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  • Photo du rédacteurMehmed Begić

Pays non-alignés 2/4









Ça sent les fruits 

Parfois l'amour d'un homme

est une folie provoquée par un rien.

Il a passé un siècle entier

à respirer et à goûter

des bouts de modestie.

Chacun de ces moments est un million de vies.

Le rêve est une histoire en soi,

vous voilà baigné de sensations

et d'odeurs de fruits.

En essayant d'arrêter d'écrire,

il a écrit des livres et a arrêté de boire.

Maintenant, il est trop tard pour retenter,

et ce que tu lis

ne correspond pas à la compréhension.

La romance est passée,

la magie a disparu.

Et si tu pars,

comme il semble parfois que tu doives le faire,

cela n’y change rien.

Aucune drogue n'aidera, aucun petit vaudou;

il n'y a pas de vin, pas d'eau-de-vie.

Tant que quelqu'un

vit pour toi quelque part au loin.




Bus numéro 27

Dans le bus numéro 27, je suis incapable de séparer

le présent du futur ou du passé.

Les pensées vont trop vite, une belle femme noire à la gare

rate le bus

que je prends tous les matins.

Comme si elle ne savait pas que je fais partie de l'Underground

et que le secret du jazz m'a été révélé par un sifflet mouillé.

En passant des nuits à San Francisco, c'était il y a longtemps,

Jack Kerouac Alley avait un autre nom

et au lieu de haïkus, elle était décorée de camions et d'ordures.

J'ai attendu le matin dans les ruines de Mostar.

Nous mourons tous jeunes au moins une fois.

Maintenant, je peux en penser avec calme,

avec sourire.

Une pensée en prélude à celle qui suit :

on va manger des fleurs au petit déjeuner, j'ai aussi gardé

les cookies pour les jours où tu décideras

de me révéler les secrets de la mescaline.

Tu ouvriras les fenêtres et les balcons,

salueras le matin en tirant les rideaux des villes

où tu n’es jamais allé.

Il fait chaud, c’en est insupportable et merveilleux, puis bang

et soudain je suis seul à l'aéroport de Berlin.

Je fais la queue, attendant qu'on bouge.

Un fonctionnaire la fait entrer, pousse son fauteuil roulant.

Quelque peu intéressé, je me surprends à regarder son sourire

et les traits de son visage, j'essaie d'imaginer à quoi ressemble

ce fauteuil roulant de son point de vue,

inimaginable pour moi

- tout comme elle, qui est magnifique.

Et je m’enfuis dans la direction opposée.

Toute histoire, si elle dure assez longtemps, se termine

par la mort. Je suis d'accord. J'ai aussi rêvé de la route

en ruine de Mostar et encore une fois, en un instant, je suis loin

de tout ça, dans le bus numéro 27. Peut-être

pourrais-je trouver une place si j’essayais.

Je baisse les yeux, je vois Mendoza Silvia C

c'est son nom, c'est écrit sur un bracelet blanc,

sur son poignet droit.

Elle est assise sereine, parfois elle ferme les yeux comme si elle s'endormait,

elle garde son sac tout contre elle, puis elle s’agite et redresse son corps.

La gare où elle est entrée porte le nom d'un hôpital.

Je vais jouer un peu plus autour des versions de son histoire

à la première sortie du bus.

Lunettes de soleil et rues,

je suis de nouveau sur la route.

Et toi, viens danser avec moi,

nous découvrirons des mouvements qu’on ne saurait faire

qu'en cuisine.

Ce cœur du chat noir errant

a poussé comme la queue du lézard

dans la cour où j'ai grandi - plus jamais le même,

et pourtant, peu probable qu’il pourra jamais faire autrement.



Fragments de nuages

J’ai des mains pleines de papier.

Certains des bouts ont des adresses écrites dessus,

d'autres seulement des fragments de poésie -

des rêves aspirés

et des fragments de nuages qui n’appartiennent pas.

En dessous d'eux se trouve une forêt.

Je pense au prochain coup.

