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  • Photo du rédacteurÐorđe Matić

Les six visages du silence



Au cas où on se serait aventuré à faire le bilan de l’effrayante et déroutante année 2015 en s’attardant sur quelque chose d’aussi « dérisoire » que la musique, le son noble donc, il se pourrait que paradoxalement le seul vrai « son » serait — son contraire. L’accalmie, littéralement et symboliquement, de deux histoires et personnalités, différentes et pourtant liées. Plus tôt dans l’année s’est d’abord tu à jamais notre plus grand auteur-compositeur-interprète : Arsen Dedić est mort à Zagreb vers la fin de l’été — comment aurait-il pu en être autrement pour un Méditerranéen — et son départ a comme jamais auparavant laissé une place vacante, telle une bande studio effacée qui attendait sans que jamais on ne puisse enregistrer dessus, tel un manuscrit inachevé. Je me suis récemment rappelé de ce silence lorsqu’avait été d’une manière différente mis en sourdine son lointain confrère.

Charles Aznavour, incontestablement le plus grand auteur-compositeur-interprète vivant avait annulé son concert du 22 novembre 2015 à Amsterdam : et pas, comme cela pourrait être supposé, dû au fait que le chanteur ait quatre-vingt-onze ans. Le concert avait au dernier moment été annulé suite à l’incompréhensible et l’insensé, l’impardonnable attaque à Paris le 13 novembre — quelqu’un avait, contrecarrant la volonté du chanteur, estimé que le concert aurait été d’un « risque trop élevé ». Ce silence imposé de l’homme dont les origines contiennent quasiment toute la trop longue histoire de mots interdits de ce continent est la mesure la plus juste démontrant à quel point les ennemis de l’esprit libre et de toute liberté réussirent dans leur intention. La peur s’est installée, ce qui, d’une façon circulaire, est le motif dans lequel Arsen Dedić excellait, la thématisant dans son œuvre en profondeur et même d’une manière conceptuelle. Charles Aznavour, de même que nombreux furent ceux qu’il influença, avait aussi influencé Arsen. D’ailleurs, sur l'album probablement le meilleur de son travail tardif, notre auteur-compositeur-interprète l’apostrophe directement : …À minuit pluvieux À cette heure sans contour Je retourne dans les années douces Je retourne à Aznavour Dans la même chanson il invite aussi la plupart des héros de cette histoire : parmi tous, il n’y a plus que le personnage qui a donné son titre à la chanson d’Arsen qui soit en vie. Aznavour, Parisien et Arménien, né Shahnourh Varinag Aznavourian, émigrant bien entendu, polyglotte et l’auteur-compositeur-interprète français au plus grand succès international, a changé le visage de la chanson française en popularisant à un niveau international tout un genre artistique. C’est justement ce que de nombreux artistes lui reprochèrent, mais dans ce processus il changeait aussi toute autre culture que sa musique touchait — à l’est, mais aussi à l’ouest, même jusqu’à l’Amérique où les auteurs français avaient du mal à mettre les pieds, et si cela arrivait tout de même c’était d’une façon détournée — tandis que le auteurs anglo-saxons sous leur influence en passant par des traductions proposaient leurs travaux. Vu qu’on en est aux Anglo-saxons et leur actuel modèle culturel dominant, il nous faut avant tout souligner le contexte : à l’ère de la perfection physique narcissique, de la beauté extérieure superficielle et du culte obsessif de la jeunesse, il paraît incroyable qu’Aznavour ait jamais pu devenir une telle vedette (de ce point de vue, certains plus certains moins, cela pourrait concerner tous nos héros). Avec ses sourcils éternellement tristes, inclinés, et ses yeux d’un noir charbon à la profondeur orientale, au front depuis sa jeunesse dégarni (pire, en rejetant ses cheveux par-dessus le sommet du crâne pour pouvoir le recouvrir) et d’une petite taille, Aznavour