Chez l'Ourson, mélancolie en novembre
- Nenad Popović
- il y a 2 jours
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Dernière mise à jour : il y a 16 heures

En est en 2024, en automne en déclin donc en novembre ou en décembre. Je suis installé dans la fameuse rôtisserie urbaine de chevapchichis, boulettes de viande hachée (ou des pljeskavice, steaks hachés) dans son somun, le pain pita. Gastronomie de premier ordre : on peut commander "avec" ou "sans" – oignon. Aussi, l'on peut en commander "cinq" ou "dix" (des chevapchichis), puis "pour ici" ou "dehors" – et quand au luxe gastronomique d'y ajouter du kajmak, matières grasses fermentées extraites lors de la cuisson du lait cru de vache – on se voit accorder un couteau et une fourchette ainsi qu'une bien petite assiette.
"Pour ici" sous-entend que chaque rôtisserie de la "bouffe rapide", comme on le dirait en novocroate, en République de Croatie dans sa salle dispose d'un voir deux comptoirs, où la commande peut être mangé debout, debout vu qu'on attends devant le comptoir derrière lequel le rôtisseur ou la rôtisseuse cuit en attendant la commande. Dans le service des rôtisseries est inclus qu'avec le somun découpé et les boulettes chaudes et des morceaux d'oignon qui y sont intégrés, l'on reçoit aussi une minuscule serviette. La raison étant que tout est gras, se désintègre, glisse. À chaque pression des dents ou du couteau l'oignon et les chevapchichis se dispersent dans tout les sens, dans la paume de la main, sur la bien petite assiette, à côté, sans parler du gras qui reste sur les lèvres et la barbe. Manger le somun signifie avant tout avoir ensuite des lèvres bien grasses, tout comme les doigts, la barbe et respectivement la moustache. C'est pourquoi la minuscule serviette est plus qu'indispensable. Sauf qu'elle est régulièrement bien minimaliste, si impensablement fine et habillement découpée que la serviette classique paraît être de la taille d'un drap et d'une épaisseur d'un oreiller. Cette serviette minimaliste s'avère nécessaire dès la toute première bouchée du pain gras, de la viande grasse et de l'oignon engraissé, pour éviter que l'ensemble ne coule au long du menton. Déjà, au tout début du repas, le papier extrafin se transforme en charpie grasse qui ainsi devient inutilisable intégrant elle-même ce arrangement culinaire chaud, gras et glissant. Car même les morceaux de l'oignon coupé sont glissants : aussi bien du fait d'être plongé dans la graisse chaude que de par de sa propre nature. L'oignon a en effet un goût frais, mais est lui-même humide et glissant. L'hôte et l'hôtesse le savent : lorsqu'on le découpe, surtout un oignon bien mûr, en raison de sa lubricité, il peut s'envoler dans toute la cuisine. C'est un phénomène spécifiquement croate, quand à l'oignon en République de Croatie, tandis que l'oignon de l'État voisin de Bosnie et Herzégovine se comporte bien autrement. À Sarajevo par exemple, l'oignon découpé dans/ou à côté du somun chaud et ses chevapchichis chauds ne sautille pas en glissant partout tout autour, aussi on peut le cisailler finement. Voilà pourquoi la personne dans l'état post-somunal est en BIH bien moins grasse pouvant se frayer le chemin avec bien plus d'assurance. Qui plus est, sans craindre de toucher les parties de ses habits ! Ce qui est en Croatie peu probable, à cause des caractéristiques naturelles de l'oignon d'ici : concernant les vêtements, après les chevapchichis dans le somun chez nous, le plus approprié serait de faire un saut directement au premier pressing. Vu que c'est impossible – partiellement encore par la faute de l'oignon croate – il est recommandé d'avoir sur soi, en privé, quelques mouchoirs humidifiés d'alcool (l'alcool désagrège la graisse) qu'on trouve dans des pharmacies emballés hermétiquement dans des feuilles d'aluminium. En effet, avec on peut réaliser discrètement ce qu'on nomme l'hygiène personnelle, et les humides chiffons usés balancer par la suite dans la première poubelle. Une fois dans la rue, bien entendu. Car dans la chaleureuse fabrique du somun sentant le rôti, l'éclat d'une odeur antiseptique aigüe gâcherait toute atmosphère familiale. La seule chose aseptique dans la fabrique des somuns croates est le frigidaire avec sa porte transparente, corps étranger par excellence, éclairé à l'intérieur avec ses canettes alignées de boissons gazeuses bariolées : c'est comme si ce luminant bloc vertical avait atterrit de l'espace, paraît américain, comme jadis les jukebox chromés à la place de la musique live.

