissée, elle l’a orienté en direction de la coupole et du lustre aux lampes multiples. Sous la nef, elle était semblable à la Très Sainte Mère de Dieu et ces lumières au-dessus de sa tête blonde, à un chœur angélique : vingt-quatre au premier rang, dix-huit au deuxième, douze au troisième, six au quatrième, trois au cinquième et une au sommet — des ampoules tout ce qu’il y a de plus normal, qui expiraient leurs âmes électriques en d’indicibles étincelles au-dessus de sa tête.
Je suis arrivé à Venise en bateau. Nous étions en 1911. Le navire possédait un gouvernail imposant et une machine à vapeur qui haletait. Il y avait beaucoup de monde sur le pont et parmi eux, un homme du monde élégant qui observait avec indiscrétion les nouveau-venus. Cet homme, ainsi qu’on en rencontre tant sur les lignes de chemin de fer ou dans les croisières maritimes, ressemblait à un malade en phase terminale d’une quelconque maladie : détruit au plus profond de son âme et visiblement abîmé du dehors. Il se maquillait — oui, il cachait ses rides, il se colorait les golfes et la moustache — pour dissimuler la pâleur inhabituelle de la peau fine qui se trouvait sous ses yeux et les tâches mortelles qu’il avait sur les joues et autour de la bouche. Je suis arrivé à Venise avec un moribond qui portait la mort dans la poche intérieure de sa veste, j’y suis arrivé avec un mourant qui avait quitté un sanatorium entouré de palmiers et d’un parc aménagé. On voyait bien qu’il s’était échappé du pavillon pour les malades en phase terminale qui se trouvait dans le Nord, où il ne souhaitait pas mourir à petit feu, entouré de l’optimisme professionnel des médecins et des courbes de température trompeuses. J’ai pris le large en direction de la République de Venise avec un étrange moribond qui me dévorait des yeux comme s’il voulait — tristement maquillé comme il était — m’emmener avec lui. Quelqu’un était en train de mourir sur ce bateau en 1911, et tout autour de nous, il n’y avait que la mer, i mari di un mare. Dans la lagune, l’eau était d’un vert vénitien : peu profonde, chaude, boueuse, à peine moutonnée avec de la mousse blanche aux sommets des petites vagues, semblable aux cernes pâles sur le visage de ce malade évanescent, souriant, qui dans la mort contemplait le néant, la noirceur pure ; une fin sans transfiguration ; senza trasfigurazione ; without transfiguration ; ohne Verklärung. Cet homme qui avait déjà fait un premier pas dans la barque des morts, et observait la vie tel un mauvais dieu qui ne s’en tenait pas à l’éthique et ne faisait aucune différence entre le bien et le mal, car tout lui était permis. Et après (si ce concept existe pour lui) il n’y a pas de tribunal, aucune justice, aucun compte à rendre ou une quelconque addition ; aucune question — rien, et il pouvait, sur ce bateau en 1911, me dévisager comme il le faisait, n’ayant peur de rien dans les cieux et sur terre — si répugnant de l’intérieur, de l’extérieur à la peau si pâle et triste, mais en même temps si puissant. Euripide, la morale n’existe que si nous avons la foi, mais sans croyances — peu importe laquelle — elle ne peut être fondée. Qu’arriverait-il si tout le monde, à l’instar de cet élégant débauché qui se meurt sous un chapeau de paille aux larges bords, pensait qu’il n’y a rien après la vie ? La vie ne serait qu’un instant, une catatonie, un rêve inutile. “¿Qué es la vida? Un frenesí. ¿Qué es la vida? Una ilusión, una sombra, una ficción, y el mayor bien es pequeño; que toda la vida es sueño, y los sueños, sueños son.” Oui, la vie ne serait qu'hédonisme et fantaisie, une ombre vide qui nous enveloppe lorsque, dans l'instant que dure notre étonnant séjour, nous dérobons sans vergogne et à notre seul