pouvait jouer — il a d’ailleurs débuté en tant que comédien — des commerçants de Thessalonique ou d’Izmir surgis de la littérature, un Juif polonais ou un Arménien d’Odessa. Aujourd’hui il aurait vraisemblablement instantanément été, comme il le disent par ce terme rebutant à Hollywood, « type-casted ». Et même tel à l’époque, haut de ses 160 centimètres, il était cette vedette internationale, et même un « sex-symbol ». LE TEMPS DE LA MISÈRE ET DES ROSES On pourrait s’adonner à la réduction et dire : la chanson française pourrait peut-être être contenue dans une seule et unique chanson exemplaire. Dans l’éternelle Les Feuilles Mortes, aujourd’hui bien plus connue encore (hélas ?) par sa traduction anglaise en tant que Autumn Leaves. Sur le texte de Jacques Prévert (Ah, ce nom tel un cri de ralliement de tant de jeunesses yougoslaves, des générations durant, je me demande si quelqu’un le lit encore, peut-être juste quelques légendaires bibliothécaires en province ?), c’est une douce et rêveuse (post)impression d’un ancien amour d’été de deux jeunes gens, tout à fait idéalisé, d’un amour dont le sujet s’en souvient en automne bien entendu, lorsque tombent les feuilles, dans le symbole de la fugacité et de la singularité des expériences sensuelles. Les vers de Prévert auraient sûrement perduré, surgis ainsi sous la main du plus tendre des poètes français, mais la vie éternelle et la perfection, ils les doivent tout particulièrement à la musique qui les berce à jamais. Et c’est grâce à elle que cette sublime petite œuvre, toute aussi reconnaissable qu’apaisante et à jamais fugitive, d’une identité insaisissable, pouvait se lancer dans une nouvelle vie, se présentant à chaque reprise dans sa nouvelle incarnation. Rares sont les poèmes qui ont tant de visages — telle la tache de Rorschach où les uns voient les ailes déployées d’un papillon et d’autres des formes inexistantes dans la nature, des contours archétypes. Au premier abord, il semble qu’il en est tout le contraire. Tout un chacun entendra en elle et ressentira même quasiment l’essence de ce particulier et unique ressenti français, la vision des choses et dans la même lancée l’écriture qui émane de cette école, depuis longtemps imprimés dans les mémoires culturelles collectives. La chanson avait été tout d’abord rendue immortelle par un autre émigrant — ce qui est étonnant vu à quel point nous l’attachons fortement à cette même culture française, à ce qu’on nomme la francité. Le légendaire Yves Montand, Italien de par son origine, la chantait en 1946 dans le film Les Portes de la nuit, avec délicatesse et transport, avec ses fameuses transitions de l’opulent et limpide baryton vers le fausset aigu — ce qui est une métaphore magique de la virilité française et européenne d’après-guerre : l’homme continue d’être bien viril (la profondeur du baryton), mais il se dévoile, d’une manière sensible et vulnérable (en hauteur et avec finesse, dans la « voix féminine »). C’est la première fois, tout comme bien des années plus tard dans la chanson d’Arsen Tvoje tijelo, moja duša (Ton corps, ma demeure), qu’il a besoin de l’aide, de la protection. Trois ans plus tard, en 1949 le jeune Miles Davis arrive pour la première fois à Paris et s’est aussi pour la première fois de sa vie, comme il a dit d’une manière frappante, qu’il se « sentait en être humain ». Il y rencontre Juliette Greco, la muse de Sartre et de tous les existentialistes de la Rive gauche et tombe instantanément amoureux d’elle, de la jeune femme — la seule qu’il avait, comme il a plus tard répété d’une manière encore plus frappante, « traitée en être humain ». Aucun d’eux ne parlait la langue de l’autre et Greco lui chantait beaucoup, entre autres Les feuilles mortes. Miles emportera la chanson en Amérique et l’enregistrera dans une version instrumentale de Automn leaves en l’inaugurant comme un subtil