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  • Photo du rédacteurDalibor Šimpraga

Vanessa ou la molassitude



Cerveau oisif, vignoble diabolique.

Je connais bien le cas que je vais vous présenter, même s'il me manquent quelques moments clefs — ce qui est compréhensible vu que je parle d’une femme qui vivait dans l’appartement voisin du mien, avec qui il n’y a eu ni rapprochement ni confidence. Tout de même, je préfère m’adonner à la reconstruction, avec toutes les insuffisances que cela implique — je me rassure en pensant que je comblerai les lacunes avec des suppositions — plutôt que d’aligner des faits parsemés. J’espère pouvoir le faire avec suffisamment de subtilité. Quand je parlais de Vanessa (c’est ainsi qu’elle se prénommait), dans quelques joyeuses compagnies, j’accentuais à chaque fois un fait quasi incroyable : elle n’a jamais travaillé. Pourtant elle a réussie à accumuler vingt ans d’ancienneté et n’attendait que d’avoir atteint l’âge minimal de la retraite. Voilà comment elle y est parvenue. Son père, encore à l’époque du socialisme, tenait un garage. Aussitôt qu’elle eut son bac, il l’engagea, fictivement, en tant que « secrétaire », honorant toutes les cotisations sur le revenu. Elle s’était inscrite à la Faculté de génie civil, a étudié, obtenu son diplôme, puis a laissé les jours passer telle une feuille jetée dans la rivière, avec lenteur et persistance. Elle ne montra aucun zèle pour trouver un véritable emploi : l’alibi de la « crise » lui suffisait amplement — mot qui est un héritage maudit et une excuse toujours applicable de dizaines de générations dans ces contrées. C’est ainsi qu’elle a atteint ses quarante ans. Elle ne les a pas célébré mais a préparé l’enterrement de son père : le vieux avait dans la forêt, sur la descente de leur maison secondaire, pas loin de la frontière slovène, trouvé une grenade à main, « la frag », et avait décidé de la détruire lui-même. Même s’il s’était pas mal éloigné, lorsque la bombe explosa en se fragmentant, un tas d’éclats s’était enfoncé dans son abdomen ; l’opération pour les retirer avait entraîné des complications, une septicémie, et il mourut — non pas des shrapnels mais du sang contaminé. Vanessa continuait de régler les cotisations pour son ancienneté, puis le compte s’est asséché. Elle a décidé de ne pas chercher du travail ; jusqu’à la fin de sa vie, calculait-elle, avec des exigences modestes, elle aura ce qu’il lui faut. C’est que le père avait accumulé des biens immobiliers. Il avait acheté depuis belle lurette cet appartement à côté du mien, puis une maisonnette à proximité, avec un espace commercial qu’il louait. Il avait probablement supposé que, dans un avenir proche ou lointain, Vanessa et son mari, les enfants… Mais suite à une relation traumatisante lorsque elle avait une vingtaine d’année, elle ne s’attachait plus aux hommes. Ni aux femmes. À côté de leur première vieille maison, d’une surface respectable, surgissait le complexe en étain du garage de son père. Peu après, Vanessa et sa mère avaient vendu tout ça à un vulcanisateur emménageant dans la petite maison avec l’espace boutique. Puis Vanessa a décidé de « vivre sa vie », a congédié les locataires et s’est installée dans notre immeuble. Lorsqu’une dizaine d’années plus tard sa mère est décédée, Vanessa a « écoulée » vite fait, bien fait la maisonnette avec l’espace boutique. Elle a gardé la maison secondaire à Žumberak pour les « jours difficiles ». Je dois la plupart de ces généralités à mon cousin éloigné qui est resté toute sa vie dans la maison parentale à quatre numéros du garage, et qui connaissait Vanessa depuis l’enfance. Dans les années 1980, lorsqu’elle étudiait, ils allaient même parfois, en tant qu’anciens camarades d’école, en excursion ou aux concerts. Mais dans les débats sur son caractère nous n’étions pas d’accord. Sa description est peut-être plus proche de