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  • Photo du rédacteurSlađana Bukovac

Buton, le chat


1. On pourrait dire qu’il est entré par effraction, qu’il a violemment emménagé dans la maison. Lorsque je suis entrée dans la salle de bain, il criait, coincé dans la fente de la fenêtre ouverte horizontalement. Petit chat semi-adulte. Sa tête était déjà dans la pièce et ses coussinets sur ses pattes glissaient dramatiquement au long du verre vers le sol. Ils étaient noirs. Buton, le chat. Mačak Gumb. Der Kater Knopf. Ce détail avec les coussinets était frappant, mais je ne lui avais pas consacré assez d’attention. J’ai libéré l’animal que je croyais être le nôtre. Je l’ai emmené jusqu’au salon puis il s’est avéré que c’était un malentendu. Je souligne qu’en parlant de cet être j’emploie le masculin rétrospectivement, avec lucidité rattrapé par la suite. C’était tout simplement une chatte noire et blanche. Ordinaire et tout à fait ressemblante à celle qui en cet instant était assise sur le canapé auprès de mon époux. Soudainement il y en avait deux dont une était dans mes bras. C’est ce malentendu qui avait décidé si elle allait être introduite par la fenêtre de la salle de bain ou bien poussée vers l’extérieur. Je croyais qu’elle nous appartenait, à notre espace privé. Que nous la possédions déjà. Et non seulement qu’elle nous était de trop, en plus appartenant à quelqu’un, mais elle m’avait aussi bien instillé un sentiment de malaise par cette image dupliquée : le chat sur le canapé, le même chat dans mes bras. Cela signifiait que lorsque je m’étais levée pour satisfaire mes besoins je n’avais pas du tout retenu les circonstances, que je n’avais pas été consciente que le chat avait déjà été à l’intérieur, que nous sommes tous ensemble déjà assis devant la télévision. L’oubli — ou est-ce une totale déconcentration ? — m’envahit au galop depuis des années, même si mon âge est encore loin pour déclencher de tels changements cérébraux. Ou alors je ne colle pas à l’image clinique. Quoi qu’il en soit, cela ne m’effraie pas du tout. Cela me frustre souvent, ça oui, surtout lorsque je tente de marquer un point dans une discussion, le plus souvent officielle, et que je n’y arrive pas, car les noms me manquent, et les dates. En général ce sont des répliques tout entières qui me manquent, car je me faufile trop dans la position de l’interlocuteur, je tente de comprendre ses motivations et ses pensées, les raisons pour lesquelles il change brusquement sa gesticulation, et il me devient impossible de me séparer suffisamment de lui pour m’exprimer campée dans ma propre position. Ce qui est pire encore c’est que souvent je n’ai même pas ma propre opinion ; il n’est pas inhabituel qu’envers certaines questions je me positionne selon le principe de l’attraction ou de la répulsion, et ce de quoi sont constituées l’attraction ou la répulsion, je ne parviens à le saisir que des heures ou des jours plus tard, dans des situations complètement caduques pour la circonstance, lorsque je frotte la baignoire émaillée ou que je range les couverts dans des casses appropriées du coffret en plastique se trouvant dans l’armoire de la cuisine. Elle était gênante cette situation avec ce chat, ce double chat ; le premier qui avait été apprivoisé par ma mère quelques jours auparavant, et ce deuxième, que je n’avais pas reconnu à temps comme étant un élément étranger. Même si sur ses pattes il avait des coussinets noirs, l’extravagance que sur « notre » chat j’aurais, malgré le court laps de temps de notre cohabitation, sûrement remarquée. De plus, notre chat ne miaulait pas, et n’était pas bruyant. Je suppose que c’est ce qui avait attiré la sympathie chez ma mère, ce genre de modestie : pendant des jours nous l’observions traverser à la hâte les recoins les plus éloignés du jardin à la recherche de la nourriture, et malgré la position ingrate de l’animal sans maître jouissant de son indépendance, sans besoin de plaire, appuyé uniquement sur ses capacités à chasser et récolter. De même, ce chat, le nôtre, était bien plus menu, il s’est avéré plus tard qu’il était envahi de parasites qui ont dû ralentir son développement, du coup même à l’âge adulte était-il à peine plus grand qu’un écureuil, ce qu’il tentait de compenser en observant le monde de haut. Des arbres, des armoires, des clôtures de balcons. Que jamais nous n’empêchions, vu qu’il était clair ce dont il s’agissait ; il est resté ce chat-écureuil, un corps minuscule à la queue puissante qui sans cesse voyage verticalement, cherche le point de sa propre domination, une hauteur suffisante qui lui permettra de se réaliser. C’est le mauvais chat que j’avais balancé par la porte du jardin. Rapidement, pour me libérer au plus vite de la responsabilité sur son destin. Les chats indésirables c’est à nous qu’on les balance dans le jardin juste parce que nous sommes la seule maison qui dans le voisinage n’a pas de chien. Cela faisant ils comptent sur notre compassion, la compassion des gens confus, indécis. Au village nous n’avons pas le statut de bons maîtres de maison, de solides propriétaires d’immobilier, de même que de leurs propres destins ; la petite cloison servant de porte sur la clôture du jardin pend depuis belle lurette et ne peut être entièrement