top of page
  • Photo du rédacteurFrançois d'Alançon

Retour en ex-Yougoslavie (3/4) : En Croatie, les villages serbes abandonnés par l'État


Un agriculteur devant sa maison détruite au lendemain du tremblement de terre, le 30 décembre 2020, à Majske Poljane.

Antonio Bronic/Reuters




Trente ans après la déclaration d’indépendance de la Slovénie et de la Croatie, voici l'analyse des effets de la disparition de l’ancienne Yougoslavie par le biais du reportage de François d'Alançon auprès de la minorité serbe de Croatie, qui ressent fortement l’écart de développement entre la capitale Zagreb et les régions rurales.



Majske Poljane, un village au nord-est de Glina, à 80 kilomètres au sud de Zagreb. Le conteneur trône dans une cour de ferme, entre la grange et une maison effondrée. Deux ouvriers s’affairent pour construire une petite maison en bois, financée grâce à un don de la communauté croate italienne. Milorad Grubić, 69 ans, agriculteur retraité, loge dans le conteneur avec son épouse Stana, depuis le tremblement de terre – 6,4 sur l’échelle de Richter – qui détruisit son habitation le 29 décembre 2020 au milieu de la journée. « Avec 240 € de retraite par mois, sans aide de l’État, je n’ai pas les moyens de la reconstruire », lâche Milorad. « Un chalet de 35 m2, ça ne peut pas être pire que cette boîte de fer. » À Majske Poljane – « le champ de mai » en langue croate –, la localité la plus touchée, pas un bâtiment n’est sorti indemne du séisme. Cinq des sept morts, victimes des secousses, habitaient cette bourgade au cœur de Banovina, une région frontalière de la Bosnie, entre bois et collines.

Le tremblement de terre de décembre, c’est un peu la double peine pour Milorad, un Serbe, ancien joueur et entraîneur amateur du NK Banija, le club de football de Glina. Le 4 août 1995, lui, sa femme et leurs deux enfants avaient fui devant l’offensive des forces croates, comme la plupart des habitants serbes du village. Pendant trois jours, l’opération Oluja (« Tempête ») avait permis la reconquête croate de la Krajina, deux régions occupées par les sécessionnistes serbes. En quelques jours, près de 200 000 Serbes s’étaient enfuis vers les régions serbes de Bosnie-Herzégovine ou la Serbie.

L’exil de Milorad et des siens a duré près de cinq ans. Après trois mois d’errance, la famille avait fini par s’installer à Krnić, au sud-ouest de Belgrade. « Des habitants nous ont aidés à emménager dans un bâtiment délabré, à acheter trois cochons et à nous connecter à l’électricité », dit-il. « Jusqu’à ce que le mal du pays et la peur des bombardements de l’Otan sur la Serbie nous incitent, ma femme et moi, à revenir au printemps 1999. Heureusement, notre maison n’avait été ni incendiée, ni démolie, seulement pillée. » La Croix-Rouge croate les a aidés et la vie a repris son cours. Leurs deux enfants, Milka et Miodrag, sont restés en Serbie. « Ils nous rendent visite trois fois par an avec leurs conjoints », ajoute-t-il, l’air pensif. « À la fin des années 1990, le village comptait environ 500 habitants. Nous ne sommes plus que 130. Seuls les vieux sont restés. Après nous, il n’y aura plus personne. Il n’y a pas de travail ici. » Milorad, le passionné de foot, se souvient d’une autre vie où peu importait qui était serbe et qui était croate. « Nous ne savions pas vraiment qui était qui. Notre amitié et notre vie sportive, c’est tout ce qui comptait. » À cette époque, les époux Grubić travaillaient à l’usine de filage textile de Glina. La filature a fermé et la guerre de 1991-1995 a tout chamboulé. La population de près de 9 300 habitants, dont 6 400 Croates, ne compte plus que 2 500 Serbes, un peu plus d’un quart du total, contre 14 000 (61 %) en 1991. Seulement 2 000 à 3 000 réfugiés serbes sont revenus sur le territoire de la municipalité depuis la fin du conflit.

