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Genres et femmes : des auteures croates à la rencontre du public français















Afin de situer quelques auteures croates contemporaines dans un contexte français, il est inutile d’entrer dans les polémiques qui ont durablement secoué les médias à la fin du siècle dernier autour des « sorcières de Rio »1. A la différence des années 1980, L’écriture-femme (Didier, 1981) n’est pas non plus d’actualité au début du XXIe siècle, suspectée de creuser davantage la dichotomie entre les sexes, d’essentialiser celles qui écrivent, voire de les "renfermer [...] dans une sorte de ghetto" (Calle-Gruber, 2013 : 149). Depuis que se diffusent en particulier les approches queer de la littérature, il devient clair qu’« un texte peut avoir plusieurs sexes : simultanément, successivement, les voix féminine et masculine peuvent se tresser dans la même phrase » (Derrida, 2006 : 28). Mais il est tout aussi clair que les conventions sociales continuent d’inscrire dans le langage des divisions et hiérarchies sexuées : ce dont la littérature peut néanmoins se saisir pour les déconstruire et les refondre en pratiques lyriques, narratives ou dramatiques. Derrida va jusqu’à suggérer que les genres littéraires eux-mêmes, loin de n’être élaborés que formellement le sont aussi sexuellement2, et qu’à ce titre leur pouvoir critique, tant discursif que symbolique, développe les perspectives d’un savoir situé dans cet entre-deux indéterminé qui échappe aux catégories, oppositions et logiques dualistes (Derrida, 1986 : 277).

Chez les écrivaines cependant, la conscience des normes socioculturelles dominantes demeure particulièrement éveillée : avant qu’elles n’aient pu devenir auteures, durant les siècles où les femmes ne furent qu’objet de représentation, la mémoire des peuples, des cultures et des sociétés s’est construite adossée à leur silence. Il faut bien en déduire que « l’histoire des femmes est, d’une certaine manière, celle de leur prise de parole. [...] Parler, lire, écrire, publier ; c’est toute la question des rapports des sexes à la création et à la culture qui sous-tend celle des sources elles-mêmes » (Duby & Perrot, 1991 : [4,5]). Réciproquement, parce que le rapport des femmes à l’écriture possède une histoire, leurs textes ouvrent aussi une voie à travers l’histoire : ils permettent de saisir comment « se déclare dans le langage un autre rapport au monde » (Mathieu-Castellani, 1998 : 111), celui d'une minorité historique. « Historiquement, le sujet minoritaire n’est pas autocentré comme l’est le sujet logocentrique »; ainsi se disperse-t-il « en bien des centres, il est par force décentré, a-centré », et, comme « tout écrivain minoritaire (qui a conscience de l’être) entre [-t-il] dans la littérature à l’oblique si je puis dire. » (Wittig, 2007 : 91). L’« étrange guerre des sexes » (Foretić, 1991) que la dramaturge Asja Srnec Todorović met en scène dans Bienvenue aux Délices du Gel, pièce traduite et lue au Festival d'Avignon en 2005 puis montée plusieurs fois en France, soumet les relations de genre à une rigidification, entre violences institutionnelles et conjugales, patriarcales et post-traumatiques : il s'agit de trouver une issue à la violence, en guérir, à la manière dont un personnage transexuel tente d'échapper à son assignation biologique, pour vivre hors des stéréotypes identitaires et retrouver le sens d'une intériorité initiale perdue.