l’apparence réelle, mais il me semble que l’essentiel lui échappe. Il affirmait que dans sa décision de ne foutre absolument rien, il ne voyait qu’une conclusion cohérente, fondée sur des circonstances opportunes. Moi de mon côté je supposais que Vanessa avait un profond désaccord avec son entourage et qu’elle n’était jamais contente. Elle passait son temps à bricoler, elle tissait des espèces de balles en coton dont l’utilité m’est demeurée inconnue. Elle achetait des revues sur la décoration intérieure même si elle ne s’y adonnait jamais. Elle écoutait des vinyles bien après que les CD ont détrôné cette technologie. Elle découpait des articles de journaux comportant des exemples de la connerie extrême et les collait dans des gros cahiers ; elle ne supportait pas HDZ¹ et discutait avec une passion quelque peu exagérée le moindre détail, imperceptible, de certaines décisions du gouvernement. Elle s’est complètement retirée dans l’appartement, n’allant qu’au magasin ou au kiosque. Lorsque des centres commerciaux ont surgi dans la périphérie, elle prenait le taxi pour s’y rendre, même si c’était plutôt rare, et revenait en trainant d’immenses sacs remplis de boîtes et vêtement onéreux. Elle s’est procurée un petit perroquet et le dorlotait à la fenêtre. Bref, elle vivait telle une timbrée quinquagénaire. Conscient de la dureté d’une telle déclaration, il me faut mentionner qu’elle était assez laide. Et sans volonté d’amoindrir cela : elle ne s’occupait pas de la coupe de ses cheveux, les bijoux étaient pour elle des accessoires superflus. D’un autre côté, elle possédait des manteaux très chers en poil de chameau et des baskets de quelques marques connues. Son aspect visuel était entièrement tissé de contrastes. Elle prenait du Xanax, depuis longtemps. Comment je le sais ? Elle m’avait demandé à plusieurs reprises, quand vraisemblablement elle avait exagéré en épuisant le stock mensuel, si, moi, je pouvais lui prescrire une dose supplémentaire. J’acceptais, non sans remords. Mais pas une seule fois m’a-t-elle demandé d’aller à mon cabinet ou que je « récupère son bilan de santé » — en cela s’est tenue la distance entre deux voisins qui se respectent autant que nécessaire. Une fois, elle m’a interpelé à la porte de l’appartement — elle était parmi les premiers à avoir fait changer la simple porte en bois par une porte blindée, un monolithe noir se refermant avec la force d’une tombe. Bavardant de choses et d’autres, elle le faisait avec affectation, sans cette fois-ci de phrases qui trahirait qu’elle pourrait être blasé. Parfois, il m’arrive des choses que je ne comprends que plus tard. Elle commentait la soudaine perte du souffle qu’elle eut il y a peu dans le parc ; au retour de la station de tramway, lorsqu’elle a été forcée de s’assoir sur un banc. J’ai remarqué que lorsqu’il s’agissait des choses vraiment importantes, l’aire arrogant qu’elle avait acquis disparaissait et le son dominant devenait une espèce de criaillerie. — Aucun doute que, vous, vous devez savoir beaucoup de choses à ce sujet. Y a-t-il un moyen de couper court à l’angoisse, sitôt apparue ? J’ai expliqué que le plus souvent ce n’est que suite à une longue psychothérapie que la personne peut maîtriser des réactions indésirables. Que la compréhension tardive était chose normale dans la vie de tout un… — Je sais — m’a-t-elle interrompu — mais il doit surement exister un moyen de se… disons que la panique… soit efficacement et rapidement expulsée. J’ai lu des choses dessus. Elle avait quelque chose d’autoritaire en elle qui paralysait l’interlocuteur. Mais je me suis rapidement ressaisi. — Tout dépend du type de la perturbation… pas forcement de la perturbation, ça peut être n’importe quelle complication… Et avant-même que je puisse m’opposer, elle m’avait invitée et introduit dans son appartement pour que nous puissions poursuivre la discussion autour d’un café et d’un