« Personne ne se bat pour la minorité », déplore Branka Bakšić Mitić, 59 ans, maire adjointe de Glina, représentante de la communauté serbe. « Dès mon élection en 2017, le maire sortant, membre du parti conservateur HDZ, a refusé toute coopération et a réduit de moitié la subvention destinée à la minorité serbe. Des villages autour de Glina sont sans électricité et sans accès au téléphone depuis la fin du conflit en 1995. »

Pour contourner le désengagement de l’État et des autorités locales, Branka Bakšić Mitić a créé « Ljudi za ljude » (« Les gens pour les gens »). Avec le soutien de la Fondation Solidarna et d’autres donateurs, l’association finance la construction de maisons en bois pour les victimes du tremblement de terre, distribue de l’aide et a ouvert un centre d’initiation à l’informatique pour les enfants. « Nous voulons aider les vieux qui sont seuls et abandonnés par l’État, dit-elle, tout comme les jeunes qui ont besoin de soutien. » Élu au mois de mai sur une liste indépendante, le nouveau maire Ivan Janković se montre très prudent. « Je parlerai avec tous les citoyens, quelle que soit leur appartenance », affirme ce géomètre de 31 ans, novice en politique. « Je ne peux pas leur dire que je vais résoudre leurs problèmes du jour au lendemain. Nous allons nous asseoir autour de la table et tenter d’accélérer les choses. »


Une femme vivant à l’extérieur de sa maison qui menace de s’écrouler, au nord-est de Glina.

Robert Anić/Pixsell/Xinhua/REA



Le drame du 29 décembre n’a fait qu’accentuer les écarts de développement entre Zagreb et cette région déshéritée où l’État est aux abonnés absents depuis l’indépendance. La communauté serbe de la région dépend largement de l’aide extérieure pour sa survie. « C’est une zone rurale, dépeuplée et économiquement arriérée qui a beaucoup souffert de la transition économique. Des investissements sont nécessaires pour la désenclaver », souligne Boris Milošević, premier ministre adjoint, chargé des minorités dans le gouvernement du Premier ministre conservateur Andrej Plenković. « Le Parlement croate a adopté de très bonnes lois sur la protection des minorités mais la volonté politique fait souvent défaut pour les mettre en œuvre, en particulier depuis l’adhésion à l’Union européenne en 2013. Mon job est de les faire appliquer. »

À Zagreb, le gouvernement compte sur les 6 milliards d’euros de subventions du plan de relance européen pour atténuer l’impact économique et social de la pandémie de Covid-19 et des deux tremblements de terre de 2020. « Cet argent doit contribuer à réduire les inégalités de développement et à moderniser l’écosystème économique et social plutôt que de soutenir quelques fleurons dans le secteur privé », précise Zvonimir Frka-Petešić, chef de cabinet du Premier ministre Andrej Plenković.

La pandémie, sans compter ces deux tremblements de terre, a balayé une grande partie du travail de réduction de la dette publique réalisé depuis 2016. « C’est assez frustrant quand on regarde les choses sur trente ans », ajoute ce diplomate, né en France en 1969. « Quinze années avaient été nécessaires pour retrouver en 2004 notre niveau économique d’avant la guerre. Puis la crise financière de 2008 a frappé, suivie de six années de récession. Le Covid-19 est arrivé au moment où nous sortions la tête de l’eau. » Pour le gouvernement, l’objectif reste inchangé : parachever l’intégration européenne du pays en rejoignant les accords de Schengen en 2022 et la zone euro dès le 1er janvier 2023.

Aux élections municipales de mai dernier, le triomphe à Zagreb du candidat de la gauche verte Tomislav Tomašević, 39 ans, a confirmé la tendance : les centres urbains et les régions plus développées du pays tendent à voter pour des options citoyennes plus libérales et les régions moins développées pour le parti conservateur HDZ ou l’extrême droite. « Une nouvelle génération fait son entrée en politique, observe le journaliste Dalibor Šimpraga, avec une approche différente, centrée sur des questions sociales qui touchent les citoyens – l’environnement, l’économie, la santé, le logement et l’éducation – de préférence aux thèmes identitaires portés par la droite. »





repères

Une minorité associée au gouvernement


La Croatie compte 4,2 millions d’habitants dont 86,3 % de catholiques, 4,4 % d’orthodoxes et 1,5 % de musulmans. Les Croates représentent 90,4 % de la population.


La minorité serbe ne représente plus que 4,4 % de la population, contre 12,16 % en 1991. Leur nombre est passé de 600 000 à 186 000 personnes. Elle se répartit entre Zagreb, la Slavonie (vaste plaine au nord, située entre la Hongrie et la Bosnie), la Krajina (région du centre, plaquée contre la Bosnie-Herzégovine), Rijeka et l’Istrie (au nord-ouest, bordant la mer Adriatique).


Le Parti démocratique indépendant serbe (SDSS) détient les trois sièges réservés à la minorité serbe dans le Parlement croate et participe à la coalition gouvernementale, dirigée par le premier ministre conservateur Andrej Plenković. Un de ses responsables, l’avocat Boris Milošević, occupe les fonctions de premier ministre adjoint, chargé des affaires sociales et des droits des minorités, depuis juillet 2020.

bottom of page