De même, la poétesse Sibila Petlevski cherche à sortir de la conception binaire du genre ; elle en détourne alors l'origine mythique. Le poème choisi pour représenter la Croatie aux nations européennes en 2014 à Paris accorde au « Mont de Vénus », expression médicale convenue pour désigner le pubis féminin, une perspective anatomique différente, la paume masculine des mains posée sur ses yeux de femme, d'où procède une descendance à la fois non genrée et re-naturalisée : « L'illusion provoquée/ inverserait subtilement le sexe et la couleur des cheveux,/ lâcherait des couples de fausses espèces d'animaux, merveilleux/ comme les flamants aux pattes à moitié soudées/ avec les extrémités de branches de saule et ces petits/ hommes artificiels » (Petlevski, « Le mont de Vénus », Poeti d'Europa, 2014 : 18, 19). Passant outre les limites du concept biologique d'espèces, Sibila Petlevski se dégage des limites sexuelles et identitaires pour entrevoir visuellement, et concevoir par un décentrement de l'être vivant, une hybridation interespèce entre règnes humain, animal et végétal. De la fabrique poétique des espèces parle également Vanda Mikšić, qui "obtient par intervention", en tendant devant soi la main, un « écosystème » dont elle "palpe la faune et la flore" ; mais plus que toutes ces "sortes de petits animaux" qui en proviennent, elle interroge « devant la glace » sa propre nature et provenance ; alors elle « enfonce un doigt sous la langue.trouve une clef./ pas une clef, un fermoir, un curseur de fermeture éclair./je le prends entre mon index et mon pouce. Je tire doucement./chaque dent retrouve son créneau dans l’engrenage/et forme un tout. je ferme alors ma bouche de l’intérieur,/j’y enferme ma main. » (Mikšić, « Devant la glace », Sels, 2015 : 18). Affronter les limites de la parole poétique, c'est toucher du doigt la difficulté atavique d'une expression de soi, réflexe instinctif ou retour du refoulé qui empêche d'aller au-devant d'une conscience s'éveillant au monde. Le rapport historique à l'écriture des femmes remonte ainsi en surface, symptome qui s'exacerbe même jusqu'à renverser le stigmate et faire de l'autocensure une posture et du silence une injure : "je serai insolente et me tairai de façon insolente./ je ne desserrerai pas les dents, ne mettrai rien dans le mot./je n'en aurai même pas l'idée, même pas envie d'en avoir l'idée." (Mikšić, "La question", Sels : 2015, 25). Par le passé, des muses cachées derrière le poète lui tendaient un miroir dans lequel il pouvait s'admirer, et cette image grossissante s'est imposée pour représenter le génie littéraire masculin (Virginia Woolf, 1928). Durant le XXe siècle ce modèle s'est érodé, et nombreuses sont les poètesses croates contemporaines présentées au public français, grâce aux Editions L'Ollave notamment où l'éditeur et poète Jean de Breyne s'est entouré de traductrices : Martine Kramer, Vanda Mikšić i Brankica Radić. Les muses sont devenues créatrices tout en gardant leur mémoire ; se mettre "devant le miroir", ne permet pas tant de se voir que de faire face au mutisme multiséculaire qui invisibilise. Dans l'histoire littéraire des femmes, loin de tout contact avec un public, les genres intimistes comme le journal et la correspondance ont prévalu (Didier, 1981 : 9, 15). De même en est-il de l'anamnèse, dont témoigne la poésie et l'autobiographie, mais qui de subjective, autoréflexive ou lyrique, se développe aujourd'hui en contrepoint d'un ordre socioculturel et de ses dichotomies non questionnées entre le dit et le tu, le pouvoir et l'impuissance, la pudeur et l'audace, le visible et l'oblitéré, etc... Aussi, avec pour mémoire la récente guerre d'indépendance nationale (Domovinski rat), le point de vue des romancières croates semble d'autant plus pertinent pour les éditeurs français. Le roman multiprimé d'Ivana Bodrožić, Hôtel Z, traduit en français en 2012, décrit l'état de guerre sous l'angle psycholinguistique d'une petite fille de neuf ans qui ne peut pas encore faire la différence entre les expressions littérales et figurées. Il y a d'une part la tragédie : "Vukovar était tombée et ça me tracassait parce que je n'étais pas sûre de savoir ce que ça voulait dire exactement", et d'autre part la dérision de saisir avec deux ans de retard, par une étrange sensation corporelle, pourquoi "les Anglais avaient débarqués" (Bodrožić, 2012 : 18, 37). Du nettoyage ethnique la petite fille n'a aucune idée, si ce n'est l'intuition peut-être que le sang coule sans raison. Avec la même méconnaissance des termes et des actes, le viol de la voisine est évoqué entre massacres et tortures, sans aucune émotion dans son récit, ramené à une plate objectivité : "Et en fait, ils n'ont égorgé que pépé. Après, elle est restée à la cave avec sa voisine Marica. Elle, les Serbes l'ont violée, ils lui ont tiré dans un œil, mais mémé, il ne lui est rien arrivé" (20). Ce rapport décalé à l'horreur ne peut précisément pas soustraire l'histoire au factuel, il rend explicite le regard "oblique" porté sur le monde par un sujet minoritaire, voire minoré, c'est-à-dire sans aucune légitimité ; dans le même temps, ce regard doit aussi être situé dans la perspective d'une lignée de dramaturges anglaises, comme Sarah Kane qui avait immédiatement réagi aux viols massifs perpétrés par les Serbes pendant la guerre en ex-Yougoslavie dans Blasted (1995), ou Sam Holcroft qui, en 2008 dans Cockroach, fait du cancrelat un modèle d'évolution humaine, associant dès l'adolescence la guerre et la lutte pour la survie à la violence sexuelle. Sans doute Ivana Bodrožić inscrit-elle à son tour le cancrelat dans une continuité historique lorsqu'elle évoque les "fameuses blattes germaniques" dont l'existence inquiétante oscille entre "les restes fossiles antédiluviens" et la forme larvaire d'une présence bien vivante (207).