standard de jazz. Comment la chanson, cette forme assez « bossue », souvent presque parlante, d’une métrique et d’une rime irrégulière, se retrouve t-elle dans le jazz, cette forme où l’existence de la pulsation, du « swing » est la composante de base ? Voici déjà le deuxième visage de la chanson. Sa progression harmonique, dans ce qu’on appelle la séquence « II-V—I » dotée d’une formidable fluidité dans la succession des accords, étant en même temps une des plus typiques jazz-progressions — il ne faut pas trop d’imagination pour que suite à l’introduction rubato, la deuxième partie de la composition se transforme en un doux swing changeant l’aspect de la chanson, peu importe son aspect initial. Pour la fin il nous reste encore un visage, à la différence des deux premiers, qui n’a pas été chanté. Chez nous nombreux sont ceux qui ressentaient Les feuilles mortes comme un écho reconnaissable, comme issu d’ici, apprivoisant pratiquement la chanson. Ce qui rend l’illusion n’est pas uniquement cette étrange familiarité du son, ou juste le signe d’une longue sublimation, aussi bien culturelle que celle du ton, jusqu’au point où l’héritage culturel se déclenche inconsciemment faisant que les motifs provenant d’ailleurs nous les ressentions comme les nôtres. La musique a été écrite par Joseph Kozma, ou comme il signait à ses débuts Jósef Kozma, Juif hongrois, aussi émigrant à Paris, et en elle s’est véritablement mystérieusement déversé quelque chose de l’écriture mélancolique, une empreinte est-européenne. Ainsi, dans la continuité, deux des plus importantes figures de la chanson et de la culture française sont des Européens de l’Est, Kozma et Aznavour(ian) ; l’un du centre-même, l’autre de la marge. Les affaires, surtout quand il s’agit des cultures, cela nous est démontré à nouveau, ne sont jamais telles qu’elles semblent être. Du coup difficile de croire que c’est un pur hasard que sur l’un des deux uniques enregistrements (fait maison) préservés sur lesquels Danilo Kiš chante, on retrouve justement Les Feuilles mortes que Kiš interprète dans l’original en s’accompagnant de la guitare. Européen de l’Est, homme de la plaine aux origines monténégrines, émigrant à Paris avait là, comme dans le cœur, saisi tant d’efforts culturels et héritages générationnels, ça se trouve même de toute la sensibilité yougoslave d’après-guerre, ou encore centre-européenne et est-européenne, toutes uniques dans leur hybridité. Inspiré par elle, Aznavour avait il y a exactement cinquante ans avec Jacques Plante créé la chanson — sa marque déposée — qui par la suite marquera quasi tous les auteurs qui l’auront entendu, les inspirant tantôt consciemment tantôt inconsciemment. La Bohème, avec le texte qui partage le même motif que celui de l’opéra de Puccini, où le vieux peintre se souvient de sa jeunesse — à nouveau comme chez Prévert — des temps de « la misère et des roses » à Montmartre, du bonheur même dans la pauvreté. Réalisée et chantée d’une manière dramatique, avec le piano qui guide la mélodie mélancolique, riche au-dessous des vers parlando, c’est en elle qu’on distingue au mieux le style du chant. Aznavour était longtemps connu comme « le Sinatra français ». Ce qui est un grand compliment. Sauf que lorsqu'on compare les styles, ils ne pouvaient pas être plus éloignés l’un de l’autre. Frank Sinatra, le chanteur emblématique dont on fête en 2015 le centenaire de naissance avait appris quelque chose d’essentiel des chanteurs noirs, et avait développé son style, le phrasé avec lequel le chanteur démarre toujours sa ligne mélodique après le début de la première mesure du tact, ce qui de suite donne à l’ensemble un feel enjoué, décontracté. Aznavour est aux antipodes : à l’exemple de nombreux chansonniers il phrase en démarrant la mélodie avant l’accord de l’instrumentaliste, il le devance et se rattrape (c’est pourquoi les pianistes