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  • Photo du rédacteurDaniel Baric

La Galicie de Miroslav Krleža, drame de l’intime et tragédie croatissime



Les souvenirs du front ont longtemps hanté Miroslav Krleža. Le jeune homme, qui durant l’été 1916 dut rejoindre les lignes de combat de Galicie, fut le témoin de scènes qui le bouleversèrent et lui restèrent longtemps en mémoire lorsqu’il fut de retour à Zagreb. Si l’on en croit son journal rédigé au sortir de la guerre, un souvenir particulier serait à l’origine de l’invention d’une scène dramatique : une vieille paysanne ukrainienne pendue sur ordre des autorités militaires autrichiennes, sans que sa culpabilité ait été établie, pour outrage à un officier de haut rang et avoir donné refuge à deux Russes, l’un accusé de désertion, l’autre d’espionnage. De l’impossibilité existentielle à s’identifier avec la brutalité d’une armée impériale et royale austro-hongroise dont il porte les couleurs « noir et or » et qu’il est contraint de défendre au péril de sa vie naît un drame intérieur que l’écriture de la pièce Galicie expose au grand jour. 

Dès avant son séjour galicien et la confrontation directe qu’il y vécut avec les atrocités du conflit, le cadet Krleža âgé de vingt-deux ans, formé au Ludoviceum, l’école de guerre de Pest, avait établi au premier septembre 1915 un programme qui laissait poindre son ambition littéraire de transfigurer le réel : « Je sens que je pourrais faire de grandes choses. Je ne vois pas bien ce que cela devrait être : des torses de marbre, des compositions sous forme de fresque… Drames. Rideaux. Des planches. Des drames sur les planches. Il faudrait écrire et lire des bibliothèques entières ».

Si l’on accepte la chronologie et l’authenticité des émotions présentées dans les pages du journal de guerre, qui ne fut publié qu’à partir des années 1950, il serait possible de prendre comme l’un des points de départ de la pièce Galicie ce désir d’écrire, transcrit en 1915, à un moment qui précède de peu l’incorporation de Krleža dans l’école des officiers de réserve sise dans une caserne de Zagreb. Son expérience de la guerre, qui alimente de son flux d’images et de dialogues ses premiers écrits dramatiques, a lieu sur le front de Galicie en juillet et août 1916, durant l’offensive russe victorieuse de Broussilov. Soupçonné de développer une tuberculose, il est libéré à l’automne 1916 de l’armée d’active et passe le reste du temps de la guerre en Croatie, intégré dans les services d’interprétariat et d’aide aux victimes de la guerre. Autour d’un souvenir lancinant vécu quelque part en Galicie, il commence à écrire un texte qui devient la pièce intitulée Galicie, une matrice qu’il ne cessa sa vie durant, au gré des mises en scènes et éditions successives jusque peu avant son décès en 1981, de revoir et de modifier, parfois si profondément qu’il lui attribua un autre titre.1


L’écriture d’un premier texte dramatique inspiré de l’expérience galicienne débuta en 1918 et finit à l’été 1920, dans le village de Duga Rijeka au nord de Zagreb, où Krleža était venu rejoindre celle qui était devenue son épouse en 1919, Leposava, dite Bela Kangrga (1896-1981) qui y était institutrice. Comme il l’avait fait depuis 1915 avec ses précédents essais dramatiques, il envoya le manuscrit au Théâtre national de Zagreb, avec l’espoir que cette fois son texte serait mis en scène. Le nouveau directeur artistique Ivo Raić (1881-1931) accepta en effet d’inscrire au répertoire la pièce envoyée le 21 septembre 1920 pour une première prévue le 30 décembre 1920. Mais au dernier moment, une heure avant la représentation, la pièce fut retirée de l’affiche. Dans une atmosphère lourde de tensions sociales, saturée d’une crainte diffuse de voir le Parti communiste tenter un coup d’état le lendemain, les autorités politiques décidèrent de suspendre les libertés démocratiques et de proclamer ce même jour de nouvelles règles de fonctionnement politique. La Proclamation (l’Obznana) de cette décision rendait illégales les activités du PC ainsi que son existence même, dont Krleža était, sans qu’il s’en dissimule, un proche compagnon de route. L’interdiction de jouer Galicija s’inscrit elle-même dans une dramaturgie orchestrée en amont, comme cela transparaît par la concomitance de cette annonce gouvernementale avec l’envoi de textes critiques à des journaux de Belgrade, mettant en exergue la faiblesse de la pièce dont les visées propagandistes sont tenues pour certaines, alors même que les autorités avaient pris soin d’interdire à quiconque, et donc aux critiques, d’en voir la représentation.

