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  • Photo du rédacteurYves-Alexandre Tripković

La Place des jongleurs





Incrustée de bistrots et restaurants, la place d’habitude fourmille de gens, jusqu’au quatrième étage où je suis parvient le brouhaha, des passants à profusion, certains s’arrêtent et observent, prennent des scènes en photo ou en font des croquis, s’asseyent sur les bancs et poursuivent la lecture d’un livre de poche ou téléphonent en grands et petits gestes ; sur les terrasses discutent, sirotent des cafés ou fument ou déjeunent, dînent, parfois seuls, plus souvent à deux ou à plusieurs ; en-bas au rez-de-chaussée de mon immeuble se niche le café dont le patron sur sa terrasse réjouit ses clients venant de partout par des tours de magie (jeu de cartes à l’appui), ainsi ici et là résonnent des tonnerres d’applaudissements enchantés pendant que des « Oh ! » et des « Ah ! » de surprise se coursent dans l’air (entourée d’immeubles de la même hauteur la place est en fait une parfaite boîte acoustique), et vu que moi, il me suffit de me pencher par la fenêtre et tel un drone de zoomer la situation, j’ai pu dévoiler la plupart de ses tours, si jamais je me retrouve dans le pétrin, je pourrai aisément lui faire du chantage. Sauf que l’ambiance de la place s’est entre-temps retournée tel un gant, qui répèterait une nouvelle partition. Les fêtes d’anniversaires le weekend ont été chassées, tout comme les concerts et les récitals improvisés. La réincarnation d’Édith Piaf n’a plus le droit de sortir sans son attestation dérogatoire et même là qu’avec ce masque lui couvrant la moitié du visage alors elle préfère rester chez elle. Le trompettiste non plus, alors qu’il passait quotidiennement au plaisir généralisé lorsque les fenêtres se voyaient refermer simultanément (la parfaite acoustique), ça ne lui chante plus de jouer alors qu’il aimait tant souffler par dessus les instrumentales qu’il avait enregistrées sur son magnéto, qu’avec un tas d’objets ramassés il avait entassé dans sa poussette savourant sa tournée de place en place. A disparu aussi le Picasso du quartier se déplaçant comme sur des ressorts avec sa galerie mobile et ses dessins dont il recouvrait la moitié de la place au visage aujourd’hui botoxé. Comme sur tant d’autres, De Chirico vient de poser son chevalet sur cette petite place et, comme si c’était des pansements usés, arracha les scènes d’hier. Se servant des bancs comme des buts, les gamins ne jouent plus au foot, remplacés par des chiens sortant des humains dans leur promenade de santé, parfois passent fugacement des coureurs en sueur à force de poursuivre ce marathon contre l’inéluctable, ici et là s’enlacent des couples gantés et masqués, et lorsque les gens s’arrêtent brièvement, ils se tiennent à cette distance nouvelle jusqu’où parvient la voix jonglant avec des mots, mais le numéro ne dure pas car le temps du déplacement libre circonscrit à mille pas est fixé à une heure. Mais la place continue à résonner : à vingt heures zéro zéro d’applaudissements de remerciements et d’encouragements à tout ceux qui s’offrent pour le salut des autres. Et lorsque nous applaudissons jour après jour c’est tout comme si en plus nous nous énumérions (alors qu’hier elle était à la fenêtre) tout en signalant : On est là, pour l’instant.
























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