cognac. C’est alors que j’ai eu accès pour la toute première fois à cette porcherie, située juste de l’autre côté de mon mur de la cuisine. Le couloir était couvert du sol au plafond de petites images de divinités indiennes, sur le mur étaient clouées quelque figurines de Shiva à quatre mains dansant dans un cercle enflammé avec des rubans en papier multicolores qui, en lévitant, trahissaient le moindre courant d’air. Sur le sol, dans les angles, des tours de journaux, ou des boîtes de chaussures… Sur la cuisinière et dans l’évier sont parsemées des récipients, des casseroles, des boîtes de céréales… Une cage rétro dans un style victorien pendait à une barre à côté de la fenêtre ouverte dans laquelle se trouvait un perroquet nerveux, bleu. La principale conclusion de ce séjour d’une heure accompagné de café et du cognac, qu’elle avait servi dans des verres en cristal polis, pourrait être subsumée sous la dénomination dépassée de neurasthénie, c’est-à-dire d’un dérèglement complet de la volonté. La dépression est un terme bien trop vaste, j’en étais depuis toujours convaincu, elle existe dans des variantes infinies qui les unes avec les autres peuvent ne pas avoir un seul point commun. En même temps, cette voisine aux cheveux sales, suant sans cesse en s’essuyant le cou et le visage avec son mouchoir en papier, n’avait parlé que de l’épisode du banc. M’échappant dans le silence vers mon espace vital, j’ai eu ce besoin de me doucher puis de noter le plus possible d’impressions sur cette discussion. Dans l’appartement voisin du mien, indiquais-je, vivait un cas authentique, méritant une étude sérieuse. Pendant d’innombrables années de vie professionnelle j’en ai vu, de tels patients, mais pour eux chaque jour était rendu plus pénible encore par ce que l’on appelle des problèmes existentiels, économiques, voire sociaux. Vanessa, elle, était quelque chose comme une forme épurée, distillée dans une cornue, sans interférence extérieure. La réalité aussi, et je pus m’en convaincre, peut établir de parfaites conditions de laboratoire. Pourtant cela n’a en rien changé mon aimable et discrète relation, à de rares rencontres, avec Vanessa ; j’étais sans aucune arrière-pensée qui toucherait à ma carrière. J’ai juste demandé, à la première occasion, à mon cousin éloigné de me parler de sa camarade d’école, m’étonnant qu’il n’ait pas remarqué l’état pénible dans lequel elle se trouvait en réalité. Mais je le comprends quelque peu : mon cousin éloigné est aussi simple qu’une molécule d’eau, il l’a toujours été et le restera toujours, il travaille en tant que policier et ne se cassait pas la tête avec des finesses de la psyché humaine ; son domaine, ce sont les cambriolages, les délinquants, deux ivrognes se battant après la fermeture du bar. Je ne peux pas affirmer que mon intérêt pour cette étonnante voisine croissait. Très chargé par le travail à la clinique et pas loin de la retraite, je ne ressentais pas l’impulsion qui m’aurait envahi comme jadis lorsque je tombais sur un extraordinaire exemple de déviation qui se serait immiscée dans la vie. Peut-être que ce n’est que maintenant que je renouvelle quelque peu, en écrivant — sans aucune nécessité particulière — ce rapport. Toutes nouvelles informations sur cette femme malheureuse me tombaient dans les bras sans aucun effort particulier. Ce que je retiens le plus est ce qui s’est produit l’année dernière, la rencontre qui s’est déroulée quasiment à la même période de l’année. J’avais remarqué que les sacs poubelles s’accumulaient à côté de sa porte : elle ne les emportait plus au conteneur depuis des jours. Me penchant à plusieurs reprises par la fenêtre, je trouvais ses stores baissés, aussi bien le jour que la nuit. À plusieurs reprises j’allais voir ce qu’il en était, mais j’abandonnais aussitôt. Puis, un mercredi à deux heures et demi, une musique tonitruante me fit sursauter, et elle ne