Krleža ne renonça pas pour autant à la publication de sa pièce. Le manuscrit demeura à l’état de projet, à retravailler au gré des possibles publications. Dans une lettre adressée à Milan Ćurčin (1880-1960), l’éditeur de la revue Nova Evropa de Zagreb, qui s’apprêtait à publier ses nouvelles de guerre rassemblées sous le titre Mars, Dieu croate, il présenta sa pièce Galicie comme le prolongement d’une de ces nouvelles qu’il voudrait éventuellement reprendre pour lui donner une forme narrative. Une première publication des nouvelles du cycle Mars, Dieu croate avait été annoncée en août 1921 et réalisée en 1922. Dans son avertissement à Mars, Dieu croate (« Napomena o ‘Hrvatskom Bogu Marsu’ ») de 1923, la pièce Galicie est évoquée comme un fragment de ce cycle narratif, transformé en œuvre dramatique autonome. Un fragment en quatre actes avait été finalement publié dans la revue Kritika de Zagreb en plusieurs livraisons en 1922, sous le titre Galicija (Kroaten-Lager), se présentant bien comme partie intégrante du vaste cycle sur la Première Guerre mondiale et reprenant le texte qui avait été prévu pour la première avortée de Zagreb. 

Puis, à trente ans à peine, Krleža signa en 1923 un contrat d’édition de ses œuvres complètes avec Vinko Vošicki (1885-1957), éditeur dans la petite ville de Koprivnica au nord de la Croatie, ce qui promettait d’assurer à la publication une certaine autonomie face à la censure. L’édition prévoit d’inclure trois pièces de théâtre :

Galicija, Golgota2 et Vučjak. Seule cette dernière pièce sera publiée (1923). À la fin de l’année 1931 et au début de 1932, alors qu’il séjourne à Brno, Krleža travaille durant onze jours à la réécriture de Galicie, qu’il intitule « Dans le camp, Kroatenlager » [U logoru, Kroatenlager]. Il ajoute, pour cette version profondément révisée en vue d’une première à Belgrade prévue au Théâtre national (Narodno pozorište), un prologue, la vision du fantôme de la paysanne dans le troisième acte et de nouveaux personnages aux profils psychologiques repensés. La pièce n’est finalement pas jouée, mais du moins publiée. En 1931, Krleža avait signé un nouveau contrat avec le libraire-éditeur Minerva de Zagreb, pour une édition en 18 volumes de ses œuvres. L’article 11 du contrat prévoyait l’éventualité d’une censure politique, auquel cas il appartiendrait à l’auteur de produire une nouvelle version, acceptable pour les autorités compétentes. L’ombre d’une lecture très politique plane plus que jamais sur son œuvre, et particulièrement sur ses pièces, susceptibles d’être interprétées comme séditieuses. De fait, une partie des exemplaires parus aux éditions Minerva est confisquée en 1934 : le volume comportant deux œuvres dramatiques, la nouvelle pièce sur un sujet galicien, « Dans le camp » [U Logoru], et Vučjak, une pièce jouée en 1922. La publication de ses œuvres est une fois de plus interrompue. Un succès éditorial sans précédent pour un auteur contemporain accompagne pourtant la parution de ces volumes chez Minerva, avec des rééditions atteignant des tirages jusqu’à 7000 exemplaires (notamment Mars, Dieu croate et Messieurs les Glembay3). 


