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Photo du rédacteurLe Fantôme de la liberté

Ton fils Huckleberry Finn














À l'approche de la sortie imminente du roman Ton fils Huckleberry Finn de Bekim Sejranović chez EDITIONS INTERVALLES, maison d'édition dirigée par Armand de Saint Sauveur, nous avons le plaisir de vous présenter deux extraits dans la traduction de Chloé Billon.





J’ouvre lentement les yeux, et je constate que la nuit est déjà tombée et que la Coccinelle de la Save a presque dérivé jusqu’à la rive bosnienne. Sans allumer le moteur, je m’approche lentement de la berge à la rame, je laisse le courant me porter encore un peu, en cherchant un endroit favorable et abrité pour m’arrêter et passer la nuit. Le bateau s’engage enfin dans une petite baie, dont je me souviens, même si je n’avais pas remarqué que les pêcheurs y avaient coupé les broussailles, les ronces et les branchages, construit une petite table et un banc et recouvert le tout de nylon. C’était l’un des innombrables repaires, tanières de marins d’eau, douce, où l’on pouvait passer la nuit à boire, faire des grillades, pêcher à la ligne, fumer et jurer à voix basse contre le monde ichtyen. Je décide d’y passer la nuit, en espérant qu’aucun pêcheur ne se montrera précisément ce soir-là. Il s’avérerait que je m’étais bercé d’illusion, mais il s’avérerait également, comme de nombreuses fois auparavant, qu’il valait mieux que mes espoirs ne se soient pas réalisés que l’inverse. Car qui sait ce qui se serait passé si j’avais passé cette nuit seul ? Mais, pourtant, pourtant… Comment savoir ? Comment ?

Comment savoir quoi que ce soit ?

Tout ce que nous savons nous est d’une certaine manière imposé, à part le sentiment et l’instinct. Notre réalité n’est qu’un emballage produit dans l’usine de la réalité. C’est peut-être pour ça que j’aimais me défoncer. Car alors, je ne savais rien, je ne faisais que ressentir. Je ressentais et la rivière, et le vent, et la lune, et le soleil, et les hérons, et les grenouilles qui glissaient encore vivantes le long de leurs cous élégants et de leurs gorges, je concevais même les gros troncs sombres qui flottaient paisiblement dans l’obscurité vers la mer Noire. Quand je lisais des livres, et je lisait toujours en ayant fumé, car sinon, je n’avais pas la patience, je ressentais tous les personnages, principaux et secondaires, je m’identifiais au narrateur, voire à l’auteur, et même à son éditeur, et souvent je lisais des livres en m’imaginant que j’étais quelqu’un d’autre : Borges, je le lisais en m’imaginant que j’étais Mister No, et Andrić, que j’étais Hamsun. Les variations étaient innombrables, avec un peu de haschisch ou autre, je pouvais me transformer en n’importe qui.

Comme si j’avais voulu être n’importe qui d’autre, sauf moi.