Entre passé et présent, la petite-fille de Vukovar a effectivement du mal à se situer, elle cherche sa place dans l'espace-temps : d'abord entre les personnes "déplacées" comme elle à Zagreb et les "réfugiés" provenant de Bosnie, puis, marquant un degré d'invisibilité supplémentaire, entre "ceux qui étaient restés là- bas" et "ceux qui font semblant de ne pas me voir" ici (16). Elle se sent déplacée jusque dans l'usage de la langue croate, parce que "notre intonation restait vaguement traînante, ce qui fait qu'à la boulangerie, on nous gratifiait presque toujours d'un léger sourire de dédain" (87). Tel un Monopoly international, le jeu de la "Frontière" qu'elle pratique avec son frère "si grand et si intelligent", dévalue certes la Yougoslavie du dinar au regard du mark allemand, mais plus encore ses rêves de "château en Allemagne" et l'"andouille" qu'elle se croit être (28, 29). Plus que personnel, le manque de repères de la petite fille s'avère social, à l'image des familles de combattants "marginalisé(e)s, rejeté(e)s, oublié(e)s" (96), à la recherche d'un toit, d'une école, d'ami.e, parmi les adultes et les générations, en attente d'acquérir petit à petit "la place de ceux qui ne sont plus là" (163). On pourrait prendre exemple sur la poésie de Marija Čudina (1937-1986) pour étendre la notion de « fillette », à la manière dont le critique français Marc Wetzel la caractérise : L’« irréalité de la fillette [...] n’est qu’une image intense, évanescente et incommunicable de la vie », dont « l’étrange nécessité du possible, lui est pourtant à charge [...] ne pouvant plus se contenter d’être née, mais ne pouvant pas encore faire naître » (Wetzel, 2017). De la nécessité du possible est née aussi la vocation littéraire des écrivaines européennes au XXe siècle, comme Virginia Woolf et Simone de Beauvoir, qui ont sciemment cherché à faire croître le pouvoir potentiel de la petite "sœur de Shakespeare" ou de la "jeune-fille rangée". Leur intérêt pour l'autobiographie devient là encore une affaire collective, dès lors que l'expérience personnelle ne se donne pas pour exceptionnelle, mais exemplaire d'une condition générale, confondue dans l'anonymat de la vie des autres femmes et de toute une époque. Il n'est pas question de dépersonnalisation, mais du maillage de l'identité du "moi" avec le "nous" et le "elles", à travers lequel une conscience collective ignorée devient perceptible. A la différence de la théorie platonicienne des idées, et de la rationalité qu'elle a introduite pour dominer le monde sensible et le rendre intelligible, cette conscience collective est indissociable d'une expérience vécue, elle s'incarne à travers l'existence matérielle et en prend toute la mesure spatio-temporelle. En ce sens, la Standpoint Theory conteste depuis les années 1980 l'"idéal de neutralité" du savoir et du sujet connaissant, partout favorisé par les institutions sociales (Harding, 2008 : 114-115). A la place du point de vue universel, réductible à "la masculinité abstraite"(Hartsock, 2003 : 44), l'épistémologie féministe lui oppose un savoir déterminé historiquement, dont les "ressources cognitives invisibilisées et dépréciées" sont conditionnées et élaborées par des modes d'existence quotidienne (Dorlin, 2008 : 19). Dans le cas de la littérature croate, dès la fin XIXe siècle, en pleine répression hongroise, quelques "petites institutrices zagréboises" élaborent une symbiose entre points de vue minoritaires – femmes, enfants et peuple – un phénomène collectif émergeant, indissociablement littéraire et sociopolitique que l'on pourrait qualifier de "pédagogique", à moins de s'en tenir aux '"ouvrières du développement culturel national", pour reprendre l'expression de Dunja Detoni Dujmić dans la revue Le Pont/Most consacrée à la littérature féminine croate (Le Pont, 1998 : 186-189). Au début du XXe siècle, des écrivaines comme Zagorka et Ivana Brlić-Mažuranić se démarquent singulièrement de tout idéal en puisant dans l'esprit populaire la source de leur conscience collective : les ressources dépréciées de la "culture de masse" pour l'une (Pavlić, 2016)3, ou de la "poésie populaire slave" pour l'autre (Le Pont, Brlić-Mažunarić, 1998 : 17), finissent pourtant par déplacer les limites académiques dévolues à des genres comme le roman historique et la littérature pour la jeunesse.