Cette deuxième version de la thématique galicienne efface dans son titre l’ancrage territorial dans les confins austro-russes au profit d’un marquage militaire et croate : « la pièce Galicie s’appelle maintenant Kroatenlager » avait-il écrit en 1932 à l’ancien directeur du Théâtre national de Zagreb Julije Benešić (1883-1957). Le texte garde l’appellation expressive en allemand présente dans la première version, mais en passant du sous-titre au titre, ce qui sera périodiquement le cas dans les mises en scène. Krleža pose ainsi les bornes chronologiques et les pôles géographiques qui définissent le drame qu’il ressent à titre personnel comme un reflet de la situation croate du moment, qui elle-même puise dans des siècles d’expérience historique. Le 7 juillet 1918, à l’aube de ses vingt-cinq ans, après trois années de guerre, Krleža avait déjà noté dans son journal : « La coupole du théâtre, d’un intense coloris vert-de-grisé ; et où en serons-nous dans vingt-cinq ans ? (…) Il faudrait partir, se sauver de ce méridien qui pâtit d’une idée fixe, de ne pas devenir ce qu’il est en réalité, un pays de soldats : un Soldatenland ». À une guerre à laquelle les Croates participèrent pour des intérêts impériaux, suggère-t-il, viendra un quart de siècle plus tard une dépendance au Reich allemand, un nouveau conflit, encore plus sanglant, encore plus meurtrier au sein même de la population croate. La Croatie serait ainsi condamnée à perpétuer son statut de pays pourvoyeur de soldats, de mercenaires sans cause véritable. L’individu croate n’aurait plus qu’à accepter ce rôle aliénant au sein d’une soldatesque honnie, ou bien partir, s’éloigner de cette caserne que serait devenue la Croatie.

Ou bien, comme le suggère le discret reflet cuivré de la coupole du théâtre, il serait possible de s’emparer de cet espace scénique pour y faire retentir le malaise existentiel que Krleža ressent et qui l’étreint. Dans une conversation avec le journaliste et lexicographe Josip Šentija, Krleža confie bien plus tard au début des années 1970, que « la question que pose Kroatenlager – ou bien émigrer en Amérique, ou bien mourir en Galicie – et les questions fondamentales de dignité humaine dans la boucherie généralisée et l’anéantissement mutuel qui lui sont liées – constitue mon thème principal. Dans la pièce Galicie, ou si vous voulez Dans le camp, j’ai essayé de traiter la thématique à partir d’une expérience personnelle profondément vécue de la tragédie croate et de la misère politique (…) Je vous le répète, aujourd’hui encore, je pense que c’est mon texte le plus croate ».

Cette version remaniée du drame Galicie reçut un accueil favorable de la part des professionnels du théâtre. La critique vit dans cette nouvelle Galicie une chronique scénique de l’absurdité de la guerre, dont les personnages seraient mus dans ce texte remanié par de plus claires motivations en termes de dramaturgie. Le personnage central de Horvat devient l’exécutant malheureux et n’est plus un simple spectateur de la sentence contre la paysanne ukrainienne. L’une des caractéristiques de cette version revue est également le travail sur la langue. Krleža avait écrit la première Galicie en parler ekavien, dans une variante proche du parler serbe, conformément à une pratique qu’il avait adoptée par décision commune, avec nombre d’autres écrivains croates, dans les premiers mois de la fondation de la monarchie sud-slave (7 juin 1919). Krleža intervient de manière radicale dans le règlement d’une autre question linguistique, en introduisant de nombreux passages en allemand et donnant ainsi à entendre la réalité multilingue de la Galicie et de l’armée, elle-même un reflet de la multiplicité des peuples compris dans l’ensemble habsbourgeois. Comme en témoigne la présente édition qui respecte cette alternance des passages en allemand et en croate, il s’agit d’une pièce qui cherche à refléter la réalité, disparue après la Première Guerre mondiale, des langues en usage dans l’armée austro-hongroise. Le réalisme linguistique est sensible jusque dans l’hybridation linguistique, révélé par certains passages en croate truffés de germanismes et d’austriacismes, une des caractéristiques du milieu zagrébois dont sont issus les principaux personnages. Le mélange des langues pratiqué par Krleža dans cette pièce, à l’intérieur d’une réplique, d’une phrase et même d’un mot, est un gage d’authenticité, mais aussi, par un usage calibré aux besoins dramatiques, un révélateur de la confusion au sein des armées austro-hongroises. Le mélange des langues sous la forme d’un macaronisme éloigné de la pureté grammaticale n’est pas un plurilinguisme assumé et harmonieux, mais une malédiction, elle révèle dans le théâtre et la prose de Krleža consacrés à la Galicie les obstacles à toute véritable communication au sein de cette communauté de fortune qu’est ce camp militaire.