Pourquoi ces blocs sont là, même dans la plus paumées des rôtisseries, c'est un mystère, alors qu'à l'époque, ah à l'époque, moussaient des jus de framboise, les musolinis, vraies limonades et la boza dorée, cette boisson fermentée à base de graines de céréales. Mais c'est aujourd'hui probablement verboten, interdit. Mange avec tes doigts, dégueulasse le comptoir, mais bois de la canette, qui clairement et bruyamment fait plop puis, discrètement et que pour toi pshiiitt ou juste shit.
Mais revenons au début, car moi je ne suis pas du tout dans une petite chaleureuse rôtisserie "pour ici" ou "dehors", mais dans un fameux établissement gastronomique, qui plus est au centre même de la ville, et qui s'appelle Chez l'Ourson, Kod Mede. Connu autant que l'Arène ou la Riva. Une conversation interrompue typique à Pula : "On s'est fait des chevapchichis... – Chez l'Ourson ?"
L'établissement raffiné, concrètement : tables à ciel ouvert, baldaquins en plastique, le barbecue emmuré en tant que partie du bloc où sont aussi les toilettes, donc profitant d'un toit : presque un restaurant, mais pas vraiment.
Ma désolation de novembre. Il fait déjà nuit, je suis venu chercher deux "somuns". M'assois Chez l'Ourson sur la chaise à la première des tables abandonnés. S'approche un garçon courtois (30), et je dis : "Deux par dix pour dehors, un avec du kajmak et l'autre avec un peu plus d'oignon." Que j'attende quinze minutes. Vais-je boire quelque chose pendant que j'attends ? "Une bière, s'il vous plaît. – Heinekenstelaožujskobavarijakarlovačko ?" Moi : "Peu importe. Va pour Karlovačko."
En-bas, dans le bunker éclairé s'allume la lumière, démarre le rôtissage, le "traitement thermique" en croate. Pendant lequel l'apathique collaboratrice en blanc regarde dans le vide. La routine. Tandis que le garçon apporte la bouteille et le verre marchant comme avançant dans l'église vide. Je dis : Mais c'est qu'il n'y a vraiment personne, alors qu'on est samedi soir. – Les gens n'ont pas d'argent, on ne gagne qu'avec les touristes, une fois partis, on laisse ouvert juste comme ça. On travaille à perte. Quelques clients par jour, souvent même pas.
L'attente se poursuit. Perdu dans mes pensées, je fixe les jardinières assis comme un moine dans un monastère endormi. Quand j'ai failli m'endormir, des profondeurs de l'espace arrive le garçon. Voilà, monsieur, ça a pris un peu de temps. Tout y est. Vint-quatre euros cinquante, le sac en plastique compris.
Je marche sur le bitume sombre seul comme Orson Welles dans Le Troisième Homme. Si je me retourne, derrière moi disparaîtrait la pub solitaire "Grill", "Chez l'Ourson". Mais je ne me retourne pas. J'ai cent mètres jusqu'à l'appart, et le sac en plastique est chaud. J'essaye de ne pas gigoter pour qu'il ne se refroidisse pas. Mélancolie : J'ai le somun, mais pas assez pour le resto. La saison n'a pas apporté ses fruits.
Précisions :
Musolini – Boisson au goût sucré, si écrit avec un seul 's'
La saison – en pense à la saison touristique
Touristes – en pense à ceux de l'étranger
Orson Welles – acteur, réalisateur ; ici en allusion ironique : "Kod Mede", "Chez l'Ourson" (l'ours, lat. ursus)
traduit par
Yves-Alexandre Tripković
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