refermée, et le cyprès asséché, qui a souffert du coup de tonnerre, nous l’avons fait scier à moitié. Nous souffrons d’une sensibilité exagérée, inutile, de cette sorte qui se répand et pour laquelle s’immerger dans la compassion prévaut les réactions et solutions constructives. Le chat, ce chat d’autrui au matin était toujours là. Lorsque j’ai ouvert la porte il s’est à nouveau mis à miauler avec hystérie d’une manière bien irritante. Vraisemblablement il m’indiquait avoir faim. Je l’ai privé de nourriture, je me suis montrée déterminée, même si dans la maison il y avait de la nourriture à chat. Ce qui m’a instantanément amenée à douter que la frontière entre la détermination et la cruauté n’était pas si épaisse que ça. Mon mari a promis de l’embarquer dans la bagnole et de le laisser à Nova Vas ; le village avoisinant quelque peu plus grand où statistiquement il avait plus de chances de trouver un logement approprié. Pour l’éloigner de la maison je criais, tapais du pied au sol et agitais le balai de bouleau qui nous sert à nettoyer le jardin. Mais cela ne l’empêcha pas de revenir avec la même détermination. J’ai compris pourquoi : il ne me prenait pas au sérieux. Je n’essayais pas de le frapper, de le toucher avec une pierre. C’est là, après l’avoir laissé s’affamer, qu’était ma frontière. Je pouvais me convaincre être bien moins responsable pour elle que les gens qui l’avaient balancée, mais il m’avait été de même impossible d’accepter l’idée de la blesser d’aucune manière que ça soit. Témoigner de sa famine était la dernière rudesse que je pouvais, non sans gêne, accepter. Il me fallait lâcher prise pile au point où mon message deviendrait non univoque, efficace ; renoncer à la mise en danger physique, aux menaces de blessures. Ainsi nous a-t-il quasiment toute la journée observé par la porte du jardin, comme dans un zoo à l’envers. Nous à l’intérieur nous effectuions les choses habituelles, on se réchauffait, on riait, on mangeait ; elle à travers un des carreaux en verre dont la porte est composée regardait tout ça, nous rapprochant juste par sa présence notre sens d’exclusion, le mensonge de cette porte transparente, cette soi-disant ouverture qui ne fonctionnait que dans un sens, comme notre fenêtre vers le monde qui ne nous concernerait pas. Mon mari ne l’a pas amené à Nova Ves. Non plus ce jour-ci non plus les autres. Je n’entre pas dans ses motifs et raisons. Probablement qu’il rapportait sans cesse ce pénible devoir, espérant que la situation allait se démêler d’elle-même. Comme je l’ai déjà dit, nous souffrons tous les deux d’une sensibilité diffuse. Les situations désagréables nous tentons de les régler avant tout en les reportant à plus tard. Puis le soir je mangeais sur le comptoir de la cuisine ; pendant que je mettais la nourriture dans la bouche, la chatte m’avait, bien entendu, observée de l’extérieur, sa tête se distinguait joliment sur l’arrière-plan sombre. J’ai compris par quoi elle se différenciait principalement de notre chat déjà adopté : les parties blanches et noires n’étaient pas symétriques. Le poil noir, qui sur le nôtre formait un triangle blanc bien régulier au milieu du front et sur le reste de la tête, créant ainsi l’impression des cheveux noirs parfaitement coiffés sur son visage blanc, chez celle-là, n’appartenant à qui que ce soit, était asymétrique : la moitié de sa tête était noire, l’autre moitié d’un blanc quasi fluorescent. Choquée, j’ai cessé de manger. Serait-il possible que nous ne voulions pas de cette chatte parce qu’elle n’était pas symétrique, n’étant pas suffisamment belle ? Elle n’avait pas l’aspect suffisamment humain, avec sa disposition chaotique des tâches, qui n’imitaient pas le dessin enfantin d’une tête humaine ? En effet, rien ne le justifiait. Le premier chat nous l’avions aussi pris sur l’incitation de ma mère car en fait nous voulions un chien. C’est-à-dire, c’est moi qui le voulais car je ne pouvais jamais en avoir. En fait, c’était pire que cela, je ne pouvais pas l’avoir pendant tellement longtemps que d’avoir un chien m’est devenu inaccessible, comme m’est devenu inaccessible d’avoir un enfant. C’est devenu une de ces ambitions qui avec le temps se révèlent exagérées, au-delà des capacités que l’homme qui vieillit réalisant ses propres limites peut juste continuer à se convaincre de les posséder. Mon mari avait un autre rapport à ce sujet. Il a eu des chiens, et était horrifié par leur mortalité. D’une certaine manière il les condamnait, discriminait presque, et cette brièveté de leur vie il la ressentait comme une blessure incurable à laquelle il ne savait répondre autrement que de s’en priver entièrement et à jamais. Après quoi est resté un terrifiant désir, l’enfoncement des paumes à travers les barres en métal sur les balustrades des maisons des inconnus pour pouvoir caresser une tête, ou encore attraper une patte. Ces chiens n’étaient pas toujours bienveillants et il revenait parfois avec les mains ensanglantées, des morsures qui ne lui inspiraient que l’indifférence, tout comme n’importe quelles blessures physiques. Il n’arrêtait pas d’énumérer les raisons pourquoi notre maison clôturée, avec ses 200 mètres carrés, ne remplissait pas les conditions pour un tel animal. Il prolongeait ainsi cette mystification