qui accompagnent les chansonniers sont très appréciés), et un tel phrasé donne une impression immédiate d’hésitation et de l’agitation en y ajoutant un caractère dramatique — la trépidation émotive type, véritable ou joué, caractérise la chanson française. Aznavour, techniquement pas vraiment virtuose, chante à la lisière de l’amplitude tonale qu’il peut atteindre, souffrant quelque peu, ce qui renforce l’effet du texte qui avec la finale accelerando et l’accélération de l’instrumental clôt la chanson d’une façon théâtrale, idéale pour le podium, pour la scène pour ainsi dire. Quelques années plus tard, Aznavour, à cette époque très bien portant et au succès international, est venu en Yougoslavie, à Belgrade, et a donné le fameux concert à la Maison des syndicats. Je ne sais pas s’il avait chanté La Bohème, mais dans la décennie qui a suivi sont apparues d’innombrables chansons qui avaient la même fin, cette phrase descendante avec douze notes à la fin du refrain. Mais pas que cela. Des paroles qui parlent de la misère de l’artiste dans sa jeunesse, d’un jeune homme de la ville et de sa compagne qui vivent dans des chambres louées ne mangeant, comme il le chante, « qu’un jour sur deux », « sous nos fenêtres / et si humble garni // Qui nous servait de nid » — comment cela résonnait-il à nos misérables de l’époque, surtout au jeune bohème Dedić, qui de Šibenik était monté à Zagreb ? Voilà comment : « …car ta chambre est encore chaude, l’aménagement précieux, objets rares… ta patronne à l’hôpital » — un tout petit pas sépare La Bohème de Ne cède pas Ines (Ne daj se Ines). TU ÉTAIS MON AMI, CAMARADE Aznavour est le camarade d’Arsen, tout comme dans la chanson longuement cachée du même titre (les chansons importantes du passé, il a été démontré tant de fois, se dévoilent à nous d’une manière juste et uniquement lorsqu’il le faut), la composition qui m’est récemment parvenue sans que je m’y attende par une urgence inhabituelle et amère, juste pour l’époque que nous vivons, quand il semble que tout s’est déjà déroulé. Arsen l’avait, comment aurait-il pu en être autrement, réinterprétée et enregistrée en 1985, trente ans avant sa propre mort en la publiant à — Sarajevo. Et, chose curieuse, esquivant le vers probablement le plus important, aux accents prédestinés. Peut-être qu’il lui avait été, je me dis instruit par une expérience directe, impossible de trouver la rime justement pour ce vers-là ? Ou était-ce pour une autre raison… Il n’est pas difficile de deviner pourquoi Arsen a posé sa main sur elle. Dans l’original tellement émouvant, d’un arrangement absolument brillant, la chanson commence par des coups de la base aux intonations d’une marche, tambours militaires et l’accordéon diatonique aux airs « partisans », pour grandir, avec la chorale et l’orchestre, jusqu’à la culmination — Mon camarade est la chanson qui ne ressemble à aucune autre d’Aznavour. Lui, le personnage, s’adresse à son camarade, comme s’il lui écrivait une lettre (dans l’avant-dernier vers il « signe » aussi par « ton camarade »), terminant tous les vers par le même motif, et à chaque fois par un « mon camarade » à l’intonation différente. Le conteur a avec lui « fait les barricades », les embuscades obéissant aux ordres, mais après tout ne sont restés que « les mascarades », la déception qui couvre tout, et surtout lui, le « camarade » qui, par une progression qui fait perdre les illusions d’un combat honorable du passé, gravit les échelons pendant que le conteur, comme il le dit, rétrograde. Et puis, après la culmination où la chorale se met à chanter, avec quelque chose de russe dans l’orchestration en tant que métaphore tonale, débutent ce vers étrange, mystérieux : J’ai appris qu’ils t’ont donné une ambassade Quelque part à Caracas ou à Belgrade Plus tu montes, plus tu vois, je rétrograde Mon camarade Oui, la chanson aurait pu être