bénéfice le plaisir le plus grand possible. Je tue, je vole, je mange, je m’approprie, la nuit tombe et tout est noir (je dors, je ne rêve pas) ; le lendemain, la même chose, mais tout à coup, l’obscurité, l’obscurité éternelle — quelqu’un m’a tué uniquement parce que j’étais sur sa route pendant qu’il raflait, à lui seul, le plaisir illusoire. Puis cet autre — mio assasino — continue sa route, cher Salaminien, ne prêtant pas attention à ma mort ; et entre en scène, absorbe avidement, assaille cupidement et s’approprie des corps tendres en les arrachant de la tiède obscurité. Il s’enivre en vidant les verres de vin jusqu’à la dernière goutte, lors d’orgies, après lesquelles nous pouvions remarquer, au matin, beaucoup de corps flottant dans le bas-fond du dernier banquet. Mais mon assassin, cet assassin, n’en a cure, il continue sa route. S’ensuivent encore des massacres et ce même hédonisme, Thanatos et Eros à chaque pas ; ici jusqu’à la prochaine occasion, et puis, soudainement, comme s’il n’y avait rien pour lui non plus — l’obscurité, l’eternal black : la fin pour lui aussi. ¿Qué es la vida? What is the life, Euripides ? Calderón de la Barca, né à Madrid le 17 janvier 1600, mort dans la cité royale le 25 mai 1685 ; William Shakespeare, né à Stratford-upon-Avon en 1564, mort à Londres le 23 avril 1616. Euripide, si la vie n’était que le rêve de Sigismond, l’histoire d’orgies furieuses en versets ivres et d’assassinats que personne ne condamne, alors l’entropie humaine règnerait sur l’histoire et elle ne pourrait faire mémoire de personne. Imagine une histoire sans souvenirs, Euripide. Je suis descendu d’un paquebot, et l’homme qui portait un long pantalon blanc et une veste bleue marine m’a suivi, me talonnant de très près. Je ne savais pas comment m’en débarrasser, ni même si je le souhaitais. Comment l'interpeller ? Par le nom ? Par le titre : signore dottore ? Ou peut-être : o, mortale ? Mais j’ai finalement compris que cet homme ne voulait même pas me parler. Il ne voulait pas de mes paroles ; ni de mes pensées ; il n’attendait que ma mort. Il me suivait, parfois en se rapprochant de moi, et parfois loin derrière ou devant moi. Il venait à moi comme un rêve, comme une ombre, comme mon ultime fatum. Où étais-tu en cette année 1911 pour me venir en aide, Euripide ? C’est en fuyant que je suis devenu à mes propres yeux, sans m’en rendre compte, une illusion morbide tout comme lui. Une ombre en suivait une autre. Le sourire corrompu de cet inconnu et les gestes qu’il faisait à une distance respectable, depuis l’abri que lui offrait cette après-midi vénitienne, montraient clairement qu’il n’attendait que mon consentement. J’hésitais, tandis que le moribond — par l’intermédiaire de signes à peine visibles — insistait avec plus de fermeté. Je n’avais pas l’impression qu’il souhaitait me nuire ; non, il me voulait pour lui seul, entièrement, il voulait que je le rejoigne dans la violence de cette mort insouciante, là où l’eternal black règne et où le deuxième principe de la thermodynamique, tel une dernière prière, indifférencie inéluctablement tout ce autour de quoi pourrait s’agglutiner de la chaleur. Chaud comme un corps, un corps en vie, le corps de ma mère, avec une température corporelle de 37,1. La température des poumons ? La température des personnes mentalement atteintes ? 37,1. If we shadows have offended, think but this, and all is mended, that you have but slumber’d here, while these visions did appear. Si nous vous avons offensé d’une quelconque manière, ombres que nous sommes, afin de nous pardonner, figurez-vous seulement que vous n’avez fait qu’un somme.
traduit du serbe par Zivko Vlahovic
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