de la possession d’un chien, à laquelle j’avais été habituée dès l’enfance, et dont je voulais me libérer. J’en avais un une fois, un chien, mais juste pendant quelques heures. Rentrant de son service tardif de serveur, le père avait pris un chiot boxer à un ivrogne pour me faire une surprise. Ça sentait le lait et respirait la bonté ; entière, une bonté sans défense de laquelle coule une profonde consolation, c’est pourquoi j’avais depuis toujours un fort besoin d’animaux. Cela perturbait ma mère épuisée, et alors toujours en colère. Ainsi elle commit une injustice pédagogique, comme il y en a tant tout au long de l’éducation, et dans toute enfance, sauf qu’elles sont rarement aussi traumatiques et irréparables au point de ne plus pouvoir être ni oubliées non plus surmontées. C’est sur moi qu’elle avait rejeté la responsabilité, exigeant d’une manière extrêmement catégorique d’amener le chien quelque part. Il ne pouvait rester dans le couloir que ces quelques heures qui restaient jusqu’au matin. Un point c’est tout. Le chiot dans le couloir étroit de la porte d’entrée jusqu’au salon, sur le long tapis qu’on appelle « la route ». Le matin qui s’approche. L’animal qui m’appartient de la manière à devoir m’en séparer le plus tôt possible, corriger cette erreur qu’il ait pu m’avoir été offert. Lorsque je tente de reconstruire l’âge que j’avais pu avoir, tout ce que je peux conclure c’est que cela devait se passer lorsque j’avais entre onze et treize ans. En fait je ne crois pas que c’était lorsque j’avais treize ans, plutôt onze, ou douze. J’aurais tellement aimé pouvoir le préciser, l’âge exact que j’avais lorsque cette vie m’avait été confiée. Je me suis installée sur la bicyclette avec son panier devant, à l’intérieur se trouvait ce chiot jaune-pâle, avec ses pattes blanches et le trait blanc sur son front. Je me suis dirigée vers ma grand-mère à la campagne. C’était la relation sur laquelle nous vivions, entre le village et la ville miniature. Il n’y avait aucune troisième localité, quelque chose pouvait éventuellement être caché dans des sombres cagibis pour le bois situés coté cour de notre immeuble, cagibis alignés au long du couloir, d’un plafond bas sur le sol nu, qui s’est entre-temps transformé en fine poussière grinçant sous les pieds sentant l’humidité. À l’entrée se trouvait quelque peu bombé l’interrupteur dont la vue réconfortait, mais quelqu’un aurait de suite détruit chaque ampoule posée. C’était vraisemblablement planifié, à cause de quelque chose qu’on exécutait à l’intérieur, ou quelque chose qui s’y passait, et devait rester dans l’obscurité, la poussière, enveloppé d’une désagréable toile d’araignée qu’il fallait écarter à la hauteur de la tête. L’espace était habité par des rats vraiment monumentaux, parfois réussissaient-ils à pénétrer dans des appartements en passant par des canalisations, ils sortaient des cuvettes. Ils pénétraient activement dans les rêves : en criant je secouais des nids entiers de la couverture, un ou deux s’accrochaient régulièrement de leurs griffes, il fallait sauter du lit, secouer encore plus fort, avec plus de persévérance, jusqu’à être complètement réveillée. Il était impossible de laisser le petit chien parmi ces bêtes même pour quelque heures, et surtout pas un jour ou deux. Il n’y avait pas assez de temps pour trouver une solution de qualité ; il semblait que la solution était n’importe quoi, sauf la résistance à l’ultimatum de la mère. Cette opposition n’était pas possible non pas parce qu’il m’aurait manqué de courage, mais parce que j’avais honte de ma sensibilité. J’étais gênée à cause de la faiblesse, il semblait honteux, pas naturel d’avoir envers l’animal cette relation réservée exclusivement aux gens. Cela il fallait le cacher à tout prix, se séparer du chien discrètement, sans qu’on puisse s’en apercevoir ; ne pas se différencier, ne pas insister. Cette sorte de compassion envers la vie, inférieure, sans défense, paraissait comme une espèce de perversion. Je n’étais pas prête à la prononcer, à intercéder. Ma mère était épuisée, sa patience complètement usée. Il fallait obéir, satisfaire. Le chien était mon problème, ma maladie, ce côté inadapté, un secret honteux. La sensibilité envers les animaux fait partie des choses qu’on surpasse dans les premières années de l’école primaire, c’était un des sujets qu’on rencontre sur la route de la maturation. Une fois je m’étais, avant même l’âge d’aller à l’école, battue avec ma mère à cause d’une plante, ma plante plantée dans une boîte de conserve, qu’elle avait jetée dans la poubelle. Elle me frappait pour que j’arrête de crier, je la cognais de toutes les forces de mes poings. La plante était légitime, il était permis de se battre pour elle. Au cas ou l’animal aurait suscité une telle attitude cela provoquerait l’indignation. Les animaux étaient quelque chose qu’il fallait apprendre à diriger, ils étaient obligés d’accomplir leur mission. Les plantes avaient droit d’être comestibles, et décoratives. Les filles pouvaient être profondément liées à leurs plantes, les arroser, cueillir des fleurs dans des champs et composer des bouquets irréguliers. Les chiens, les chats, des êtres sans utilité auxquels il faut assurer la nourriture, une bouche en plus, leurs yeux terriblement