Les Enfants de Miles FACE A
Il y a une myriade de musiciens, tout comme d'innombrables genres musicaux. Avec Miles Davis et sa place dans la musique et dans l’histoire du jazz la situation est pour ainsi dire — « simple » : d’un côté lui — de l’autre tous les autres. La somme des raisons pour lesquelles il en est ainsi est bien trop longue et pour une autre occasion, du coup à la place, peut-être que le mieux serait de l’expliquer par cette analogie approximative : Miles est pour le jazz ce que Picasso est pour la peinture ou Godard pour le cinéma. Ce qui veut dire : peut-être que certains prédécesseurs avaient bien auparavant allumé la flamme du changement — Cézanne ou Braque, ou peut-être qu’à la suite il y en avait de plus radicaux, comme d’autres Français, Russes ou Américains, mais si on pense au vingtième siècle en voulant d’office extraire, convoquer une seule personnalité qui incarnerait le décalage au sein d’un art — cette rupture radicale avec la façon dont on regarde le monde dans son ensemble — alors c’est Pablo Picasso qui se distinguerait de suite comme étant le plus représentatif, aussi bien dans la dynamique de l’art et de l’histoire culturelle que, dans le même ordre d’importance, dans la perception globale, populaire. Miles est justement une telle figure : et par les accomplissements musicaux, « de l’intérieur » dirait-on, et par la manière dont le public le percevait. Il a posé quelques finalités de ce qu’est un musicien de jazz — le jazz-soliste est le plus éminent parmi les instumentalistes-individualistes plus qu’il ne l’est dans les autres genres musicaux — la manière dont il devrait sonner et l’apparence qu’il lui faudrait endosser, sa façon d'irradier. Aussi bien dans le contexte du jazz que dans un large sens culturel, de l’Amérique puis du reste du monde, il est le premier à avoir interrompu la longue et affligeante souffrance imposée au jazzman-amuseur. Louis Armstrong, probablement la contribution la plus importante d’une individualité américaine à la culture mondiale et, avec Stravinski et Schoenberg, sans doute le plus grand musicien — l’innovateur du vingtième siècle, ne pouvait jamais se débarrasser sans restes du réflexe du divertissement, cet habitus qui provient de la culture dont il est issu — l’idée que le musicien noir se doit toujours d’être aussi un entertainer, pour ne pas employer un mot plus grave. Duke Ellington, ce « Bach américain » comme on l’appelait, l’intellectuel et le compositeur dont l’apparence raffinée reflétait le raffinement de la musique, lui était imminente, et qui au jour d’aujourd’hui sur les photographies paraît comme un Noir noble — même lui ne savait pas se débarrasser entièrement de ce poids persistant et complexe. Car, en tant que Noir américain, et génie — ce saut final, irréversible, au-dessus de l’arc-en-ciel — du rôle imposé de l’amuseur de la galerie à l’artiste bon fide cherchant à ce que cette légitimité soit reconnue — lui avait été jusqu’à la fin inaccessible. Le mauvais esprit d’oncle Tom, les restes sombres des ménestrels — ce cliché dégradant du clown foncé aux pieds nus avec son chapeau de paille et son banjo, qui dans une grammaire primitive chante sur un dialecte noir — est resté quelque part en tant que traumatisme profond, tel un terrible cancer de l’âme dans les corps de ces innovateurs, même lorsqu’il n’y avait aucun besoin pour cela, ne leur accordant jamais l’émancipation plus importante même que celle d’une citoyenneté. Celle du for intérieur, individuelle. Par contre, Miles avait dès le début exigé l’autonomie entière pour lui en tant qu’artiste, le respect sans concession aucune. Non seulement avec son répertoire et la manière dont il l’interprétait, dans une tonalité inimitable de sa corne, par toute la méthode et la réflexion sur la musique, mais aussi par son aspect extérieur, physique, ses vêtements, son style, la manière dont il se