Six heures du soir, il est minuit au journal télévisé.

Ils ont tué un poète à Miami.

Il a été liquidé devant le Literary Cafe.

Il a été abattu par deux personnes dans le parking.

Tel est le contenu du rapport sommaire

du 29 mai 2011.

Il y a une obscurité sauvage dans certains cœurs.

Que faire d'elle?

Ce n'est pas le moment de se crucifier.

La distance brouille les images, la machinerie du corps

projette des apparitions.

Sans eau-de-vie, tu vas à des partouzes

et tes cils sont faits de poussière,

tandis que tu offres en invitation tous ces noms

qui te paralysent dans ton existence.

Tu invoques des idées.

Tu pries pour la vision,

pour la bonne santé de tous ceux que t’aimes.

Tu entends un enfant pleurer à travers les murs.



Les rivières me manquent

Tous ces jours, je suis hanté par une pensée

comme le vers d'un poème

que je n’ose pas écrire -

les ruisseaux et les cascades me manquent,

les petits, si petits,

qu'on peut difficilement les appeler cascades.

Les rivières me manquent -

de la Radobolja, qui coulait le long

du jardin familial à Ilići, où je

chassais la truite rapide, armé d'un verre

et d'une fourchette attachée au bout d'un bâton,

au Torrent du chien dans le Kentucky,

où le saumon m'a vite fait fuir,

et au fleuve Fraser au Canada, où j'aurais

presque perdu la tête en pêchant

ce satané esturgeon blanc.

Ces larges rivières

de ma ville natale me manquent,

j'avais l'habitude les traverser

quand l'eau le permettait,

marchant à bout de souffle d'une rive à l'autre.

J'en ai sauvé un canard une fois.

Ses ailes étaient collées à l'huile

et le courant d’eau l’emportait, impuissant.

Il me manque aussi des eaux par-dessus lesquelles

je pourrais sauter, de rocher en rocher

jusqu'à cet endroit

où il n'y a plus de rochers.

Je m'arrêterais là et j’enlèverais mes chaussures,

pour sentir l'eau, sentir la rivière

et son fond, ses parties qui ne sont pas de l'eau,

la douceur de couler et la force de manquer.

Je désire de toucher tout ça à nouveau

avant que tout ne se transforme en eau.



traduit par Kristina Krkic



*


Mehmed Begić, né en 1977 à Čapljina en Bosnie-Herzégovine est poète et l’un des fondateurs et rédacteurs du magazine littéraire de Mostar “Kolaps – guide pour des somnolants urbains”. Il a publié les recueils de poèmes suivants : “En attendant le boucher” (2002), “Poèmes de chambre” (2006), “Une balle parfaite à l’estomac” (2010), “Heures tardives à Managua” (2015), “L’homme dangereux” (2016), “Le temps de morphine” (2018). “Lettres de Panama : jazz de détective” (2018), “Pays non-alignés” (2019), “L’obscurité sauvage” (2020), “ Lettres de Panama ” (réédition, 2021), “L’araignée dans la mescaline” (2021), “Bebop / Hypnose” (2021). Sa traduction des poèmes de Leonard Cohen a été publiée dans le livre “Ma vie d’artiste”, sélection de poèmes (2003). Il traduit également de la poésie hispanophone. Begić fait partie des auteurs présentés dans le livre d’entretiens et de poésie “Car on est nombreux” rédigé par le poète Marko Pogačar. Il collabore avec des musiciens et écrit pour des revues et des portails littéraires.


*


Kristina Krkic, 27 ans, est née en Serbie. A 18 ans, elle vient vivre en France et s'inscrit à l'Université de Toulon où elle obtient une licence de langues étrangères appliquées (L.E.A.). Actuellement étudiante à l'UFR d'Etudes Slaves de Sorbonne Université, elle prépare un master de BCMS ; elle est également inscrite en double cursus de logistique à l'Université Arema. Elle travaille chez Apple en tant que spécialiste technique. Dans un avenir proche, elle envisage de se consacrer à la traduction de documents officiels.

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