Alors que les "grands récits" de légitimation ne sont plus crédibles aujourd'hui, la postmodernité n'a pas su proposer de stratégies critiques similaires au fémininisme (Hutcheon, 1994 : 191)4. En revanche, la capacité d'agir sur les représentations culturelles, savantes et officielles autant que populaires et marginales, accorde à la dimension "visuelle" des textes une nouvelle légitimité, d'autant que leur cours discursif logocentrique a éclaté, s'est interrompu, souvent parodié ou détourné en images. Les textes sont structurés par des images-souvenirs et la photographie y joue un rôle narratif, notamment lorsque la guerre a brisé le cours du temps et qu'il s'agit d'en retrouver le fil. L'incipit du roman Hotel Z marque le moment où la perte des souvenirs va pouvoir être prise en charge par une écriture soucieuse de recoller des bribes d'images : "Je ne me souviens pas comment ça a commencé. Je me rappelle juste quelques images, quelques scènes, comme des éclairs" (Bodrožić, 2012 : 9). Dans leur discontinuité même, ces éclairs mettent non seulement au jour l'histoire heureuse et transgénérationnelle de l'enfance (147), mais aussi le malheur et la représentation de la mort du père, restée pour toujours sans image, dans l'imaginaire horrifique : " Mais j'ai bien conscience que je suis en train de me jouer un film américain, que tout ça, c'est une fable, une mauvaise série télé, et que jamais, jamais, j'aurai beau faire tous les efforts du monde, jamais je ne pourrai me représenter ce qui a été. Et j'en ferai, des efforts. Toute ma vie. Amen" (180).

Dès 1996, Dubravka Ugrešić avait introduit cette problématique visuelle de la guerre dans Le Musée des redditions sans condition, faisant la distinction entre les réfugiés qui avaient pu fuir en emportant leurs photos de famille, et les autres. Les circonstances politiques sont simultanément intimes et existentielles, au point que la possession d'images du passé conditionne la possibilité d'être présent et d'avoir un avenir. Par peur à son tour de substituer "l'amnésie" à "l'anamnèse", l'auteure s'interroge sur ses limites de perception temporelle, fixant l'instant qu'elle vit par écrit avec son "appareil photographique intérieur" (Ugrešić, 2004 : 19-20).