Quand je lisais mes propres textes, je m’imaginais parfois que j’étais une accorte starlette, et si ça me plaisait, j’effaçais tout et je recommençais à zéro, même si ça me faisait énormément de peine. Le test le plus difficile, c’était quand je donnais le texte à l’un de mes « moi », et il y en avait des quantités, et ils étaient tous réels. Nous avons tous de nombreux « moi », de nombreuses identités qui partagent la même chair, le même sang, mais nos âmes ont vécu des vies distinctes, rêvé des rêves différents. Nous sommes des quantités, et nous sommes tous réels. Existaient donc : « moi - capitaine de la Coccinelle de la Save », « moi - junkie », « moi- fils », « moi - antimoi », « moi- frère « , « moi - connard « , « moi - imbécile », « moi - professeur », « moi -coureur de jupons « , « moi - pantouflard », « moi - profil Facebook », mais toujours : moi, moi, moi, moi… J’imagine ça comme une sorte de coche à laquelle sont attelés nombre de ces « moi » qui tirent chacun de leur côté, mais le cocher est ce « surmoi » qui essaie tant bien que mal de nous organiser en faisant claquer son fouet au-dessus de nos têtes. Parfois ça marche, et parfois non. Et ainsi, à défaut de meilleure idée, « surmoi » avait contraint « moi - écrivain » (qui est, soit dit en passant, égoïste, misanthrope, cynique, nihiliste et un bourreau de travail chiant au possible) à collaborer avec « moi -capitaine ». « Moi - capitaine » allait raconter l’histoire, et « moi - écrivain » allait l’écrire, la publier, et ensuite, nous nous partagerions l’argent pour qua « moi - capitaine » puisse continuer à naviguer, et « moi - écrivain » récolter de la matière pour un autre livre. Sinon, je ne saurais pas sur quoi écrire. En réalité, c’était aussi pour ça que je voulais acheter ce grand bateau et gagner du fric avec les touristes, je voulais me débarrasser de « moi -écrivain ». Mais là-dessus, « moi - junkie » s’en était mêlé, qui nous avait tous les deux freiné, et qui semblait apprécier « moi - écrivain », et il n’y avait pas d’autre possibilité que de l’intégrer lui aussi à l’histoire. Si bien que tout ce que je vous raconte est le récit de « moi - capitaine », écrit ou, comme il aime à le dire, « littérairement mis en forme » par « moi - écrivain ». Mais je précise qu’il ne faut pas croire un seul mot de ce que dit « moi - écrivain », pas plus que « moi -capitaine ». « Moi - junkie » est le plus fiable en termes de véracité, mais c’est précisément lui que personne ne croit. Et ainsi, vous l’avez déjà compris, cette histoire est contée par de nombreux « moi », et ils aiment tous exagérer, mentir, affabuler, déformer, et le résultat, c’est une sorte de téléphone arabe. Ce qui arrive jusqu’à vous, mes chers lecteurs, qui que vous soyez, et quel que soit celui de vos « moi » qui lit ça, n’est rien de plus que l’ombre des événements réels, l’écho d’un écho, la photographie d’une reproduction de tableau, la vidéo d’un film tournée dans la salle de cinéma, le « play-back » d’un concert live.

Et pourtant, c’est parfois plus vrai et plus grand que la « vraie » vie.



*



Le soleil n’est jamais si beau qu’après l’orage. Et la nourriture n’est jamais si savoureuse que quand tu as faim. Et nous étions vraiment épuisés, affamés et transis par la pluie, mais heureux car nous allions très bientôt manger et boire tout notre saoul, et nous réchauffer, et parler avec des gens qui vivaient sur cette si belle plage. Nous ne savions pas encore que nous nous trouvions sur une île.

Quelques minutes plus tard s’approche de notre table, et nous étions les seuls clients, un homme d’âge moyen, sombre, maigre, déjà un tantinet voûté et avec le visage et le blanc des yeux un peu jaunes, et même sa barbe grisonnante était jaunâtre. Il avait la cigarette aux lèvres même en parlant, et ses mouvements vifs et nerveux semblaient dire : allez, on se dépêche, dis-moi ce que tu veux. Et je lui dis sans attendre que nous avons faim et soif.

« Qu’est-ce que vous avez à manger ? »

Il nous soupèse un instant du regard, tous les trois, comme le faisaient tout ceux qui nous voyaient pour la première fois, et comme s’il voulait nous poser une question, mais il renonce, affiche enfin une expression légèrement plus aimable, mais il ne faisait pas non plus d’efforts particuliers pour nous plaire.

« En plats mijotés, dit-il, on a du ragoût à la tchetnik et de la soupe de poisson, et en poisson, a a de tout, et du poisson-chat et de la carpe et de l’estragon, et il nous reste un peu de sandre. »

Je fais semblant de n’avoir pas entendu ce « ragoût de tchetnik », peu importe, si ça le fait rire, grand bien lui fasse s’il trouve ça drôle. Je traduis à mes deux compères et nous nous mettons rapidement d’accord, nous voulons tous de la soupe, un peu d’assortiment de poisson, de la salade et une bière chacun.

« Et donnez à ces garçons qui nous ont aidés, le blond là-bas et sa bande, ce qu’ils veulent à boire et à manger.

— Et vous, vous venez d’où ? demande-t-il en comprenant que mes deux acolytes sont étrangers. »

Je li répons que je suis de Brčko et que ce sont mes amis, du Japon et de Norvège, et que nous naviguons sur la Save et le Danube.