post-soixante-huitarde à l’époque de « l’eurocommunisme » français ; elle pouvait aussi être le reflet, l’analepse de la chanson The Partisan de Cohen — avec son action se déroulant trente ans plus tard. Mais l’arrangement, cette orchestration associative, suggestive désignait l’autre bout du monde. Serait-il trop osé de dire que l’auteur au fin fond de lui-même, dans ses os, portait en héritage la peur d’un monde dont il ne pouvait se souvenir, pour lequel bien entendu il n’avait aucun mérite, naissant de parents émigrants à Saint-Germain-des-Près au lieu du minuscule Ahalcihe, la petite ville qui d’ailleurs n’est même pas en Arménie, mais par une éternelle ironie de l’histoire, en — Géorgie. Ainsi Aznavour partage son lieu d’origine avec Celui qui demeure le symbole durable d’un certain « péché originel », d’une peur atavique orientale qu’à la mention de n’importe lequel de ses surnoms même nous nous le ressentons, au jour d’aujourd’hui ? Я ПИШУ ИСТОРИЧЕСКИЍ РОМАН C’est justement de là, de la Géorgie, que dans la mystérieuse ressemblance des origines, à l’opposé du monstrueux compatriote — l’homme d’acier — le plus sensible, et sûrement le plus silencieux de tous les auteurs-interprètes tire les siennes. Boulat Chalvovitch Okoudjava est né la même année qu’Aznavour, à Moscou, d’un père Géorgien et d’une mère Arménienne. Il n’écrivait qu’en russe. Et il jouait bien sûr dans la manière russe (en d’autres termes d’une façon plutôt désaccordée), les chansons écrites dans ces mêmes trois ou quatre accords combien qu'il avouait connaître ; vers la fin de sa vie il disait en avoir appris quatre de plus. Même si, ironiquement, il se voyait plutôt en écrivain, romancier, avec ces quelques accords et au-dessus de tout avec ce don d’un mélodiste inné il est devenu l’auteur-interprète russe et soviétique probablement le plus aimé, dans la lumineuse tradition du genre, aujourd’hui difficilement compréhensible à quel point admiré et protégé, dénommé avec une aridité typique et modeste, dans la litote russe en tant que avtorskaya pensya — la mouvance musico-textuelle dont on interpellait les représentants dans ce pays immense avec un respect profond, avec ce pathos russe — барды — les bardes. Quel contraste à cela, et à quel point touchant est-il, lorsqu’Arsen dit de son ami, dans la même chanson Je reviens à Aznavour : Lorsque peu de choses sont restées De l’amour et de la gloire Tel un arc-en-ciel au-dessus de la tête Est la voix enfantine d’Okoudjava. En effet : quelque chose de durablement enfantin est resté dans le ton de Boulat Okoudjava, dans sa voix tremblante et son intonation, même lorsqu’il avait vieilli. Me revient en mémoire une de ses merveilleuses et sombres nouvelles, il m’est soudainement apparu que la cause de cet « incomplète maturation », hypothétique et réelle, pouvait être prévisible, et des plus terrifiantes. Effectivement, personne n’avait été aussi terriblement marqué par l’histoire. Le père, disparu en un clin d’œil, exécuté dans la Grande Purge de 1937 ; la mère, sept puis cinq ans à Kolyma, Boulat a grandi chez la famille à Tbilissi puis — trop tôt — à l’Armée rouge, qu’il a pendant la Grande Guerre patriotique rejoint en tant que volontaire. Ça aussi il l’a survécu. Il est devenu écrivain, poète puis auteur musical, qui jusqu’à la deuxième moitié des années soixante-dix ne pouvait publier un seul de ses enregistrements de ses chansons, surtout pas un vinyle, mis à part dans ce format ridicule et touchant qu’est le « magnizdat » — la bande-son avec des enregistrements d’auteurs prohibés. Alors qu’aurait-il pu faire d’autre si ce n’est de s’assoir et s’appuyant sur sa chanson parmi les plus connues écrire son propre « roman historique » — et ce « roman », quelle aurait-il pu en être la substance si ce n’est d’absolument taire l’histoire ? Ou la dévoiler — par des silences uniques d’Okoudjava qui