tenait sur scène — il cherchait la reconnaissance. De gré ou de force : il ne réagissait jamais aux applaudissements (bien avant les impertinents punks), il ne présentait pas les musiciens sur scène, ou encore — le péché des pêchés — il lui arrivait de tourner le dos aux spectateurs (pour des raisons musicales !, pour qu’il puisse entendre mieux, mais qui cela gênait-il ?). Tout cela médusait et fascinait aussi bien les collègues que le public et les critiques, amplifiant son charisme fou. Miles est le Hamlet du jazz : au centre de la scène, sous les projecteurs, ainsi courbé, incliné vers l’avant, le regard devant soi ou vers le bas, sur le plateau, dans une concentration profonde (Keith Jarrett dit que Miles était le meilleur « écouteur de tous ») — il s’est mis au centre, a fait que le public vienne à lui et à travers ses soliloques muets de sa trompette tente d’entendre l’intimité du musicien. Qu’il présage ses raisons et contradictions, ses aspirations et terribles conflits, ses interrogations personnelles, qui en parties étaient aussi musicales, et tout autant, si ce n’est plus, les questionnements psychologiques, personnels, identitaires. Des questions sur la frontière du privé, sur la communication et sa propre position dans le monde, sur les doutes et les sauts en avant, artistiques et personnels, sur les démons qui sa vie durant le tiraient en arrière. C’est une position fragile : ce n’est pas par hasard que dans les concerts des dernières années, bénéficiant du micro sans fil, il se courbait physiquement de plus en plus en avant, vers le sol, de sa trompette quasiment touchant la scène, pour que son visage ne soit pas vu, déjà caché à moitié par des énormes lunettes futuristes en plastique — paradoxalement « pour ne pas déranger », pour que l’image soit abolie le plus possible pour pouvoir se concentrer sur le son, en même temps attirant l’attention sur soi tel un aimant.
LE TRAÎTRE À BELGRADE
Ces dernières années, les meilleures œuvres sur notre histoire culturelle étaient sans exceptions celles qui, au lieu d’emprunter les voies de la facilité — de la reconnaissance, de la confirmation et de l’extension du plus ou moins connu — réussissaient à ce que nous puissions soudainement voir les choses d’un angle duquel nous ne l’avions jamais fait auparavant. Les œuvres qui contenaient la clé secrète des portes qui, une fois déverrouillées, frayaient le chemin qui jusqu’alors semblait inexistant, impensable même, cette clé qui déroulait des thèmes et des questions qui, par l’étonnement et l’excitation de ce qui a été trouvé alors qu’inattendu, nous changeait toute la perception des choses. Parfois intentionnellement et parfois par pur hasard, d’une manière détournée et discrète.
Pendant de longues années il n’y avait que l’album pirate de Miles Davis Another Bitches Brew — Two Concerts in Belgrade, enregistré à ces deux concerts dans des lointaines années 1971 et 1973 à la Maison des Syndicats à Belgrade — est une de ces clés.
Aussi un des mystères. Et tout comme chaque véritable mystère, il est couvert d’un voile aux nombreuses questions, auxquels il est en règle générale impossible de répondre. Quelques questions « pratiques » — par exemple, comment les matrices de la Radio-Télévision Belgrade sont-elles arrivées jusqu’en Europe puis jusqu’en Amérique, comment ont-elles fait leur chemin du début jusqu’au rédacteur de cette édition ? Tout comme d’autres questions, bien plus compliquées.
Tout d’abord, dans une rapide esquisse du contexte historique et temporel : Miles vient à Belgrade au Belgrade Newport Jazz (festival et phénomène, qui malgré l’application de Vojislav Pantić n’a toujours pas connu le traitement mérité), à l’époque suivant l’album Bitches Brew qui marque son interruption provoquant avec la tradition du jazz, ce disque qui l’a rendu millionnaire et la personne haïe du jazz, « le traître » ni plus ni moins.
