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  • Photo du rédacteurLjubica Kubura

ELLE









Si j’avais écrit un livre sur notre histoire d’amour, son titre serait « L’épopée d’une mort lente, mais certaine, d’un jeune amant ». Croyez-moi, j’étais aussi triste que le jeune Werther, je me noyais dans une mer d’amants naufragés dans le détroit de ses cuisses.

Mes rivaux gisaient avec moi, tels des mouchoirs usagés, dans l’eau sale de ses caprices. Si seulement nous pouvions encore l’entendre nous appeler, nous nous extrairions des sombres profondeurs de la mort, penchés à ses lèvres dans l’attente du mot doux, « Tu es le seul » et peut-être de « Je t’aime ». Elle ne disait jamais je t’aime et c’est pourquoi elle était aimée.

Elle portait une chemise blanche déboutonnée et un pantalon noir moulant le soir de notre première rencontre. Elle avait fait la connaissance de tout le monde, puis le destin l’avait poussée jusqu’à ma table. On me l’a présentée comme une artiste, elle écrivait et il lui arrivait de peindre. Vous comprenez maintenant qu’elle créait des vies imaginaires pour ses personnages et il ne lui avait pas été bien difficile de dessiner ma fin, l’occasion pour elle de capturer une nouvelle teinte sur le nuancier qui lui servait à composer les personnages de ses romans.

- Que manque-t-il au monde ? – m’a-t-elle demandé, après que je lui ai confié qu’il m’arrivait d’être déprimé à cause de la déchéance du monde.

- Il lui manque un homme honnête et accompli.

- Que veux-tu dire par là ?

- Si un homme vertueux devait rencontrer le succès au moins une fois, le mal ne serait plus qu’un projet avorté.

Je n’étais pas loin de la vérité. Du moins quand il s’agissait d’Elle.

Je n’étais que le mannequin qu’elle utilisait pour donner vie à l’histoire qu’elle écrivait. « J’ai besoin d’un fou, comme toi, pour le roman que j’écris », avait-elle dit. Cela rebuterait à peu près n’importe qui, n’est-ce pas ? Mais un abruti de première catégorie comme moi, pas le moins du monde. J’ai donc accepté de jouer le jeu. Elle était ignoble, prête à tout pour façonner une intrigue. Ce soir-là, nous sommes sortis dans un club de jazz. Saxophone, vin, Elle… Il ne manquait vraiment rien d’autre. Mais elle, il lui manquait bien quelque chose. Je le voyais dans chacun de ses mouvements et dans la valse de ses doigts avec la cigarette.

- Qu’est-ce qui ne va pas, ma belle ? – lui ai-je demandé.

- Je n’ai pas d’intrigue.

- Quelle intrigue ?

- Tu n’étais pas censé être fou ?

- On est toujours le fou de quelqu’un.

- Eh bien, fais quelque chose de fou pour une fois ! – a-t-elle hurlé.

- Je ne fais pas de conneries à la demande – lui ai-je répondu.

- Mais, je n’ai pas le temps pour le hasard.

- Tu veux que je te parle de mes personnages imaginaires ? – lui ai-je demandé en riant.

- Mon Dieu, non ! a-t-elle refusé. – Je veux que tu commettes un meurtre !

Comment expliquer à la femme que vous admirez et que vous désirez avant tout émotionnellement, que vous ne tuerez personne avec une arme à feu, qu’elle doit se montrer patiente, car vous le faites délibérément, mais avec préméditation. Elle devait juste attendre un peu et j'aurais probablement d'abord tué sa volonté de vivre et sa foi en l'humanité.

Cependant, je lui ai demandé quel serait le délai qu’elle m’accorderait pour ce meurtre commandé. Elle m’a dit qu’elle n’avait pas beaucoup de temps et qu’elle me laissait une semaine.

Nous sommes alors allés à son appartement. J’ai retiré son pantalon noir et je l’ai longtemps bassiné pour qu’elle s’endorme le plus vite possible. Lorsque son corps nu s’est pelotonné contre l’oreiller, j’ai pris un stylo et un morceau de papier. Je lui ai laissé une note à côté de la pile de manuscrits en attente d’intrigues.

« Ma belle, tu vois ce couteau sur la table. Oui, celui qui se trouve sur la table de la salle à manger à côté de la corbeille de fruits. Je l’ai longuement tenu entre mes mains. Tu aurais pu y laisser ta vie. Je n’aurais jamais répondu de mes actes, n’oublie pas que je suis fou. Ça rend les choses beaucoup plus facile dans les procédures pénales. Mais ensuite, j’ai compris que, pour un bon roman, tu n’avais pas besoin de mon meurtre, mais juste d’un peu de talent. Ne provoque pas le destin dans ta quête d’intrigues et n’oublie jamais que les fous aussi ont peur de la mort ».



Traduit du serbe par Zivko Vlahovic

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