Parallèlement, pour l'écrivaine française Annie Ernaux, la mémoire est visuelle et les souvenirs qui se manifestent par des images s'exposent à l'oubli. Comme l'annonce l'incipit de son roman Les Années : "Toutes les images disparaîtront" (Ernaux, 2008 : 11), si ce n'est que l'écriture, pour tenter de retenir la mémoire, rappellera dans le texte les traces visuelles de l'histoire collective (filmiques, publicitaires, ...), décomposant la course du temps en fragments semblables aux moments of being woolfiens. Puisque écrire c'est empêcher quelques instants d'existence de s'effacer, alors le roman dans son entier construit l'échafaudage qui empêche l'image de toute une époque de s'effondrer, et ainsi lui fait une place dans ses archives dématérialisées. Lorsque la mémoire est lacunaire, les images ne donnent pas seulement accès à une vérité aussi singulière que factuelle, mais ouvrent aussi la porte de l'imaginaire, aux marges mêmes d'une fiction où s'écrit l'histoire aujourd'hui, sans rien contredire de l'histoire événementielle. La relation entre la littérature et les sciences humaines, surtout sociales et historiques, se manifeste dans un nouveau genre appelé "roman documentaire", auquel Sonnenschein de Daša Drndić donne son nom (2007). Avec deux arbres généalogiques, plusieurs photographies d'époque, d'innombrables noms listés et des cartes géographiques, l'hybridation visuelle de la fiction avec les documents de la Deuxième Guerre mondiale est redoublée par l'hybridation linguistique et auditive, où le croate se mêle à l'anglais, l'italien et l'allemand, ainsi qu'aux partitions musicales et aux chansons, tandis que de savantes notes de bas de pages rivalisent de rigueur avec les transcriptions de procès-verbaux et près de neuf milles noms de victimes, témoignages de l'Holocauste, dont la matière mémorielle est tissée de voix défuntes. Dans cette polyphonie, on entend même le silence de celles qui n'ont jamais rien dit ni contredit : les "bystanders", à savoir "nous" (Drndić, 2013 : 118), une majorité silencieuse de femmes qui a refoulé dans l'apathie sa culpabilité et son "collaborationnisme (in)conscient aux forces sinistres du passé" (Jambrešić Kirin, 2013 : 251). D'où aujourd'hui l'appel à témoins. "Nous sommes témoins", disent non seulement Daša Drndić et Ivana Bodrožić, mais aussi Sibila Petlevski: "Nous sommes témoins de gestes de nausée", "Nous sommes témoins de mouvements rapides et de refus signalés", "Nous sommes témoins de tout ce que nous ne sommes plus » (Petlevski, "Témoins", 2006, in Les mots de passe de l'oubli, 2013 : 19). Ce témoignage collectif, lyrique ou romanesque, demeure présentiel plus que discursif, il n'est pas argumenté mais corporellement attesté, pas matérialisé non plus dans des preuves, mais circonscrit par des émotions et des gestes, au point qu'en les réactivant, "le sentiment que ce qui est perdu peut revenir", et plus encore, que "la tendresse", similaire à une toile d'araignée, "dans un tissage transparent [...] unit tout avec tout" (Petlevski, "L'ensemble est le sentiment" et "Tendresse", 2013 : 34, 44). Les émotions donnent un éclairage sur la mesure et la profondeur de l'histoire : il ne s'agit pas du retour nostalgique à l'inaccessible passé, ni d'amplifier une mélancolie morbide, mais une fois encore de sauver le sentiment vivant de l'espace-temps, sa mémoire. Et tandis que les historiens se tournent vers la littérature pour dégager cette perception intime d'un passé vécu (Corbin, Courtine, Vigarello, 2016 et 2017), la poésie de Gordana Benić part en quête des "ombres des murs" et autre "trace de rouille" de l'antique ville de Split, se glissant "dans la peau des rues, des maisons et des places", à travers "les fentes des murs", partout où « les traces brouillées se séparent de tout ce qui est connu », et où attirante, "l'odeur de l'eau croupie a laissé une empreinte sous les mâts des bateaux pourris" (Benić, 2014 : "Fata Morgana" 42, "Une porte dans le mur" 33, "Un rêve qui dure trop longtemps"53, "La descente" 34). Seules les sensations peuvent traduire au présent le langage multiséculaire de la ville – c'est-à-dire les réactiver corporellement.