Il vient pour la toute première fois, avec son groupe électrique — sa plus grande « trahison ». Le son est fracturé, bruyant, amplifié, carrément cacophonique par moments. Miles, ce lyrique supérieur dont les changements du style sont promus en canon du jazz, emprunte la direction à l’opposé de ce qu’il avait créé jusque-là dans son style original entièrement épuré — là, il joue de la trompette dont le son est déformé grâce à la pédale wah-wah de la guitare électrique, distordu, avec juste quelques éclats de mélodie et de douceur à travers les empilements et les alluvions des couches de percussions — deux percussionnistes plus le batteur ne s’arrêtent pas un seul instant. Tout est tendu, sous tension et accéléré jusqu’à l’étrange ce qui n’est pas « juste » une question du choix musical — Miles est justement en train d’accéder en troisième décennie de sa dépendance à la cocaïne (soit dit en passant, je me suis toujours demandé comment les musiciens étrangers introduisaient leurs « mélanges spéciaux » en Yougoslavie — ce qui est un sujet pour tout un livre). Le groove incessant, infini, sans aucune progression d’accords se propageant dans tous les sens est souvent tenu ensemble par un seul grief, tel une immense composition picturale qui s’étalerait en longueur, horizontalement, sans fin et début réels.
Bien entendu, vu qu’il s’agit de Miles, la musique « swingue » toujours, mais requiert aussi beaucoup de l’auditeur, énormément.
C’est là que se pointe le mystère, celui de l’endroit où on joue, puis une des questions clé, la plus évidente vu que personne ne la pose, en même temps la plus déconcertante — le public, ces gens à la Maison des Syndicats, à Belgrade et en Yougoslavie en 1971, que pensaient-ils, que ressentaient-ils lorsqu’ils écoutaient ainsi confrontés au contraire de ce à quoi ils s’attendaient ? Qu’est-ce qu’il aurait été génial de pouvoir maintenant y jeter un coup d’œil dans toutes ces têtes et toutes ces âmes pour l’entendre.
On peut supposer que sont venus au concert les vieux (déjà à l’époque !) amateurs du jazz, ça se trouve même quelques pionniers survivants d’avant « l’autre guerre », puis les doyens des années quarante et cinquante, tous des « traditionalistes », amoureux sincères et purs de dixieland, de swing, de Glenn Miller et Harry James, puis par la suite de be-bop, suivant le style qui s’aiguisait aussi bien dans le ton que dans l’idée. Ils sont là, avec tous les retards inévitables (qui n’étaient pas uniquement yougoslaves, en aucun cas !) par rapport au monde, vis à vis de l’évidente immensité du monde, encore vaste, différent, pas encore ceinturé de toiles d’informations instantanées. Avec la première génération et celle qui s’en suivait est venu aussi la toute dernière, alors troisième — les babyboomers yougoslaves. Tous ensemble — face à quoi se retrouvèrent-ils ?
Par la suite, il restait quelques bribes de témoignages qui rapportaient aussi quelques réactions négatives du concert belgradois (étant même, ce qui est génial, documentées à l’étranger, dans le centre-même, comme par exemple dans le livre récent de John Szwed qui cite les journaux yougoslaves et les critiques du concert). Ce qui était quelque peu attendu.
Mais le public était aussi composé d’autres gens. Ceux à qui par une espèce de miracle, la chance, le malentendu, des forces majeures — quoi qu’il en soit — cette musique avait été destinée, ceux qu’elle avait atteints, quelles que soient les voies impensables par lesquelles elle se frayait le chemin à travers d’innombrables obstacles, aussi bien personnels qu’objectifs. Jusqu’au groupe de gens, qui n’a toujours pas été considéré à sa juste valeur et dont l’histoire n’a pas encore été écrite, dont la présence avait marqué ce Belgrade qui montait en puissance, et de là, par une réaction en chaîne, saisissait tout le pays, ajoutant à la grande peinture la nuance de couleur qui ne peut être vue au premier coup d’œil, mais qui est assurément dans le spectre avec lequel elle avait été peinte à travers les décennies.
Traduit par Yves-Alexandre Tripković
Extrait du recueil d'essais Les liens secrets, Sandorf, Zagreb, 2017