La véritable première de la pièce eut lieu en 1937 sous le titre « Dans le camp » [U logoru]. La pièce fut d’abord jouée à Osijek, puis Skoplje. En 1938 se reproduit à Belgrade un épisode semblable à celui de la première annulée de Zagreb : présent au cours de la troisième représentation, le ministre de l’Education Anton Korošec (1872-1940), anti-communiste notoire, exige son interruption immédiate. Après avoir reçu l’assurance que la pièce serait déprogrammée, il permet toutefois que la représentation suive une dernière fois son cours jusqu’au bout. La fin de la Seconde Guerre mondiale et l’avènement d’un régime communiste assura à Krleža d’une manière générale et à son théâtre en particulier une réception nettement plus large, sous les auspices désormais bienveillants des autorités. En 1947, la pièce « Dans le camp » [U logoru] est publiée avec deux autres œuvres dramatiques dans une édition ne comportant pas le prologue, qui sera de nouveau repris dans les éditions ultérieures, ainsi que l’apparition du spectre de la paysanne pendue à l’acte III. En 1964, la pièce mise en scène au théâtre de Zagreb (Zagrebačko dramsko kazalište) depuis 1954 par Branko Gavella (1885-1962), qui avait préparé la mise en scène déprogrammée de la première version de Galicie en 1920, est l’objet d’une adaptation cinématographique par un réalisateur de renom, Nikola Tanhofer (1926-1998). La pièce est désormais régulièrement jouée en Yougoslavie : à Belgrade (Savremeno dramsko pozorište, dans une mise en scène de Predrag Dinulović) en 1964, à Rijeka (au Théâtre national Ivan Zajc, dans une mise en scène de Vlado Vukmirović) en 1976, puis en tournée à Osijek. En 1983, elle est de nouveau jouée à Zagreb (au Théâtre national, dans une mise en scène de Petar Šarčević).

Une adaptation d’après des motifs de Galicija est proposée la même année, sous le titre « La baronne et le corbeau » [« Barunica i gavran »] par Jakov Sedlar. Durant la saison 2000/2001 le théâtre Gavella de Zagreb programme sous le titre générique Kroatenlager une mise en scène de Zlatko Gall qui inclut des scènes de la pièce parmi d’autres textes liés au cycle de Première Guerre mondiale de Krleža, indépendamment du genre (théâtre et prose). La réception de la pièce à l’étranger, sous le titre générique Galicie, s’accomplit principalement dans les pays autrefois compris dans l’espace de la monarchie des Habsbourg. Une mise en scène est montée à Graz en 1971 (au Schauspielhaus, sous la direction de Fritz Zecha), dans une traduction de l’écrivain Milo Dor. La pièce Galícia apparaît sous ce titre dans le volume des œuvres dramatiques de Krleža publiées en hongrois (Drámák, Budapest, Európa, 1980), dans une traduction suivie d’une postface du dramaturge György Spiró, qui est aussi l’auteur d’une monographie hongroise sur l’auteur. Une réception critique favorable du texte galicien de Krleža accompagne sa diffusion les scènes d’Europe centrale, dans l’espace qu’il convoque dans la pièce.