Dans la revue littéraire Le Fantôme de la liberté, qui en 2016 a présenté au public français une anthologie de la littérature croate contemporaine, il est souvent question de culture visuelle, tant plastique que cinématographique ; notamment pour l'artiste performeuse Vlasta Delimar, qui cherche à concrétiser l'empreinte de sa vie et les masques de son autobiographie à travers une série de photographies, qui sont "la TRACE laissée pour l'éternité (quand mon corps n'existera plus)" ; l'adresse visuelle post-mortem étend l'identité biographique à une temporalité élargie et en donne une forme littéraire qui rejoint le rêve barthésien du corps-écrivant : "par la photographie, l’Expression (du visage) figée, je ressuscite souvent, parce qu’il s’agit peut-être de l’histoire notée – la TRACE qui devient alors un biographème photographique » (Delimar, 2016 : 36).

Parmi les artistes, Sanja Iveković, féministe croate de la première heure, a toujours été préoccupée par la représentation visuelle des femmes, transmise d'abord par les massmédias, puis par les traces mémorielles. Aussi, à la Documenta de Kassel, elle conçoit en 2002 une installation intitulée "Je cherche le numéro de ma mère", qui se rapporte au fait que sa mère soit revenue d'Auschwitz avec un numéro tatoué sur le bras, dont les registres du camp d'extermination n'ont pourtant pas gardé la trace ; ce numéro, l'artiste va le rechercher "comme une donnée", voire "un symbole d’identification" (Iveković, 2002), – et, peut-on rajouter –, d'une identification certes familiale et personnelle, mais surtout de l'histoire collective anonyme dont sa mère est l'incarnation. En donnant accès à une conscience testimoniale indissociablement subjective et sociopolitique, le corps émotionnel demeure central pour l'autofiction également, genre où l'identité biographique de l'auteure ne se distingue plus de la fiction multifocale qui la transforme. Plusieurs fois représentée en France, l'œuvre dramaturgique d'Ivana Sajko est à ce titre éclairante (Sajko, 2014), car son théâtre ne relève pas seulement de l'hybridation du one-woman show avec la rhétorique des plaidoyers, mais aussi de la conférence philosophique avec la poésie et de la performance multimédia avec l'exécution "autoréférentielle" de la lecture (Sajko, 2006). En puisant son ressenti de la guerre récente dans les mythes féminins les plus archaïques, comme Médée, elle rejoint à la manière d'un cercle vicieux la dimension universelle de la violence ; car cette violence est originellement impulsée entre les sexes, par "la façon typiquement féminine, typiquement selon ses critères à lui, ce qui veut dire de façon exagérée, hystérique et auto-destructrice" (Sajko, 2016 : 228). Le travail polymorphe d'Ivana Sajko peut être rapproché des autofictions de Sophie Calle. Lorsque l'artiste multimédia française présente à la Biennale de Venise en 2007 son installation "Prenez soin de vous", elle s'interroge sur la réponse adéquate à donner à la violence amoureuse qu'elle vient de subir. Afin de guérir du choc que lui a causé le e-mail de rupture de son amant, aussi inattendu qu'incompréhensible, elle en donne 107 interprétations féminines différentes, choisies selon des métiers qui sont autant de manières d'agir, – à savoir une agency propre à la cartomancienne, à l'avocate, à la chanteuse, etc… – mises en texte et en scène faisant finalement entendre une voix collective, qui à l'instar du chœur antique opère la purgation de la passion blessée de Sophie Calle, sa catharsis. On peut aller jusqu'à dire que cette question du "soin" apporté à la souffrance, présente ou passée, attire particulièrement l'attention des auteures croates, dont la création s'oriente vers une éthique-esthétique du "care", où l'expression de la vulnérabilité engage l'empathie et la solidarité du public. De facto, les médias français saluent unanimement le Musée des Cœurs Brisés inauguré en 2010 à Zagreb5. Celui-ci collecte depuis 2006 des traces de ruptures amoureuses, matérielles puis numériques, qui transforment l'échec d'une relation en sentiment digne de souvenir, dont la provenance anonyme demeure universellement reconnaissable, au point que « [ce musée] s’inscrit dans une sauvegarde du patrimoine émotionnel de l’humanité » (Séry, 2011 : 13). Dans la même veine, en 2014, le film Happily ever after de Tatjana Božić est favorablement accueilli en France ; entre le road-movie et l'autofiction, la réalisatrice part à la recherche de ses partenaires amoureux perdus entre Moscou, Londres, Hambourg ou Zagreb, et au rythme de ce périple européen, son dépit amoureux oscille de la douleur à l'humour et à la réflexion philosophique, telle une passerelle lancée entre le passé et l'avenir. Toutes ces métamorphoses discursives – de points de vue et d'identités de genre, de savoirs et de l’histoire –, permettent de façonner à nouveau les genres littéraires du roman, du poème ou du drame. Ils prennent la forme que les femmes cherchent à imprimer dans leurs relations au monde, aux personnes et à l'époque, en vue de leur donner des contours plus viables. Sans doute, les propositions esthétiques des auteures croates ouvrent-elles aussi une voie alternative au réel, suscitant, face à la violence et aux traumas, une "réponse éthique et politique socialement pertinente et émotionnellement intense" (Jambrešić Kirin, 2013 : 252).