pénétrants, le poil qui s’accroche sur les canapés qu’on vient d’acquérir, le meuble bon marché mais soigné, la première tentative de vivre en ville, tout cela était véritablement terrifiant. Ma mère tentait de maintenir la propreté, elle dépendait de la propreté au point que toute autre chose y était subordonnée, secondaire. Son équilibre psychophysique entier se balançait sur le filon de la propreté, c’était tout sur quoi elle pouvait compter, sur les tapis sur lesquels elle marche pieds nus ramasser des miettes égarées, ou des petits fils. Elle se penchait sans cesse pour détecter et retirer quelque chose du sol, qui n’avait pas de la terre entassée et irrégulière, comme dans la maison dans laquelle elle avait grandi. Il y avait le parquet, ce parquet en vieux hêtre, qui brillait dans une des deux chambres, selon le moment où le soleil se positionnait en se déplaçant de l’est vers l’ouest. Il fallait écarter l’animal. Avant tout se décider pour la mère, choisir les gens. Lorsque le chiot gémissait je m’arrêtais, le caressais en lui murmurant que tout ira bien. Nous nous dirigeons vers l’espace de la nature, de l’horizon. Il devait y avoir quelque part de la place, des possibilités. Il y avait des greniers, de larges pelouses. La miséricorde des cieux aux incalculables coïncidences. Le petit animal tremblait, même si on était en mai, ou en juin. Cela je ne l’avais pas prévu ; je n’avais rien apporté pour l’envelopper. Aujourd’hui je crois que mon père lui aussi voulait ce chien, et que c’est pour cela qu’il l’avait fait entrer clandestinement en tant que maladroit cadeau surprise. Ce désir discret, interdit et désinvolte il a tenté de le passer en contrebande, de le cacher derrière ma joie, il rêvait de l’immunité de l’enfance. Oui, mon père avait également honte, il a tendu la main au chiot dans son nid abandonné, il n’a pas résisté, il ne pouvait attendre que ce sentiment le passe. Mais ce n’était pas quelque chose qu’il était en mesure de défendre ; je suppose qu’il avait honte aussi bien du geste que du désir, il s’est retiré comme il se retirait à chaque fois qu’il était confronté à l’exclusivité d’un autre ayant un meilleur contact avec la réalité ou un sens pratique plus affirmé que le sien. Il se taisait, disparaissait. C’était habituel ; il renonçait, me trahissait. Il pouvait déclencher les choses, mais sa force était d’un souffle extrêmement bref. Suite à l’impulsion initiale, la compassion ayant pris le dessus, quelqu’un devait endosser le côté pragmatique, effectuer les charges ingrates. En cela nous avons tous les deux réussi à gravir les sommets de notre propre conformité. Le mien je l’avais atteint juste après l’épisode avec le chien, lorsque notre vache est morte à la campagne. Un jeune animal avec du tempérament et une corne qu’elle avait cassée en s’écroulant sur la pente devant la maison. Le vétérinaire n’était pas venu à temps lorsqu’elle vêlait pour la première fois, c’est le voisin âgé qui assistait, le patriarche, en lui extirpant les entrailles au même temps que le nouveau-né. Puis elle a lévité pendue aux cordes, en attendant que ses entrailles se remettent en place, comme si tout cette affaire était purement mécanique et qu’il suffisait de faire revenir le contenu dans son récipient. Elle est morte et une tristesse généralisée s’est installée, une tristesse économique, qu’on pouvait calculer en pots de lait, tandis que moi j’étais, sanglotant dans l’étable jusqu’à ce que mon visage fût tout gonflé et les cheveux ébouriffés comme chez les pleureuses d’antan, la reine de cette tristesse souhaitable et socialement responsable, qui surgissait uniquement du chagrin et de l’effroi, qu’il soit possible d’écarteler d’une manière aussi terrifiante un être doux au poil roux dont la pointe du visage devient soudainement blanche, un être comique aux cornes inégales, et dont la mastication de mes vêtements sur la corde à linge est interrompue par une vive secousse de la tête, l’invitation au jeu, à la turbulence, au rejet des scrupules imposés. Cela prend des années pour que mon père s’y fasse à cette conformité, des décennies plus tard, en temps de guerre. Au poste qui lui est assigné, il parvient à dompter un chevreuil. Il vit en symbiose avec les chiens errants, qu’il nourrit avec des boîtes de conserves militaires. Suivant son appel ils accourent vers lui ; tous ensemble, gardant la chaleur, ils dorment. Il établit son petit miracle, l’unité dans la diversité. Dans un monde qui pue la poudre à canon, et la mort. Quand avec sa barque à travers la large rivière troublante il part pour le congé du week-end, d’autres soldats préparent le ragoût. C’était une plaisanterie, une petite cruauté militaire. Une façon de tuer ce temps arrêté, creusant dans sa froide et lisse surface une insigne. Le père ne réagit pas ; c’est une espièglerie amicale, intime, familière comme l’est le tapotement de la paume de la main au dos, la taquinerie entre ceux qui partagent l’uniforme, l’expérience, la virilité et le trauma. Il n’a pas été démasqué, il se contrôle, gagne. Il peut se transformer en quelqu’un d’autre, n’importe qui, en un corps amorphe d’un sombre collectif, en un corps collé d’une infinitude de corps entremêlés, au pouls qui battent comme un seul et attend la victoire, la