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Photo du rédacteurLjerka Galic

Une extraordinaire odyssée linguistique




Cher monsieur Raljevic, vous venez d'achever la traduction de la pièce Vučina de l'écrivain croate Milan Ogrizović. Qu'est-ce qui vous a poussé à ce travail ? 

Milan Ogrizović est un auteur majeur du tournant du XIXe au XXe siècles pour la littérature croate. Ses monographies historique et musicologique Pedeset godina hrvatskog kazalište 1860. -1910. et Hrvatska opera 1870. -1920. sont d'une très grande valeur encore de nos jours. Chaque Croate a au moins entendu parler de Hasanaginica ou de Smrt Smail-age Čengića. Sa contribution à la dramaturgie en Croatie a participé à l'élan du courant moderniste du XIXe au début du XXe siècle. C'était là déjà de bonne raisons de traduire Ogrizović. Mais la cause profonde repose sur un projet plus précis. Cela fait à peu près une dizaine d'années que je traduis des drames croates. Je compte ainsi plus d'une centaine de traductions dramatiques qui vont du XVIe siècle avec Marin Držić jusqu'à des auteurs plus récents et des textes de 2021. Il y a quatre ans, j'ai créé ma propre maison d'édition, Prozor-éditions (www.prozor-editions.com) qui a publié à ce jour 25 livres en français se rapportant à la dramaturgie croate.

La Croatie est connue pour ses littoraux et sa capitale, mais les campagnes de l'intérieur sont généralement assez peu visitées. Elles ont pourtant servi de cadre régulièrement dans de nombreux drames de l'histoire littéraire et particulièrement au cours de la première moitié du XXe siècle. D'où l'idée de composer un ouvrage qui regrouperait plusieurs drames de différents auteurs et dont l'action se déroule en Lika, en Slavonie ou dans l'arrière-pays dalmate. La dimension dramaturgique servirait ainsi en même temps de cadre ethnographique. Avec d'autres auteurs, Milan Ogrizović a composé de tels drames : c'est le cas de Vučina dans le Velebit.


Jusqu'à présent, vous avez traduit de nombreuses œuvres d'auteurs croates en français. Quel est votre objectif personnel avec ce projet très louable ?

Il s'agit pour moi de rendre accessible au lectorat français et francophone les œuvres dramatiques de l'histoire littéraire croate. En fait, les choses se sont faites d'elles-mêmes. Mon intérêt déjà ancien pour le théâtre s'est croisé avec mon attachement à la Croatie. Quand dix ans plus tôt j'ai découvert que Gospoda Glembajevi de Miroslav Krleža ou Dubrovačka Trilogija d'Ivo Vojnović n'avaient jamais été publiés dans une version française, j'ai décidé d'en entreprendre les traductions puis d'en tenter les publications. Finalement, en créant Prozor (une fenêtre ouverte depuis la France sur la scène théâtrale croate), j'ai pu corriger un manquement qui me semblait alors intolérable. Puis la découverte de l'histoire littéraire et dramatique croate a nourri ce premier enthousiasme au point qu'aujourd'hui j'y trouve un plaisir qu'on pourrait peut-être qualifier de passion.

Je dois aussi à de nombreuses personnes d'avoir pu me lancer dans cette aventure et je ne remercierais jamais suffisamment Snježana Banović, Daniel Barić, Antonija Bogner-Šaban, Miloš Lazin, Boris Senker, Paul-Louis-Thomas, Yves-Alexandre Tripković et beaucoup d'autres pour leur collaboration aux éditions Prozor, leur soutien et leurs encouragements continus depuis les débuts de cette entreprise.

Dorénavant de nouveaux objectifs se sont imposés à moi : faire reconnaître la qualité du théâtre croate suit à présent deux problématiques. D'une part, il s'agit de souligner auprès des chercheurs et universitaires francophones la spécificité et la richesse du patrimoine dramatique croate ; d'autre part, - nous parlons tout de même de théâtre ! - de diffuser ces textes auprès de personnes et d'organismes susceptibles de les créer sur la scène. Ces deux objectifs, sans être contradictoires, m'obligent à des approches différentes dans mes travaux, et ceci encore aujourd'hui avec plus ou moins de succès.


Étant donné que votre langue maternelle est le français, à quels pièges de traduction vous êtes-vous trouvé confronté ?

Au-delà des contraintes spécifiques à toute traduction qui imposent un respect strict des textes sources tout en proposant une

adaptation qui permet d'en conserver le sens dans une langue et pour un public contemporains, s'ajoutent d'autres difficultés qui tiennent à l'histoire même de la Croatie. Temporellement, il m'a fallu beaucoup d'efforts et de patience pour entreprendre les traductions de Marin Držić ou des comédies ragusaines à l'âge classique. Je me suis trouvé confronté à des textes parfois même presque incompréhensibles pour la majorité des Croates d'aujourd'hui. Les dictionnaires, les commentaires de chercheurs littéraires, les conseils et avis des universitaires que j'ai consultés m'ont permis généralement d'échapper à ces « pièges » même si encore à ce jour certains passages demeurent incertains ou non traduits. Et spatialement aussi, lorsque je devais travailler sur des dialectes régionaux. De la même manière, le recours aux mêmes sources en a favorisé le travail de traduction. Je ne veux pas rentrer dans trop de détails, mais le recours très présent de la langue croate à des mots et expressions provenant d'influences extérieures au cours de son histoire en rend l'entreprise de traduction à la fois éprouvante mais aussi et paradoxalement passionnante. Traduire ainsi du croate au français, c'est aussi participer à des voyages linguistiques extraordinaires.