tels le brouillard enveloppent des vers imperceptiblement destructeurs sur la « rose, rouge, dans la bouteille de la bière d’importation » (avec ce charmant détail d’un désir des miséreux, facilement reconnaissable) — sur la fleur qui, « légère », lentement pousse tout de même avec orgueil. Quelle délicate ode à sa propre survie et à son écriture, exprimée sans nul besoin d’une auto-héroïsation, le geste par lequel il a laisse à lui-même et à sa poésie probablement le plus beau des mémentos de tous les poètes : « tu vas écrire comme tu respires ». Et ce n’est pas une illusion — il a véritablement réussi à survivre le système inhumain qui a duré plus de soixante-dix ans. En 1997, date anniversaire de la Révolution, Okoudjava est mort — où d’autre ? — à Paris, dans le silence et sans pompe pour un tel nom, dans une époque chaotique pour son pays (et laquelle n’est-elle pas ?), loin de lui. Étrangement, c’est comme si en cela il n’y avait pas de tragédie (juste un vide éternel que laisse la perte). C’est comme si ce déracinement s’assimilait mieux à l’ode du poète croate Ivan Slamnig à César Vallejo : Je suis mort mercredi à Oslo. Une grosse pluie s’est abattue. On m’a enterré vendredi à Zagreb. Mais peu importe. Les deux jours je les ai passés au paradis. VEDRAI, VEDRAI De tous les prix qu’il a reçus, il semblerait que celui qui lui tenait le plus à cœur était « Il premio Tenco » — la distinction qui lui a été remise à Sanremo doit son nom au cantautore Génois parti trop tôt. Luigi Tenco, on ne pourrait pas le dire autrement, était une présence aussi sombre que talentueuse. Inhabituelle (ou peut-être pas ?) pour un Italien, les chansons qu’il écrivait étaient directes, dénuées de légèreté latine et de décor, émotionnellement brutales. En peu de temps Tenco a sur la scène musicale laissé une solide collection de chansons, parmi lesquelles il serait difficile de choisir la plus sombre, la plus désespérante. Ainsi, probablement la plus fameuse, Vedrai vedrai, Tu verras tu verras, qui commence avec les mêmes notes et le phrasé identique aux Feuilles mortes, est une chanson dont le motif est, ne serait-ce qu’en apparence, la misère à deux, matérielle ou émotive, peu importe. Tout comme La Bohème, tout comme Ne daj se Ines (Ne cède pas Ines). Et juste à première vue : la manière de romancer d’Aznavour et d’Arsen semblent être des bulles de savon en comparaison du sentiment de malheur qui coule de la chanson de Tenco, de sa stylisation, de sa prononciation âpre, nordique, et cette diction appartenant à quelqu’un de bien plus âgé ou quelqu’un qui aurait vieilli avant l’heure, et pas d’un jeune vingtenaire. Même si, dans la juxtaposition, le héros obstinément répète en implorant « tu verras tu verras » — tentant de la convaincre que ça s’arrangera — le ton est complètement différent, résigné jusqu’au masochisme, comme dans un de ces terribles monologues de Dostoïevski. Le style de Tenco est condensé et direct, pas d’un seul mot il ne décrit le moindre détail, ne déploie pas des métaphores, mais s’adresse implicitement à la femme (toujours à la femme) dans le dialogue poétique à peine stylisé que par hasard nous pourrions omettre d’entendre, à l’image d’une lettre d’autrui qu’on aurait lue par accident. Tenco appartenait à ce qu’on appelle l’école génoise, tout comme le parrain d’Arsen et l’auteur bien plus doux qu’est Gino Paoli, et l’on peut supposer que cette dureté et cette intransigeance sont ce qui attiraient Arsen — l’éternel amateur de l’ironie qui à peine cachait son réflexe de moquerie pour la plupart des choses. Tenco montrait ce qu’était la foi en ces propres vers, en ce qui est raconté et chanté, en fin de compte en son propre travail. Se tenir à ses principes, dirait-on, ce qui est en Italie, tout comme chez nous une denrée bien rare. Le respect des principes, même si chez un auteur on ne peut pas toujours