justice, la mort. La bicyclette, le panier. La peur pour le petit animal épuisé, mes pieds qui pédalent, les mains sur le gouvernail. L’ordre de la mère, mon désir de sauver la vie qu’elle ne tolérait pas. Mes parents, individuellement tellement exceptionnels, objets de mon amour inconditionnel, parfaitement synchronisés dans ce crime, sont de plus en plus derrière mon dos, comme si je tirais un fil d’araignée élastique qui s’étire longuement avant de craquer pour finir à être pendu accroché à la blancheur inconsolable du plafond. Aujourd’hui je ne sais plus rien de cette époque, je ne me souviens plus de moi, qui pouvais-je être à ce moment. On parle d’un âge à deux chiffres, dans certaines cultures cela suffit pour se marier. Moi on m’a juste confié un chien miniature, avec une minuscule tête lisse, qui tremblait dans le panier en fer. Ma grand-mère l'a accueilli avec une grosse colère. En ce temps, à cet âge-là, à deux chiffres déjà, et cela je m’en rappelle parfaitement, je ne savais pas encore qu’on pouvait se heurter à l’absence de l’empathie. Que les gens s’en défendent fermant les yeux en ramassant les miettes du tapis tout en jurant, cela je le savais. Car elle peut provoquer, et souvent provoque la douleur, contaminée par la peine d’autrui ouvre des plaies fantomatiques. Quand j’ai installé le chien sous le sol en planches surélevées de l’abri couvert où l’on nourrit les cochons, elle disait à quel point il est difficile de nourrir un tel animal. Dans cette maison ils n’avaient jamais un chien. Justement à cause de cela, car les chiens mangent énormément, ils ont des appétits qu’il est difficile à contenter. Ce n’est que plus tard, des années plus tard, quand je l’ai laissé vieillir et mourir, sans regret, sans ma présence, moins en colère et plutôt écœurée par ce lien génétique, ma propre origine, qu’il m’est devenu clair que cette fixation n’était pas due à la pauvreté, mais à ses propres obsessions physiologiques. Elle ne supportait pas que quelqu’un mange sans pour autant se sentir coupable en le faisant, qu’il ne pâtisse pas de toute cette gêne que chaque bouchée ne soit pas méritée, carrément maudite. D’ailleurs, le fait de maudire constamment et d’invoquer l’épilepsie chez les autres lui procurait du plaisir. C’était une routine quotidienne pour elle. Je pouvais voir clairement les gens dont elle parlait se contorsionner au sol, la langue mordue et la bouche pleine de bave. Est-ce que le monde primitif est mauvais, ou est-il juste primitif, déterminé par ses propres règles sur le bien et le mal, qui sont insondables vues de l’extérieur ? Maudissait-elle parce que son esprit ne produisait pas les mêmes images que le mien, mais que ce n’était que des mots sans essence, un certain rituel de l’impuissance, la libération de la jatte de la rage qui débordait, et qu’on ne pouvait plus déverser, moins encore transformer en autre chose et surtout pas étouffer ; elle la dominait au point que l’invocation des maladies organiques, des convulsions et de l’amnésie avait des allures du désir inconscient d’amener son propre état jusqu’aux extrêmes, de même que la répulsion envers tout ce qui se nourrissait était ce refus de la vie en soi, heurté au fait que malgré tout elle coulera d’une manière indifférente et triomphante. Je pense que mes parents n’avaient pas la force de mettre le signe égal entre le primitivisme et le mal, que le primitivisme était une sorte d’alibi pour le mal, qu’il excluait l’individu en tant que personne mentalement malade, ou invalide. Ils le faisaient pour rendre le service impossible à honorer de son vivant, le service de leur propre existence, de leur naissance. Ils se refusaient à croire en leur propre hasard, ils souhaitaient la continuité générationnelle, ils n’ont pas réussi à abandonner l’espoir de ne pas avoir été condamnés justement à ce à quoi ils m’avaient condamnée, à ce terrifiant voyage sur ma bicyclette Pony avec cette issue sans espoir aucun. Rester seul, solitaire dans sa décision, mauvaise et la seule dont tu disposes. Ils devaient savoir que j’allais me diriger là-bas, qu’ils m’avaient appris à le faire. Que j’allais me diriger exactement dans la direction d'où ils fuyaient sans cesse, en y retournant avec autant de docilité. Qu’ils m’avaient implanté ce réflexe, même brièvement, d’un incessant retour à l’idée de l’affiliation sanguine, pour que l’humiliation puisse être perpétrée, tout comme les blessures, pour pouvoir à chaque fois revérifier si le précédent ressenti était juste, et cette vérification ne pouvait s’arrêter, car ce malentendu ne pouvait offrir d’issue. Il était question du matriarcat ; sous le patriarcat formel rampait en fait le matriarcat, les mères filtraient, les mères s’intéressaient exclusivement aux enfants masculins, les vrais, les hommes anthropologiques, élevant le reste de la portée à contre-cœur et en passant, comme si c’était un poids absurde que le destin leur avait injustement assigné. Les coups, les repas modestes, les travaux pénibles ou physiques, tout cela était destiné à la progéniture féminine ou masculine mais faible, parfois aussi aux réticents époux méprisés. Dans chaque famille il n’y avait qu’un seul fils, génétique, anthropologiquement dominant, dans lequel elle instillait tous ses