Vous êtes né, vivez et travaillez en France. Quelle est votre histoire ? 

En effet, je suis né en 1963 à Argenteuil, une petite ville de la banlieue parisienne. Miroslav, mon père, était originaire de Sali,

un village – le plus beau village du monde ! - sur Dugi Otok et Jacqueline, ma mère, est une française originaire de la région parisienne avec des ascendances bourguignonnes. Très tôt, mes parents m'envoyèrent pendant les vacances scolaires et sous l'accompagnement d'émigrés rentrant au pays avant de me rejoindre ensuite. Je me suis ainsi souvent retrouvé enfant tout seul à Sali et j'ai commencé à apprendre le croate avec les autres enfants du village. En fait, c'est moins le croate que le saljski que j'ai alors appris et, encore aujourd'hui, je considère que ma pratique de la langue est loin d'être entièrement satisfaisante. J'ai aussi suivi des cours dans ma jeunesse dans une école qui proposait des cours de yougoslave chaque samedi pendant quelque années et j'ai ainsi atteint le niveau de la classe de huitième si j'en crois un « diplôme » remis en fin de parcours. À cela s'ajoutent des cours suivis en Sorbonne il y a quelques années qui m'ont encore permis de progresser.

Après des études d'histoire des civilisations occidentales, j'ai passé et réussi le concours de professeur et j'enseigne depuis plus de 25 ans le français et l'histoire des des lycées professionnels de la banlieue parisienne. Je dispose de nombreuses vacances scolaires et me rends 5 à 6 fois par an en Croatie, à Sali mais aussi un peu partout dans le pays que j'ai maintenant visité largement. Ces voyages sont aussi l'occasion pour moi de découvrir les programmations théâtrales zagreboises ou autres que je fréquente alors avec plaisir. S'il n'y a pas de théâtre officiel à Sali, je ne manque cependant jamais de fréquenter le dimanche le terrain du jeu de boules où l'ambiance avec ses rires, ses plaisanteries, ses cris, ses expertises sportives et ses réconciliations autour d'un verre, vaut bien comme chez Marcel Pagnol toutes les comédies du monde.

Mon goût pour le théâtre combiné à l'apprentissage du croate m'a ainsi engagé depuis une dizaine d'années dans une aventure éditoriale exaltante et conduit à travailler la construction de passerelles culturelles entre les deux pays. Cela n'a été rendu possible que par le soutien de nombreuses personnes, bibliothèques et organisations liées au théâtre en France comme en Croatie auxquelles systématiquement j'envoie mes traductions. Je ne doute pas d'ailleurs que c'est par un tel intermédiaire que vous avez reçu ma traduction de Vučina de Milan Ogrizović.


Pour finir, dévoilez-nous quelques projets pour le futur…

Je me trouve engagé actuellement dans plusieurs projets. Mes travaux d'ailleurs favorisent régulièrement des propositions extérieures ou l'élaboration de nouvelles orientations de recherches. Ces projets peuvent aboutir pour certains ou péricliter pour d'autres. À cette heure, il est aussi parfois trop tôt pour présenter certains projets en cours.

Néanmoins, outre ce projet que j'ai surnommé « d'ethno-théâtre » et dont j'ai fait mention précédemment au sujet de mon travail sur Ogrizović destiné à dévoiler la vie des campagnes au début du XXe siècle, projet qui reste encore à peaufiner et qui impliquerait la collaboration d'ethnologues voire de solliciter des musées croates, quelques orientations de travail me semblent déjà avancées et prometteuses.

Après en avoir entrepris les traductions et publié par ailleurs le premier d'entre eux, les trois drames du cycle des

Glembay de Miroslav Krleža (Gospoda Glembajevi, U agoniji, Leda) inexistant dans l'édition francophone me paraît devoir être enfin présenté au lectorat français. J'attends actuellement l'accord de la Société des Auteurs Croates qui gère les droits au nom de l'Académie sur l'œuvre de cet auteur pour lancer la publication chez Prozor.

Depuis quelques temps aussi, je travaille beaucoup sur les comédies ragusaines des XVIIe et XVIIIe siècles, ces fameuses smješnice, dont j'ai effectué la traduction d'une dizaine de textes. J'apprécie beaucoup ces formes locales de théâtre qui témoignent parmi d'autres de la richesse littéraire croate et je réfléchis encore à un livre qui mettrait en valeur le théâtre ragusain injustement méconnu en France.

Comme je le disais, d'autres projets sont à l'étude ou en cours de réalisation. Aussi, c'est avec un grand plaisir que je vous les présenterai quand ils auront abouti.




version croate



in : mensuel MATICA, juillet 2021

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