L’écriture de l’ensemble du cycle consacré à la guerre, et donc de la pièce Galicie, puise son inspiration à la fois dans les expériences du jeune Krleža qui ont précédé le conflit, lorsqu’il était à l’école de guerre, dans celles qu’il reçut de plein fouet sur le front, et dans les réflexions qui naquirent de l’amère expérience de l’après-guerre, lorsque le nouvel ordre rêvé s’avéra aussi peu propice au libre développement des individus que le précédent. Son théâtre de guerre s’élabore sur cette base documentaire de première main et peut apparaître aussi comme un reflet réaliste, le témoignage d’un professionnel de la guerre et d’un artiste qui voit la politique comme une scène sur laquelle se déroule le drame humain. Il s’agit avant tout de rétrospection, car la pièce, comme les autres œuvres produites en lien avec le théâtre des opérations en Galicie, sont écrites après le retour à l’arrière du front. La scène inaugurale de la pièce s’ouvre du reste à l’automne 1916, soit à un moment où lui-même venait de quitter la Galicie.

Krleža invente donc des dialogues autour d’une intrigue, en faisant appel à des souvenirs récents pour produire une suite de scènes réalistes, mais sans se départir d’un expressionnisme visionnaire, qui est la marque de ses premiers écrits. Parmi les éléments réalistes figurent, outre le mélange des langues, les éléments du décor. Le « style Makart », évoqué dès la première didascalie, très en vogue dans l’ameublement de la grande bourgeoisie de la Monarchie austro-hongroise finissante, donne le ton dans la dernière scène également : lourdes tentures de soie, chandeliers, fauteuils tapissés de rouge. Les contours vaporeux qui entourent les portraits que le peintre d’histoire autrichien Hans Makart (1840-1884) livra des personnalités les plus en vue de son époque à Vienne, à commencer par les membres de la dynastie, mais aussi les personnalités historiques marquantes de l’histoire autrichienne, semblent parer les membres de la haute société réunie par Krleža pour figurer dans son portrait théâtral de groupe. L’esthétique de Makart, non dénuée de pompiérisme, se fond dans le patriotisme et Krleža la comprend et l’évoque ainsi, comme l’expression artistique de toute une époque, à l’égard de laquelle il resta longtemps critique, car elle n’aurait été qu’un reflet de la vraie culture : Vienne, vue de Zagreb, n’aurait été qu’une antichambre, un ersatz de Paris. Les didascalies introductives décrivent un décor exhibant une pompe et un confort proprement autrichiens, qui devient d’autant plus signifiant qu’il est mis en contraste avec la proximité de scènes de guerre. Le décor d’un luxuriant salon viennois aux limites du front dans lequel évolue une baronne Meldegg-Cranensteg à la recherche d’émotions musicales détachées des contingences guerrières, contraste avec les rudesses d’un conflit dont elle est elle-même, volens nolens, partie prenante. Entre le prologue tout en assauts de raffinements et la scène finale qui emporte les personnages dans un maelström de violence se déroule la maturation politique et humaine du cadet Horvat. 

L’écriture dramatique se concentre précisément, au fil des réécritures, sur les personnages. Krleža tend à accentuer les effets dramatiques et les images, tout en réduisant les scènes purement poétiques et chorales encore présentes dans la version de Galicie de 1920. Le théâtre ne se résume pas pour autant à une suite de dialogues détachés de leur environnement. Dans un climat de pluie, de brouillard, de vent et d’humidité mêlés à des canonnades semblables à des coups de tonnerre, les paroles échangées reflètent les avancées d’une forme de psychose collective qui s’empare progressivement des esprits. La réalité, y compris la présence d’une nature fangeuse, élément distinctif de l’univers de Krleža, et d’amples épisodes militaires, est rendue à travers les dialogues dans lesquels les oppositions sont soulignées. Horvat est l’exact contraire de son camarade Gregor. Tous les deux essaient d’échapper à la folie de la guerre, qui risque de leur faire perdre définitivement leur humanité, mais en choisissant des échappatoires différentes. Face à eux, le soldat d’infanterie Podravec du village de Vučjak incarne un stoïcisme fataliste. En contrepoint, le docteur Puba Agramer incarne une élite administrative qui dépouille sans état d’âme ceux qui peuvent l’être tout en se ménageant une estime de soi qu’il partage avec les personnages haut gradés autrichiens. 

