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  • Photo du rédacteurSlađana Bukovac

Heróiam sláva / Gloire aux héros







On me dit que l’enregistrement est authentique. J’aurai préféré qu’il ne le soit pas, que demain il soit démenti, que c’était bête d’avoir eu à publier ces mots. Car dans l’Europe du XXIe siècle personne ne devrait avoir besoin de cette sorte de courage. Car qu’en sera-t-il avec ceux qui ne sont pas aussi courageux ; eux aussi n’ont-ils pas le droit de vivre avec dignité, tout comme mourir ? La civilisation, ne l’avons-nous pas créé justement pour qu’on n’ait plus besoin d’un courage aussi extrême, pour que les uns et les autres puissent se consacrer aux maths, à la fabrication des meubles de qualité, à l’art, à l’architecture et à l’astronomie ?

Donc si l’enregistrement n’est pas authentique, et ça aurait été excellent que ne soit pas non plus authentique cette menace d’une Troisième Guerre mondiale, sous laquelle nous vivons depuis plus d’an un comme sous un parapluie cabossé noir et archaïque, alors de cette fiction-là nous pourrions aussi soutirer quelque chose. Lorsque dans une quelconque forêt boueuse, anonyme, l’homme sans nom creuse sa propre tombe sous l’ordre des psychopathes pénitenciers ; lorsque là-bas, anonyme, enfoncé dans ses épaules, ça sera enfin terminé pour lui, avec ses yeux du mélancolique, la cigarette froissée dans sa bouche qui ne lui raccourcira pas la vie, lorsqu’il est déjà trop tard pour la peur de la mort, mais pas pour la crainte du néant car pour cela il n’est jamais trop tard, lorsque vraiment plus rien ne peut être entrepris, car de l’espoir il n’y en a pas, et il ne peut y avoir non plus de résultat, alors est encore possible un petit quelque chose, une miette littéralement. Et même si cette miette est encore plus insignifiante que la mort anonyme dans une mort anonyme. Il est possible, par exemple, lorsque les esprits criminels allument la caméra sur le portable, car ce qui ne va pas tarder d’arriver les amuse bien, il est possible de gâcher cet abominable enregistrement amateur capté sur un portable bon marché en prononçant à voix basse « Sláva Ukrayïni », « Gloire à l’Ukraine ». Ce n’est ni beaucoup ni peu, ce n’est pas rien, et les circonstances doivent être bien étranges pour qu’un tel enregistrement plus tard arrive sur les réseaux sociaux et dans les médias (car les tueurs pensent qu’en assassinant ils ont aussi tué la phrase prononcée, car longue est l’histoire de l’homme s’enregistrant et diffusant sa propre violence), mais même dans le plus profond abattement de l’homme qui creuse sa propre tombe, et nous nous la creusons toujours en quelque sorte, dans sa douce mélancolie, force tout à fait autonome, la leçon est qu’il lui est resté quelques forces, qu’il continuait à croire à la raison d’être, qu’il ne s’était pas entièrement éteint avant même qu’ils n’aient tiré, et qu’il a fait un tout petit effort supplémentaire, quelque chose de discret et vain, et a dit « Slava Ukraïni ».

Bien sûr qu’il aurait pu charger cette dernière phrase de frustration et de juron. La volonté d’agir étant là, il me semble que dans de telles circonstances peu seraient ceux qui l’auraient eu, il aurait pu tout simplement dire « Allez-vous faire foutre », ou « Allez au diable ». Il aurait pu dire « vous aussi ils vous tueront dans deux jours, bâtards criminels du régime criminel ». Mais lui n’a pas sombré dans un tel état, en fin de compte il s’agissait de sa propre mort, qui était à la fois son enterrement, car ce n’est pas tellement sûr qu’un jour on puisse retrouver son corps, ce sont des territoires bien immenses. Du coup il est resté mesuré, et poli. Il a dit « Sláva Ukrayïni », une phrase de propagande à vrai dire, car dans la torture, et dans la mort prématurée et violente l’homme doit y voir l’intérêt. Et il est impossible, en le regardant comme ça, de ne pas lui répondre automatiquement et à demi-voix par la deuxième partie de cette salutation militaire ukrainienne, « Heróiam sláva », « Gloire aux héros ». Même si ça aurait été tellement mieux qu’il n’y ait plus besoin ‘d'héroïsme’. Et que nous cessions de célébrer la mort, toute mort violente est une terrible défaite, inadmissible. C’est un jeu dans lequel personne n’a jamais pu et ne peut gagner. Mais lorsqu’ils attaquent, tuent, détruisent à tout bout de champ, nous sommes en régression, de notre soi-disant ‘citoyenneté’, nous comprenons aussi les soi-disant âmes errantes de patriotes, car c’est la mort de l’homme qu’ils voulaient humilier, et soumettre, au nom de la nation. Ou plutôt, au nom de l’amnistie pénitentiaire, et un certain paquet de roubles qu’on reçoit sur le compte du salaire ‘militaire’. Nous savons que l’horreur de la violence, de la violence physique, de la violence sur le foyer, sur l’enfant, sur la ville, est indicible dans nos agitations civiles, dans nos fauteuils, avec nos insignifiants problèmes d’une démocratie arriérée mais pas si violente que ça. Qui a digéré sa propre guerre tel un python, en l’avalant vivante, en la digérant qu’en surface. « Sláva Ukrayïni, heróiam sláva ». Je réagirai jusqu’à ce qu’ils cessent de maltraiter la moindre parcelle de l’Ukraine, de la bombarder. Dans ce qui est à ce point sanglant tout compte, la moindre résistance est une question de courage, l’homme qui creuse sa propre tombe ne voulant pas tomber en esclavage russe fui, et continuent à fuir les Russes eux-mêmes, s’identifie avec sa maison, sa terre, son pays. Lui, avant la mort, dit « Sláva Ukrayíni », moi, écho anonyme qui vient à titre posthume, par le biais des médias de masse, je murmure telle une prière « Heróiam sláva ». Mais sans vraiment prier, je ne crois pas dans les États, ni aux héros. Je crois à l’homme, j’espère secrètement que cette atrocité c’est justement l’humanité qui l’arrêtera. Que les yeux de cet homme, vraisemblablement mort, suffisent pour que d’une manière détournée cesse la guerre.




traduit par Yves-Alexandre Tripković


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