cessait pas. Peu après, un des locataires sonnait et frappait à sa porte, mais elle ne l’ouvrit pas. Le lendemain, j’ai tout de même frappé à sa porte l’appelant préalablement au téléphone, sachant qu’à chaque visite inopinée elle se comportait telle une raie dans les profondeurs maritimes. Elle m’a accueilli avec un visage propre, en robe de chambre, comme si de rien n’était. À nouveau du café et du cognac dans ces verres en cristal. Elle entama la conversation en criant, et j’ai su : s’ensuivra une nouvelle importante. Elle s’est plainte de migraines, que depuis des jours elle ne quitte le lit et n’ouvre pas les fenêtres. C’est plus du contexte que de ses confessions directes que j’ai compris que rester allonger les autres jours « normaux » était son activité la plus récurrente : lorsqu’elle est à la maison — et elle est plus ou moins toujours à la maison — elle passe son temps en grosse partie au lit. — Vous devriez surement savoir… — m’expliquait-elle — qu’au moyen-âge la position habituelle pour lire était en restant debout. Puis s’en suit le culte du fauteuil, de la chaise, la lecture sous une lampe. Et aujourd’hui les gens lisent allongés, ce qui est naturel. Je n’étais pas intéressé par ce qu’elle lisait, et je l’ai dit — à l’époque elle ne m’intéressais pas du tout. Ce que je regrette aujourd’hui quelque peu. Franchement, comment est-ce que n’importe quel être, sans être un animal qui probablement ne ressent pas le poids de l’ennui, remplit-il ses jours dont il dispose en abondance ? Qu’est-ce qui occupe son attention ? Quel genre de littérature, dans un tel état d’existence sans aucun but, pourrait être assez puissante pour brièvement repousser la peine de vivre une vie dénuée de sens ? Qui serait en mesure de surpasser l’absurde ? Si je connaissais la réponse, me dis-je aujourd’hui, nombreux seraient les mystères que j’éluciderais. Ce n’est que lors de cette rencontre que j’ai remarqué que la voisine Vanessa avait grossi, aussi bien sous le menton qu’au niveau des épaules : son ventre s’était arrondi sous sa robe de chambre blanche attachée par une grosse bande en tissu éponge. Elle avait de petites mains, boudinées. Moi j’aime les vêtements décents, et le remarque chez les autres. C’est pourquoi sur la courbe de son sein gauche j’ai tout de suite remarqué le logo cousu de Pierre Cardin. « Ça a du coûter cher », me suis-je dis en philistin. — C’est comme si j’étais dans un cercle vicieux — me dit Vanessa — aucune chance que je me lève avec ces maux de tête, alors que je devrais faire un saut jusqu’à la doctoresse pour qu’elle me donne n’importe quoi, car quand ça prend c’est insupportable. Et là je ne peux pas y aller ; et si je n’ai pas mal, je trouve stupide d’y aller vu que je suis bien. C’est que j’ai appelée tant de fois les urgences, mais ils me disent seulement de mettre des compresses froides et de prendre des aspirines. Salopards ! — Dites pas ça, c’est qu’ils ont énormément de cas graves… — Et moi comme par hasard je suis pas un cas grave ?! Elle commençait à s’agacer, s’étalant sur son épopée sur la migraine. J’ai poliment proposé mon aide, qu’elle me fasse signe si elle a des maux de tête, c’est que moi aussi bon sang je suis une espèce de médecin, je sais ce qu’il faut et comment soigner. — Il ne manquerait plus que ça. Il y en a assez qui touchent un salaire pour ça. J’ai brusquement changé le sujet car la rage ne faisait que grossir en elle. Je me suis renseigné avec nonchalance si elle sort, au cinéma, en balades… — Pourquoi aller au cinéma vu que le même film sera diffusé tôt ou tard à la télévision ? — répondit-elle. — Mais n’importe où, au théâtre ? C’est toujours étouffant là-bas, et je me crispe complètement sur ces petits sièges. Puis je n’ai pas le temps d’y aller, j’ai tellement de boulot… Et des promenades ? Au moins des promenades ? — Les gens souffrent massivement de l’illusion que de se