espoirs. Mon père n’était pas ce fils-là. Ce dont je me rappelle de moi-même, à l’époque, c’est que je savais ressembler à ces hommes faibles, plus qu’aux femmes, car leur humiliation était double, ils ont été rabaissés d’une manière plus profonde, et moi je m’identifiais à eux, je tentais de les protéger. Comme ce jour-là, tout comme de nombreuses fois avant et après, je défendais mon père, adoucissais son inconséquence. Le chiot ils l’ont probablement noyé juste après mon départ. Lorsque je suis revenue au bout de quelques jours, elle m’a expliqué qu’ils n’avaient pas le choix vu que la vache lui avait marché dessus. J’imaginais le petit animal ramper, avec la partie arrière de son corps écrabouillée, la colonne vertébrale fracassée. Même si je savais qu’elle mentait, l’image de cette scène qu’elle m’avait servie comme explication rôdait dans mon esprit. Ce n’était pas un mensonge plaisant. Elle provenait d’un fantasme sadique d’une femme qui possédait et les sourcils, et le nez de mon père. De la femme qui au désagréable enfant, enfant rebelle et féminin qui ne lui avait jamais plu transmettait son propre imaginaire pervers. Pour me punir un peu plus de cet acte insolent d’avoir amené à la maison un être inutile qui mange. J’étais moralement et émotionnellement désorientée, mais jamais, même à cet âge-là, je n’étais véritablement naïve. Je savais exactement ce qu’ils avaient fait à ce chiot : ils l’ont fermement attaché dans le sac, probablement juste après mon départ, puis quelqu’un a, peut-être mon arrière-grand-père, c’était probablement lui, qui dans son âge avancé aussi mangeait en vain, avait apporté ce paquet au virage de la rivière, qui se trouvait à quelques mètres plus bas de la cour c’est-à-dire de la maison. Il a lancé ce paquet, visant sûrement le milieu de la rivière, et s’est retourné sans regarder en arrière, remontant lentement la petite colline raide. Ma rébellion consistait à ne pas pouvoir accepter un tel manque de sensibilité pourtant habituel à la campagne. Cette manière énergique à résoudre les problèmes. L’abattage des porcs, qui gémissent avec le couteau pointé à leur gorge. Cette sorte d’initiation je ne pouvais pas l’accepter, j’étais consciente que rester assise dans la chambre avec les mains fortement appuyées contres les oreilles au moment de l’abattage me rendait profondément inférieure, aussi impuissante que l’ont été ces hommes de la famille, tous des ratés, des faibles. Il fallait entreprendre quelque chose en leur faveur, en faveur du silence, de la faiblesse, de la sensibilité. C’était la première chose que je ne pouvais accepter, ce mensonge pervers de la vache qui piétine le chiot, et aujourd’hui je me mets à croire que c’était aussi la dernière. J’ai changé plus tard, tout avait en quelque sorte changé. Il m’est soudainement devenu impossible d’imposer mes conditions, ordonner ; je me suis mise à construire ma propre supériorité justement sur mon infériorité, exactement contraire à ce matriarcat qui sanglotait affreusement aux enterrements, chialait dans des salles d’attente des hôpitaux, couinait sur les champs désertés. Qui, dans ce rôle de la victime, de la victime sadique, narcissique, trouvait une arme incroyablement efficace. Que le pleur est quelque chose qu’il faut étouffer, car il s’est usé sous l’abus des pleurs professionnels bien rodés, en mesure de verser des larmes tout en te tapant les pieds nus à l’aide d’une fine branche, cela je le savais avant même d’aller à l’école. Mon père, ma grand-mère et moi avons rendu visite à ma mère à l’hôpital. Pour cette occasion elle m’avait particulièrement joliment habillée, d’une robe en velours bleu foncé, avec deux nattes fortement serrées pendant sur le dos. Le visage de ma mère était déformé à cause d’une paralysie faciale, la conséquence d’un courant d’air à l’usine où elle travaillait. Un œil « fuyait », n’était plus en mesure de suivre la direction du regard. Elle n’avait même pas trente ans. Elle était aimable, et calme, je savais qu’elle se maîtrisait pour ne pas m’effrayer. Et moi je me tenais calmement à la tête de son lit, en demandant si ça faisait mal et quand est-ce qu’elle revient à la maison. Je suis restée tranquille, les yeux complètement secs, et lorsqu’ont commencé les sanglots, les reproches à la mère qu’elle laisse derrière elle l’orpheline, il me fallait faire de sacrés efforts non seulement pour ne pas me mettre à pleurer, mais pour que mes yeux restent complètement secs. Alors je ne pouvais pas savoir que ma mère n’était pas en phase terminale, et qu’ils me le cachent. Je savais juste qu’il ne me fallait pas participer à ces pleurs, justement à cause de la considération que je lui portais, à son visage douloureusement asymétrique. Plus tard, lorsqu’elle parlait avec haine de cet enfant qui ne pleure pas, cet enfant insensible qui ne tient pas à sa propre mère, je ressentais de la fierté, j’étais heureuse de l’avoir, à ce moment-là, dans une mise en scène bien précise, vaincue. Mais après cela la peur s’est installée. Chaque séparation avec ma mère était marquée par la crainte qu’elle aille à nouveau à l’hôpital, et que cette fois-ci elle se meurt. Des pleurs sous la couette, sur le lit superposé, sur l’île où avec les autres enfants on m’avait envoyé à la mer. La fille