« De Brčko… à ici ? » Dans ce petit bateau ? » demande-t-il comme s’il n’y croyait pas en désignant du menton l’endroit où nous nous étions amarrés. « Vous avez la foi ! » lance-t-il avec une admiration sincère, semble-t-il, avant de partir préparer notre repas.


La bière fraîche est arrivé immédiatement, apportée par un homme de mon âge, fluet, souple et agile comme une mangouste, avec sur la tête un petit chapeau où était plantée une grande plume d’aigle.

« Des bières pour le Japon et la Bosnie », dit-il en ricanant, découvrant qu’il n’avait pas de dents de devant, si bien que ses canines ressortaient d’autant plus, et il m’a encore d’avantage rappelé ces animaux petits mais sanguinaires.


Le jeune homme blond et ses amis ont eux aussi reçu des bières et ont levées à notre santé de loin car ils étaient occupés à monter une bâche sous le restaurant. Le restaurant était une grande maison en dur sur pilotis, et l’espace entre les piliers était protégé de tous côtés par des bâches, et servait l’été de cuisine ou de terrasse en cas de pluie.

« Mangez, profitez, on vous rejoint un peu plus tard… Il faut encore qu’on répare nos tentes », me crie le blond en me désignant un camp de cinq, six tentes que le vent avait un peu arrachées et la grêle et la pluie inondées. Au milieu du camp se trouvait un poteau en bois avec un drapeau verdâtre. Des éclaireurs, me dis-je à nouveau, me rappelant que j’en ai moi-même été un.


Tout en trinquant avec ses mais, je me demandais si je devais leur parler de cet adjectif pour le ragoût et prévenir Moku de ne plus répéter « ça roule, jarane », et ce « ba » comme un putain de perroquet. C’était peut-être sympathique en Bosnie, mais maintenant, il faudrait lui apprendre une autre phrase, avec un « bre » obligatoire, mais à ce moment-là, je n’avais vraiment pas envie de déblatérer sur ça et de leur expliquer que tu ne sais jamais sur quel crétin tu peux tomber et qui ça peut déranger. Dire la mauvais mot, au mauvais endroit et devant les mauvaises personnes pouvait te coûter la vie, et il suffisait d’un regard mal interprété pour se faire casser la gueule. Kava - kafa, kruh - hleb, juste pour du café et du pain, vous voyez ce que je veux dire. Le nationalisme linguistique primitif des menues différences, quasiment imperceptibles. Comme s’il avait pu comprendre, même si j’avais essayé de lui expliquer. Qui était en mesure de le comprendre, tout cet embrouillamini autour des langues, de l’histoire, du sang et des os semés du Vardar au Triglav ? Et pas seulement dans les Balkans, comprenons-nous bien, mais en général. Ces gens contaminés par le racisme, le chauvinisme, la discrimination quelle qu’elle soit : de genre, sexuelle, culturelle, je les détestais tout en les plaignant. Tout ce qu’il y a de bon en ce monde est né de l’union, de la construction des ponts, pour utiliser une métaphore architecturale. Et juste à cet instant, alors que je me faisais ces beaux raisonnements, tel le grand poète et philosophe indien Tagore, mon regard s’est arrêté sur l’antique crépi du mur de la taverne. « La petite Ravna Gora » s’étalait en épaisses lettres noires sur tout le côté droit du mur. En cyrillique. C’était le nom du rade. Dessous se trouvait une croix serbe dont les quatre C, manifestement dessinés au pinceau épais, ressemblaient à des cercles, si bien que le blason avait l’air d’une grille de morpion. Comprenons-nous bien, je n’ai rien contre la montagne appelée Ravna Gora, c’est juste une montagne. Je n’ai rien non plus contre les blasons, pas plus serbes que les autres, et encore moins contre le cyrillique, qui est le deuxième alphabet que j’ai appris. En Bosnie, à l’école, nous écrivions une semaine en cyrillique, l’autre en laiton.

Je pousse un soupir triste et grommelle à vois basse : « On est dans de beaux draps… » De tous les endroits possibles, il avait fallu que l’orage nous jette précisément ici. Je me dis que j’aurais peut-être dû commander une portion du ragoût à la tchetnik. Si tu es à Rome…




Bekim Sejranović


Sortie du livre le 10 septembre 2021

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