discerner quand cela prend effet, et quand c’est le narcissisme qui se déguise en égard pour les principes. À l’époque du scandale avec Dalida, la fatale chanteuse italo-égyptienne, qui de Paris s’est immiscée dans la vie du cantautore déjà bien imprégné de sa profonde crise personnelle, Tenco s’est, à ses vingt-huit ans dans des circonstances non élucidées tiré dessus dans les vestiaires du festival de Sanremo, à deux pas de la salle où Arsen recevra son prix. Vingt ans plus tard, Dalida aussi commet le suicide. Vu que les circonstances de sa mort persistaient, une cinquantaine d’années plus tard, dans le post-scriptum macabre, le corps de Trento avait été inhumé pour des analyses approfondies. Le rapport balistique confirmait la « cohérence entre le suicide et la trajectoire de la balle ». « NOUS BÛMES POUR LA MUSE DU COGNAC » Certains artistes se tuent rapidement, comme Tenco, et certains meurent lentement, « d’un long suicide » — comme le faisait Volodia Vyssotski, poète russe et soviétique, chanteur et comédien et, à la différence du doux Okoudjava, le plus bruyant des bardes russes. Mises à part ses origines partiellement mixtes — Vladimir Semionovitch Vyssotski était par son père Juif et Russe par sa mère — et la rare manière de jouer d’une façon aussi désaccordée les accords basiques (Vyssotski, au point où cela serait possible, était encore plus désaccordé sur sa guitare à sept cordes) — dans quasiment tout ce qui reste, Okoudjava et lui étaient à l’opposé. Le dernier, nous l’avons dit, apaisé et discret sur scène, au charisme tranquille. Vyssotski rugissait de sa voix déraillée tel le tigre russe ; en tant que performeur il dévorait la scène tout simplement, et la caméra l’adorait (tout comme lui l’adorait). Acteur né, Hamlet de la chanson d’auteurs russes (dans la fameuse mise en scène de Lioubimov qui a décroché le Grand Prix en 1976 au festival de théâtre Bitef il jouait, comme les Russes le prononcent, Gamlet sur lequel il a écrit une paraphrase incroyablement drôle), Vyssotski était un joueur mercurien, aussi bien sur scène que dans sa musique, d’une énergie puissante, dont le carburant dès sa jeunesse était — quoi d’autre chez les Russes — l’alcool. C’est pourquoi nombreux de ses textes, dans lesquels Moscou se distingue par son côté risible, serait en alliance poétique plutôt avec un Venicka Erofeïev qu’avec les douces dédicaces qu’Okoudjava adresse à sa ville. À la place du Dernier trolley d’Okoudjava et de l’hymne à Arbat, l’élégante et fameuse rue centrale dans laquelle vivaient Tolstoï et Pouchkine. Chez Vyssotski c’est comme si résidait encore ce sceau du mépris et de la moquerie du kvartir des ouvriers ou des raïon des appartements départagés, de ces kommunalka de sa propre enfance dans le quartier prolétaire sur lequel Bulgakov aussi s’attarde dans Le Maître et la Marguerite. Quoique ignoré, Vyssotski était la plus grande vedette de l’URSS, mais en lui guettait l’appétit d’un meilleur standard, d’un plus grand prestige, une soif insatiable comme celle pour l’alcool. Nombreux en Yougoslavie se souviendront de la « jaguar » de Bregović dans les années soixante-dix, mais il devait être loin d’attirer l’attention que parmi les Lada, les Zaporiz’kyi, les Moskvich provoquait la Mercedes bleue dans laquelle Vyssotski dans ces années-là sillonnait les rues de Moscou. Ça pourrait être le titre d’une de ses pièces satiriques : « D’où une Mercedes à Moscou ? »

Dejan Novačić, écrivain et grand connaisseur de la culture russe, l’explique ainsi : « Vyssotski était trop populaire pour qu’ils puissent le mettre au placard. De plus, on est à la fin des années soixante, la pression est relâchée après la destitution de Khrouchtchev, les Mercedes étaient tolérées, mais c’était aussi une manière de le maintenir quelque peu à ses obligations, tout comme avec la promesse du visa, des privilèges, l’héroïne… ».