mouvoir physiquement changera le cour de leur destin, en devenant soudainement plus sain. Tu parles ! Leurs gènes leur tracent infailliblement aussi bien le début que la fin. Il n’y a que les gènes. Aucune promenade ne te sauvera. — Bon, vous ne devez pas le faire pour votre santé alors, mais juste comme ça, pour être dans la nature… Y en a tant qui après le travail font un tour en vélo, ou des véritables randonnées, pour dépenser le surplus d’énergie… — Je ne comprends pas ces gens qui sans cesse courent quelque part. Du boulot à la salle de gym, le weekend sur le mont Sljeme, des vélos de montagne — mais quelle sottise ! Et ils ne comprennent pas qu’il leur faut du repos, et pas des nouveaux efforts. — Mais une autre énergie est engagée pour des activités physiques. Physique et non pas psychique. — Pas vraiment. Tout ça vient du même réservoir. — Comme vous dites, mais le surplus il faut l’expulser de soi. — Moi je n’ai pas de surplus d’énergie, j’ai un manque d’énergie. — Je ne suis pas d’accord — secouais-je l’index, avec reproche, comme si je m’adressait à un enfant. Oui, elle démontrait une certaine intelligence, sauf qu’elle l’investissait, me semble-t-il, à aiguiser les arguments légitimant ses propres faiblesses. — Je veux dire : il existe des efforts qui ont du sens et d’autres qui n’ont aucun sens — enchainait-elle — moi je n’ai pas des souhaits vains comme tous ces yuppies. Je ne vends pas mon temps, précieux, pour réunir des sous pour des choses dont je n’ai pas besoin. Moi je n’ai pas besoin d’un vélo cher pour pouvoir être heureuse. Eux c’est comme si ainsi il fuyait leurs maisons, toujours des espèces d’obligations. Moi je ne m’échappe pas de ma maison, je suis bien à la maison. Et au moins j’ai la dignité de ne pas me forcer moi-même à faire quelque chose car en vérité je fuis quelque chose d’autre. Ainsi j’ai ma paix. J’ai le temps pour être à l’écoute de mes propres sentiments, savoir ce que je veux vraiment, sans me mentir à moi-même… Le père de Vanessa acceptait tout de sa fille unique. Selon le témoignage du cousin éloigné, il ne lui a jamais reproché de ne pas trouver du travail ou de ne pas se marier, c’est-à-dire de ne rien faire pour contenter les attentes de la société. Sa mère aussi était diligente, elle effectuait les tâches ménagères pour tous, ne forçant pas sa grande fille, par exemple, à repasser les chemises. Vanessa a vécu ainsi, pendant une dizaine d’années, sans aucune obligation, outre les obligations scolaires. Mon cousin éloigné me disait qu’à part cela, elle était une excellente élève et réussissait tous ses examens. Si j’y étais obligé, j’expliquerais cette inhabituelle mollesse par cette éducation permissive. Aujourd’hui, cela provoque régulièrement des personnalités narcissiques remplies d’agressivité, mais dans de rares cas, au contraire, cela entraîne un engourdissement total et une désorientation. Le manque d’autonomie. (Ce qui peut aussi devenir un terrain fertile pour des décharges agressives.) Et ce manque de stabilité, Vanessa le masquait par son éloquence. — Il me manque de l’énergie, c’est pour cela que je dois l’épargner — poursuivait-elle à propos de son sujet préféré. — Je suis sûre que c’est dû à un dérèglement, j’ai très peu de fer. Aucun produit ne m’aide, c’est un défaut inné dans l’hémoglobine. Je suis tout simplement génétiquement manquante. C’est pour ça que je ne voulais pas avoir d’enfant. Dans des cas banaux, je remarquais inconsciemment des accents pathétiques — ce doit être un effet secondaire de ma lecture des belles-lettres. Ainsi, en Vanessa, je voyais aussi un récit, typique, larmoyant sur la décadence et la chute d’une famille jadis notable ; ils étaient ce que l’on appelle « des anciens ». Son nom de famille, indigène (dans le sens centenaire du mot), avait été noté dans cette localité déjà sur le registre des prélèvements des paysans en année 1665 — m’avait-elle