dans le lit d’en bas, deux ans plus jeune que moi, découpe tranquillement les tomates sur la boîte en plastique dans laquelle elle avait apporté du salami et du pain pour le voyage. La gêne, la honte. Je suis bien plus âgée, et je sais déjà que jamais je ne serais aussi sereine, entièrement concentrée aux petits mouvements précis de la découpe d’une tomate. La peur de la séparation. La scène avec le chien, qui revient sans cesse, en périodes irrégulières, parfois la nuit, lorsque je tourne dans l’insomnie, et les images sombres logiquement mènent les unes aux autres, ou encore dans des situations quotidiennes, à cause d’une analogie qui m’est insaisissable, ou d’un détail mystérieux. Moi sur ma bicyclette Pony, mon propre vélo pour lequel je me suis battue, avec son panier au gouvernail, je conduis le petit chien jaune-pâle, le seul et premier chiot que je possède, dans une mort terrible. Au lieu de laisser le petit animal dans la rue, à la grâce et la disgrâce de bienveillants et moins bienveillants passants, je le livre à ma propre famille, justement où il ne devrait pas être. Est-ce que cela m’a déterminée de quelque manière que ça soit, mis à part cette image désagréable qui ne cesse de revenir, et que je traite d’une manière rigide et sûrement inappropriée : je m’occupe de ma propre responsabilité dans ce tourbillon complexe, à vrai dire des pathologiques circonstances familiales, qui ont, entre autres, provoqué un gênant petit meurtre. Donc, nous nous n’avons pas de chien. Et tout laisse à croire que nous en n’aurons jamais. 2. La chatte asymétrique je l’ai de suite nourrie le lendemain matin. J’ai ouvert la porte donnant sur le jardin, ai sorti le pot, et dit démonstrativement à mon mari que c’était terminé avec ça, qu’il avait assez de temps, et que là elle va rester. Lorsque la chatte a cessé d’invoquer obstinément ma mauvaise conscience, la première chose que j’avais remarquée était que cet animal était façonné en quelque sorte de cercles, que sur elle tout était rond et circulaire. Les yeux parfaitement ronds dans lesquels voyageaient les pupilles rondes. Tête ronde, les pattes arrondies, la manière dont elle se mouvait, complètement maladroitement, aux jambes figées et tirées vers l’avant, comme si elle marchait sur un cercle. Même dans sa voix elle avait quelque chose d’une plénitude arrondie, mûre. Elle était telle une sculpture de Bouddha, tout à fait en harmonie avec la nature et les cycles de la vie. La deuxième chose étrange est que grâce à cela j’avais compris que les cercles, d’une manière inexplicable, provoquent la sérénité. Que la joie, toutes sortes d’humeurs positives et agréables se forment en cercles. Lors de la stérilisation, nous avons appris que la chatte était en fait un chat. Nous l’avons appelé Buton. Comme un cercle ordinaire et utilitaire, avec lesquels on boutonne les objets vestimentaires, auxquels s’agrippent les enfants lorsqu’ils veulent que les adultes les prennent dans leurs bras.

Ensuite il s’est avéré que le chat Buton m’assainissait,

me complétait. Contrairement à moi-même, il vit d’une manière ordonnée, sainement d’une manière scolaire. Son sommeil est bon et de qualité, le matin il prend son petit déjeuner avec un grand plaisir. Puis il boit suffisamment d’eau et s’en va dans le jardin. J’ai pensé qu’il surveille le territoire, mais en fait il ne le fait pas. C’est extrêmement rare qu’il se mêle dans des bagarres, il préfère tout simplement vagabonder à travers la haute herbe, et de sa tête ronde absente et étonnée observer les phénomènes naturels. Cela faisant il active aussi ses instincts de chasseur, mais avec une certaine ironie ; comme si à vrai dire il imitait la chasse, au lieu de chasser pour de vrai. Il semble souvent se parodier soi-même, il s’amuse avec humour des stéréotypes du chat, de ce qu’on suppose qu’il devrait être. Entre lui et moi s’est installée une sorte de symbiose psychologique : lui il croit fermement en mes prédispositions physiques, la supériorité physique qui le sauvera d’un potentiel danger. Il m’accepte sans aucune réserve, comme un point ferme, l’être qui jamais et à aucun prix ne le mettra en danger. Il a une meilleure opinion de moi que je ne suis prête à l’accepter moi-même. En retour, il me délivre des cercles. Sous la couverture il respire profondément et d’une manière détendue, avec sa tête sur mon cousin. Il s’étire suffisamment pour couvrir le sternum et l’estomac, les points sensibles, les endroits desquels habituellement démarrent mes turbulences physiologiques. Lorsque je le touche il ronronne dans le sommeil des plus profond ; les vibrations se transposent sur mon corps, le détournant de sa névrose habituelle, démêlant la crampe dans laquelle il est quasi constamment entremêlé. Il y a quelque chose de malsain, presque pervers dans cette relation qui est la nôtre, une femme d’un âge moyen sans enfants, de manière malsaine concentré sur son propre chat, sa proximité physique, distinguant les nuances de ses intonations lorsqu’il miaule en lui répondant par phrases entières. En persévérant dans ces conversations, dans des langues en apparence incompatibles, dont l’une n’en est même pas une, mais est condensé aux informations essentielles, la faim, le froid, la fourrure trempée, le besoin de tendresse. Comme si c’était un nouveau-né, sauf qu’il pose moins de résistance, inspire moins de craintes, un moindre degré de responsabilité. Sa sérénité est faite. Le biorythme régulier, des habitudes saines : le petit déjeuner, la promenade, l’heure d’aller se coucher, tout arrive toujours à la même heure, et toutes ces choses il les accomplit avec un plaisir visible, quelquefois même bruyant. Le manque d’angles, d’activités qui se déversent sans peine les unes dans les autres. Le chat asymétrique indésiré, qui a pris l’initiative, est entré par effraction, a utilisé ma capacité d’éviter à tout prix, en les rapportant, ces décisions qui concernent les autres et qui effleureront leurs destins. 