Face à ces oppositions qui s’expriment au grand jour, se déroule un autre conflit, plus souterrain et caché, autour de la figure du lieutenant Walter. Représentant aux yeux du jeune Krleža d’une mentalité habsbourgeoise féodale dénuée d’empathie, personnage déclassé et en voie d’être cassé par sa hiérarchie pour agissements douteux avec son ordonnance retrouvé mort, il incarne une image de la décadence habsbourgeoise comparable à des figures du cycle de guerre (le comte Axelrode de la nouvelle « Baraque 5bis »). Dans la vaste galerie de portraits de Krleža, il se distingue par son attirance pour les jeunes hommes. Walter, incarnation de l’armée austro-hongroise, fut interprété dans l’immédiat après Seconde Guerre mondiale, précisément en raison de son inversion, comme l’exemple d’une propension proprement germanique à la violence brutale, comme conséquence d’une incapacité à communiquer sincèrement avec les autres personnages. Un scandale dans les plus hautes sphères de l’armée austro-hongroise, liant espionnage et homosexualité, avait il est vrai éclaté au grand jour à l’occasion du suicide du colonel Redl en mai 1913. Des informations essentielles sur le système de défense austro-hongrois, notamment le système du contre-espionnage en Galicie, avaient été livrées par Redl, lui-même d’origine galicienne, à l’armée russe. Une lecture a posteriori, soulignée par les notes de l’édition de 1947, pose par ailleurs comme une certitude la continuité historique entre les officiers de l’armée impériale et royale et les militaires de l’Allemagne national-socialiste qui occupèrent la Yougoslavie. Le drame naît de cette opposition entre des personnages qui sont l’incarnation de régimes et d’histoires nationales, qui les dépassent et les broient. L’Autriche-Hongrie, puissance impériale et raffinée, déshumanise son armée et ses belles âmes. Mais le monde paysan slave de Galicie n’est pas moins traversé par des contradictions internes, entre orthodoxes russophiles et uniates.


Krleža qualifia lui-même en 1927, comme à regret, la première version de sa Galicie comme une œuvre recelant « davantage d’esprit croate que d’intelligence », au sens de la technique dramatique en particulier. Son acharnement à revenir sur ce texte prouve à quel point il éprouva de la difficulté à mettre un point définitivement final aux questionnements posés dans la pièce. Car au-delà de l’expérience historique croate se pose aussi, à travers le personnage de Horvat, la question du rôle de l’esthétique, donc de l’artiste, dans un monde politique dénué de sens univoque. Face à cette province galicienne qualifiée successivement par les personnages de « puante », la solution qui consisterait, comme semble l’envisager Horvat, à « se protéger de la Galicie derrière des toccatas de Bach », est dénoncée par Gregor : « ce n’est que pure romance verbale ! ». Par le crescendo d’émotions et de pensées contradictoires qui parcourent la scène, le drame galicien se rapproche de l’orchestration scénique mise en place dans les Messieurs les Glembay. Les liens avec ce cycle sont d’ailleurs explicites, puisque certains personnages sont présents (le docteur Altmann), ou bien évoqués (le baron Lenbach) dans les deux pièces. Par ailleurs, certains personnages se rattachent aux œuvres du début des années 1920 : le soldat Podravec est issu du village de Vučjak, lieu imaginé par Krleža, qui donne son titre à l’une de ses premières pièces. Le camp militaire de Galicie gravite autour d’un gibet qui demeure durablement au carrefour des esthétiques et des réflexions de Krleža.