L’héroïne ? Oui, là Vyssotski soudainement choque d’une toute autre manière, dans la lueur d’une connaissance tardive qu’on ne pouvait pas soupçonner. Car ce qui à l’Occident était un cliché frôlant l’ennui, en Union soviétique au contraire devenait l’image du poète qui dans la semi-somnolence sous l’effet de l’héroïne conduisant sa Mercedes, dans la culture remplie à ras bord de toutes sortes de ténèbres et du surréel, rajoute toute une inattendue couche sombre, ainsi à rebours changeant toute la perception et secouant nos propres suppositions culturelles et historiques ancrées non sans raison depuis belle lurette. L’auteur, avec ses chansons toutes littéralement écrites en mode mineur, s’usait, nous l’avons vu, de toutes manières possibles, en ses 42 ans consommant plus de vies qu’il n’avait été donné à un tel chat de gouttière. Epuisé, d’une santé fragilisé, il est mort, dans le sarcasme du destin, pendant que dans les stades et les salles de sport on célébrait le culte du corps et de la santé. L’ÉPILOGUE Enfin, en faisant le tour, à travers le monde ou au moins à travers l’Europe, toute histoire de façon odysséenne retourne chez soi. Du coup, comme vers la fin Arsen et ses deux camarades de la chanson le chantaient, « vu que ça fait mal partout — autant que ça fasse mal chez nous ». Dans les biographies de Sergio Endrigo, l’auteur-interprète italien de Trieste, on fait souvent mention qu’il est né à Pula, ce qui de suite était écrit ou prononcé avec une espèce de retenue, à demi-mot. On dit qu’Endrigo a pour la première fois traversé la frontière Yougoslave seulement après avoir succombé aux incitations de son plus proche ami Arsen Dedić. Une sorte de silence régnait là aussi. C’est seulement lorsque Sergio est mort et que plus personne ne se souciait de nos destructions que tout s’est éclairci, comme à l’habitude trop tard. Par l’image et le son qui pourraient difficilement être plus filmiques, et comme toutes ces scènes rares il est improbable qu’un jour un réalisateur les fige, le poète et antifasciste d’Istrie Milan Rakovac en parlant de lui raconte autre chose, quelque chose de bien plus profond. En 1947, en tant qu’enfant du combattant tombé sous les feux, le héros du peuple Joakim Rakovac dont le buste en bronze est toujours sur la place principale de Poreč, dans l’Istrie non-souillée, Milan voyage avec sa mère en autobus, d’un village d’Istrie il emménage à Pula, en ville — « dans une nouvelle civilisation, désertique et chaotique ». En même temps, de Pula en sens opposé démarre un autre autobus. S’y trouve Sergio Endrigo, « avec la maman et le frère sans père ; il part de sa ville sur le chemin du non-retour ». Et voyageant ainsi chacun de sa direction Rakovac imagine qu’ils auraient pu se croiser — sur la même route. Sur cette image, l’espace d’un instant, en une fraction de seconde, la pensée dévie vers une association inattendue, vers la chanson la plus connue d’Endrigo dont je me souvienne de ma jeunesse et qui est en Italie chantée par tout le monde aussi à cause de sa simple et charmante mélodie et le refrain, comme si c’était une chanson d’enfants (parmi tous les peuples que je connais ce sont les Italiens qui ont les plus douces chansons pour enfants) : Partirà, la cave partirà… — il démarre, le bateau démarre / où va t-il s’amarrer, ça, nous ne le savons pas. Le doux refrain naïf se termine comme dans un conte de fées ou dans un film animé : Il sera comme la barque de Noé — le chat, le chien, toi et moi. Tant d’années plus tard, plusieurs vies après, aussitôt l’histoire de Rakovac racontée, la tristesse envahit, véritable et impossible à contenir telle cette larme d’un enfant blessé. Endrigo, ce doux homme malheureux épargné de haine, dans l’inoffensif refrain innocent avait enfoui un secret — de son infortune précoce, et à travers lui-même de l’exode de toute une communauté, des exilés de Pula et de l’Istrie, qui « coupables ou pas » étaient forcés de quitter à jamais leur demeure et leur pays. Endrigo est le premier qui est parti pour ce voyage éternel en 2005 ; Arsen dix ans plus tard. Avant cela, ils ont chanté ensemble et enregistré Kud plovi ovaj brod (Où navigue ce bateau), en croate, enseigné à Endrigo par Arsen, comme dans un geste d’excuse, de réconciliation de ceux qui ne se sont même jamais affrontés, qui sont toujours à l’opposé de ceux qui s’ensanglantent. *** Charles Aznavour connaît la plupart de ces histoires et destins. Peu avant le concert d’Amsterdam annulé au dernier moment il est monté sur la scène vide et dans le silence a observé la salle déserte en se disant peut-être: « Que peut-il m’arriver encore ? J’ai déjà tout vu. » Il a prévu d’autres dates au même endroit en printemps 2016. Dans ce silence, quelque part là-haut chantent des gens de Moscou et de Gênes, de Šibenik et Trieste. De Zagreb et de Paris. Traduit par Yves-Alexandre Tripković

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