3. Tant de choses demeurent vagues au sujet de ce chiot. Comme dans chaque mort violente, chaque accident, le champ des causes, les circonstances, les mauvaises estimations et le timing qui peut s’avérer encore plus fatal, se propagent et couvrent entièrement l’horizon du raisonnement. Combien étions-nous en tout, qui avions monté ce meurtre comme une mosaïque, chacun attentivement ajoutant son propre carreau en pierre parmi les existantes, en créant ce motif qui soudainement deviendra complètement illisible ? Pourquoi mon père n’a-t-il pas poursuivi sa route auprès de cet ivrogne dans la rue, qui dans ses bras réchauffait le chiot abandonné ? Pourquoi a t-il écarté celui-ci, voulant le sauver de la rue ? Pourquoi est-ce que moi je ne l’ai par rejeté dans la rue par laquelle passent toutes sortes de gens, alors qu’il y avait une chance statistique que quelqu’un parmi eux se mette à vouloir avoir un chien en l’amenant chez soi ? Fallait-il encore un peu persuader ma mère, ne pas céder lorsqu’elle s’énervait, ce qui d’ailleurs n’avait aucun rapport avec le chien, mais pénétrait bien plus profondément, et touchait à la déception qu’elle ne pouvait effacer ? La grand-mère, avec ses démons desquels il était impossible de s’échapper jusqu’à la mort de mon père, sur lequel elle avait un pouvoir d’une femme martyre et veuve ? Est-ce qu’au tout dernier moment les exécuteurs, l’arrière-grand-père, ou la tante vieille fille pouvaient témoigner de la pitié ? Étaient-ils un seul moment tentés de ne pas attacher le sac, ou au moins de ne pas l’attacher carrément, jusqu’au bout ? Et pire que tout, pourquoi je monte sur le vélo et conduis si longtemps, avec prévenance ayant assez de temps pour comprendre que je suis en train de délivrer la victime, et même que je choisis le type de la mort, cherchant la compassion pile là où il y en a pas, car je ne peux saisir que l’empathie ne soit pas universelle, même si mon âge est à deux chiffres ? C’est qui au juste qui a tué le chien ? Pourquoi je ne peux pas me séparer de cela, me démêler, pourquoi je pense que cela doit être si simple, sans intention, par manque de vigilance, de provoquer l’accident de quelqu’un, sa mort ? La mort dont je me souviens parfaitement, indélébile et commise, la mort par inadvertance, provoquée par ses propres limites, par le manque d’une inévitable vigilance lorsqu’il s’agit de la vie, surtout celui d’autrui, inférieur et insignifiant au point que sa destruction ne tire aucune conséquence, encore moins la peine ; la vie qu’il est possible d’étouffer par caprice, une faute banale, la décision rationnelle qu’il faut restreindre la consommation de la nourriture. Ce que je ne peux pas me pardonner n’est pas la mort, et même le meurtre, mais le manque de vigilance. À l’âge sérieux, à deux chiffres, je continue à faire semblent, à jouer la comédie, de ne pas différencier les libérateurs des meurtriers. Je fonce vers les meurtriers, souhaite leur acceptation, leur compassion, désire que nous nous lions, unifions. Je quitterais tout, et permettrais, à condition qu’ils m’aiment. Je déposerai le corps vieux de deux mois d’un bâtard boxer, jaune-pâle avec son trait blanc sur le front sur l’autel de gens communs, desquels tôt ou tard naîtra la proximité. Le sang se réveillera, je ne parle par du sang dilué d’un enfant chien, d’un naufragé, mais de la tribu, notre lien indissociable, et la haine mutuelle. Le chiot ne devait pas mourir, n’était pas obligé d’y participer, il était complètement innocent, comme n’importe quel nouveau-né, pure comme un commencement. Le chiot qui sentait la privation du lait et une bonté difficilement saisissable et parfaite. Était-ce mon fruit, l’avortement que je n’ai jamais atteint ? Quel courage fallait-il par la suite endosser pour pouvoir conduire la bicyclette, quelle responsabilité dans le choix de la direction ou n’importe quelle manœuvre était-il envisageable d’accepter ? C’était tellement facile de tuer, carrément léger, ça ressemblait à une excursion, à l’escapisme aux motivations des plus nobles, audacieuse initiative en âge formatif. Vivre, garder la vie, s’avérait être bien moins sûr. Comment l’accomplir sans haine, ou au moins sans mépris envers soi-même ? Et même lorsque la famille fantomatique est enfin euthanasiée, et que l’homme reste finalement seul, entouré que de ses propres cadavres. D’un terrible souvenir du chiot qui tremble, et croit à la fois. De l’espoir qui ne cessera qu’une fois le sac vidé de l’air. Traduit par Yves-Alexandre Tripković

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