La Galicie représentée par Krleža au moyen du théâtre est un espace devenu fantasmatique, le symbole d’empires qui semblaient faits pour durer et qui se sont pourtant opposés jusqu’à leur chute. Foyer d’exacerbation des tensions nationales, politiques et psychologiques, la Galicie est la métaphore d’un destin croate assigné au rôle de porte-drapeau d’intérêts qui ne seraient pas les siens. Au sein des différents peuples constitutifs de cet ensemble politique et culturel multiséculaire que fut l’empire des Habsbourg se sont déployé des interprétations connexes, mais contradictoires aussi, de l’espace galicien. L’imaginaire de la Galicie signifie assurément autre chose pour Krleža, pour Joseph Roth et pour tant d’autres auteurs, qui ont écrit en différentes langues. Ces contradictions sont aussi présentes dans chacune des cultures et des littératures qui rendent compte de la réalité galicienne, et chez Krleža lui-même, une interprétation uniformément négative de l’expérience galicienne serait à proscrire. Lui-même dut se défendre dès 1919 d’avoir voulu maquiller, derrière une critique ironique de l’armée austro-hongroise dans son premier essai politique consacré au général Franz Conrad von Hötzendorf, une admiration plus intime de ce système. Dans son parcours d’écrivain, ces oscillations sont constantes, entre dénonciation de l’impéritie austro-hongroise et ostentation de ses fastes impériaux. La force suggestive de cette pièce ne s’épuise pas dans une interprétation unique. La réception discontinue et les efforts répétés de l’auteur cherchant sa vie durant, à intervalles réguliers, à retoucher ce que signifiait pour lui cet entrelacs de vies croates mêlées au flux et reflux habsbourgeois, invitent à une lecture renouvelée, attentive à la fois au contexte de son écriture, mais aussi à une réflexion sur ce que dit le texte sur l’individu face à l’histoire et au destin de son peuple. 


Krleža s’est montré à diverses reprises critique à l’égard des mises en scène de sa Galicie. Mais il retint comme des expériences mémorables l’écoute de son œuvre. S’il ne put voir une mise en scène à Prague, mais en reçut un enregistrement sonore, il fut impressionné par ce qu’il entendit, en particulier par le jeu « génial » d’un acteur tchèque qui incarnait le cadet Horvat. L’auteur eut l’impression d’entendre réellement comment le personnage entame une réflexion sur lui-même, alors qu’il vient de pendre à son corps défendant une pauvre paysanne : une scène de théâtre comme une « impitoyable vivisection morale ». En décembre 1979, Krleža confiait au jeune Rade Šerbedžija (1946), qui allait devenir un des acteurs les plus en vue de sa génération, qu’il l’avait entendu dans cette même scène dans une transmission radiophonique. Il lui semblait avoir entendu, pour une fois, la « partition de l’auteur », sans effets visuels ni sonores, sans concerts ni canonnades. L’acteur, auquel l’auteur dit que ce texte lui correspondait plus qu’à d’autres, lui avait permis d’entendre ses propres mots. Vertigineuses rencontres, sans doute, de l’auteur âgé écoutant à travers ces jeunes acteurs ses propres voix intérieures, celles de sa jeunesse. C’est à une écoute intérieure qu’invite cette première traduction de la Galicie de Krleža en français, afin d’y retrouver peut-être ce qu’il y a de drame humain, individuel et collectif, dans les répliques d’un monde englouti, dont il importait à l’auteur de régler tous les détails de la dramaturgie de l’anéantissement.


Avril 2020







Bibliographie


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Daniel Baric, « La Galicie comme métaphore. Regards croisés de Joseph Roth et Miroslav Krleža », in La Galicie au temps des Habsbourg (1772-1918) : histoire, société, cultures en
 contact, Jacques Le Rider et Heinz Raschel (dir.), Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2010, p. 351-362

Enes Čengić, S Krležom iz dana u dan [Avec Krleža de jour en jour], I-IV (t. III, Ples na vulkanima [Danse sur des volcans] (1975-1977), Zagreb, Globus, 1985)

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