mentionnée à plusieurs reprises. Ce qui expliquerait aussi d’où leur vient cette parcelle, d’une taille exceptionnellement étendue où se trouvait le garage, tout comme probablement quelques domestiques. La lignée familiale donc, s’étirait sans interruption depuis que notre quartier n’était qu’un village recroquevillé sur lui-même, au sein des pâturages et des champs. Et Vanessa était la dernière descendante de cette branche, sans bourgeon et sans fruit. Tout de même, étant suspicieux, pas uniquement professionnellement, je prenais ces nombreuses déclarations avec réserve. Et même celle concernant les enfants. Je me souvenais bien de l’histoire que m’avait conté mon cousin éloigné sur ce chauffeur de tramway dont elle était tombée amoureuse, et qu’elle avait vraisemblablement réussi à asservir. Puis son côté enfant gâté avait surgit et, là, c’était lui qui — je ne sais si c’est par jalousie — se mit à l’épuiser elle. Entre eux, affirmait mon cousin éloigné, il était souvent question d’enfant, de mariage et de vie commune. Je me suis senti soulagé lorsque les pénibles sujets sur la migraine et les yuppies ont été remplacés par des banalités insignifiantes, avec, cette fois-ci, cette affectation dans la voix qui m’était bien connu. Les ministres sont incapables, les enseignant sous-payés, les enfants analphabètes et les portails internet saturés d’informations pour des idiots. Elle m’a mentionné avec euphorie que le printemps est enfin arrivé (en effet, la nappe chauffait sous le soleil, et les verres avaient des étoiles en forme de diamant sur la surface arabesque et ventru), ce qui est en soi, comme elle l’avait dit, une excellente nouvelle — car l’hiver était gris, long, bien humide. Puis je ne l’ai pas vu pendant des mois, tout l’été. Jusqu’au début de l’hiver suivant, lorsqu’elle est passée en demandant sur le pas de la porte si je pouvais lui prêter un peu d’argent. Elle ne donnait ni explication, ni justification. Elle n’a même pas promis qu’elle rembourserait la dette. En passant, elle m’a demandé si je connaissais un endroit où l’on rachetait des vêtements chers et bien entretenus : — Donc pas de magasins d’occasions, là-bas ils écoulent tout pour rien. Je lui dis ne pas savoir, sortant de la veste ce que j’avais — quelque billets de cent kunas. Remerciant brièvement, et me regardant dans les yeux sans aucun malaise, comme si elle s’informait de la direction d’une rue et que maintenant, l’ayant appris, il lui fallait se précipiter pour y aller, me tendit-elle la main pour saluer : — Dans l’après-midi je vais chez le chiropraticien, si vous en avez besoin, dîtes-le, il est excellent. Le meilleur en ville. Alors on s’est serré la main, absolument rien ne me venait à l’esprit en guise de réponse. — Il est un peu sévère… Je veux dire : rugueux, mais ça aide — me dit-elle en me secouant fermement la main — il me reste encore deux séances, je pourrais lui demander s’il a quelques dates libres pour vous… Peu après, le samedi suivant le Nouvel An, j’ai remarqué qu’elle boitait. Le jour d’après, elle m’avait confirmé dans l’après-midi lorsque je l’avais croisé dans l’ascenseur que son côté gauche était toujours engourdit. Elle a refusé ma proposition de l’accompagner à l’hôpital. En revanche, lundi, elle est allée toute seule au service des urgences à Vinogradska. Le diagnostic : accident cérébrale ischémique. Elle n’est pas tombée dans le coma. Mais les procédures, les traitements et les anticoagulants n’aident pas à chaque fois : elle est morte le lendemain. J’ai appris tout cela d’un collègue travaillant dans cet hôpital bien plus tard, à vrai dire il y a peu, ce qui m’amène à le noter.


Traduit par Yves-Alexandre Tripković


¹ HDZ pour Hrvatska demokratska zajednica, Union démocratique croate, parti politique croate de centre droit, conservateur et démocrate-chrétien.

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