Essai initialement publié dans le revues

Republika 1-2 et Most/The bridge 3-4, Zagreb, 2018.

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1 Pour une compréhension de la polémique, voir les articles en ligne :

http://www.women-war-memory.org/index.php/hr/povijest/vjestice-iz-ria

http://www.h-alter.org/vijesti/vjestice-inkvizitori-i-dobrotvori


2 «La question du genre littéraire n’est pas une question formelle : elle traverse de part en part le motif de la loi en général, de la génération, au sens naturel et symbolique, de la naissance, au sens naturel et symbolique de la différence de la génération, de la différence sexuelle entre le genre masculin et le genre féminin [...]».


3 According to M. Vujnović (Forging the Bubikopf Nation. New York. Peter Lang Publishing, 2009), “Zagorka had tried to understand the power of the growing mass culture during the times when Croatia was undergoing transitions from feudal to capitalistic society and during the transition from one multinational and imperial state (Austria-Hungary) to another multinational and heavily centralized state, the Kingdom of Yugoslavia.”


4 «Postmodernism has not theorized agency; it has no strategies of real resistance that would correspond to feminist ones. It cannot. This is the price to pay for that incredulity toward metanarrative».


5 Voir entre autres les articles en ligne :

https://www.beauxarts.com/grand-format/etape-2-le-musee-des-coeurs-brises/

https://www.marieclaire.fr/decouvrez-le-musee-des-coeurs-brises-pour-se-remettre-d-une-rupture- amoureuse,1254182.asp

https://www.ouest-france.fr/leditiondusoir/data/19516/reader/reader.html#!preferred/1/package/1951/pub/28073/page/9

https://www.nouvelobs.com/monde/20120213.FAP0606/un-musee-des-coeurs-brises-a-zagreb.html

https://www.lemonde.fr/culture/article/2016/06/08/ouverture-d-un-musee-des-c-urs-brises-a-los-angeles_4942377_3246.html


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SAJKO Ivana, Rose is a rose is a rose is..., pièce traduite et montée au CDN de Besançon-Franche-Comté en 2014 et présentée par Philippe Lanton sur le site : https:// www.theatre-contemporain.net/video/Rose-is-a-rose-is-a-rose-is-presentation-par- Philippe-Lanton-et-extraits

SAJKO Ivana, Extrait de Roman d'amour, traduit du croate par Martina Kramer, in LE FANTÔME DE LA LIBERTE, revue littéraire, Zagreb, 2016, p.228-231. SERY Macha, « Le Musée des cœurs brisés à Zagreb. Fragments d’un dépit amoureux », in Le Monde, Paris, 20-21 février 2011, p.13.

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