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Photo du rédacteurJugoslav Gospodnetić

Tin Ujević : Une vie, une œuvre









Que peut apporter la poésie d’Ujević, expression d’un destin marginal, inadapté, issu d’un pays petit et en marge de l’Europe, inadapté donc en quelque sorte lui aussi, au lecteur d’un Occident développé, en particulier au lecteur francophone gâté par sa littérature de pointe ? À un degré moindre de richesse, d’évolution industrielle et urbaine d’un pays, que pourrait-il correspondre dans le domaine de l’esprit sinon des créations dépassées, par conséquent dépourvues d’intérêt ? Du moins selon l’opinion qui court les rues...

Si on admettait pourtant que certaines situations de vie, marginalisées et comme retardées à la suite des accélérations et uniformisations dans les lieux favorisés par les déplacements des nœuds de décision au cours de l’histoire de l’humanité, méritent d’être étudiées en elles-mêmes et dans leurs formes de penser et de sentir qui y étaient liées, devraient être sauvegardées, ne serait-ce qu’à titre d’alternative? Les écologistes aujourd’hui ne sont-ils pas en train d’avertir que les formes de vie et de pensée méritant d’être soignées et promues ne seraient pas que celles qui à un moment donné de l’histoire semblent être les plus efficaces mais que les richesses consisteraient également dans les diversités disponibles en alternative ? Et puisque la recherche unilatérale de l’efficacité, appelée progrès, tend à en réduire le nombre, les diversités d’autrefois, anorganiques ou génétiques, à présent menacées, doivent absolument être sauvegardées. On ne sait pas, en effet, ce dont, dans l’avenir, on pourrait avoir besoin.

Enfin, à part cet intérêt économique, écologique de les mettre en réserve, les anciennes expériences d’aimer, de souffrir et d’espérer ne pourrait-on essayer de les goûter et dès à présent ? Peut-être y trouverait-on de la nourriture non polluée par une littérature commercialisée, la gratuité dépourvue d’intérêts immédiats. À qui à l’époque ces poètes marginalisés auraient-ils pu vendre leurs produits ? Ni dans leur propre pays, encore moins dans celui des autres. Ils ne chantaient qu’entre eux et pour eux- mêmes. Il est donc possible que mainte âme humaine, même dans les parties du monde où l’on ne vit plus de la même façon dont Ujević et ses frères ont vécu, pourra trouver dans ses vers le réconfort d’une beauté spécifique qu’il serait difficile de chercher ailleurs.

En fait, la province en général, que pourrait-elle révéler ? Tout en elle, qui n’est que périphérie, prend une allure ralentie et affaiblie par rapport aux grands mouvements dans le centre. En même temps, toutefois, ce sont ces petites choses qui prennent de l’importance, non étouffées qu’elles sont par la multitude et la force des processus centraux. Tout y semble arrêté dans sa croissance : petites les agglomérations, peu de rapports avec le lointain, bref tout semble être lent dans son évolution. Mais petit et limité n’exclut pas, au contraire, l’apparition du délicat et du passionné dans le domaine des sentiments et du travail. Qui plus est, en s’appropriant en partie, à l’aide du travail, des techniques d’expression et de présentation rendues plus souples et davantage libérées, dans les grands carrefours qu’on appelle métropoles, des clichés stéréotypés, on arrive à exprimer les nuances provinciales d’une façon intéressante pour tout le monde.

On peut remarquer, en passant, que presque tous les grands poètes de l’époque industrielle, sans parler des époques précédentes, étaient des petits provinciaux.

Si les citadins sont mus d’un désir centrifuge, les provinciaux, au contraire, sont souvent au départ attirés par les grandes villes. La façon de les rêver avant de les connaître, de les parer de toutes les vertus, a quelque chose de délicieusement provincial. Au contact de la réalité, ou bien ils seront écrasés ou ils s’en évaderont physiquement ou bien encore ils finiront par se replier sur eux-mêmes.

Et Ujević ? Quelle provinciale fraîcheur d’âme aura-t-il gardée jusqu’à la fin, malgré le choc ressenti au contact du monde, l’évolué et le moins évolué ? Nous n’esquisserons sa vie qu’en liaison avec sa création en tâchant de réduire toute référence trop locale qui, relativement abondante dans les œuvres de jeunesse, risquerait d’obscurcir la valeur universelle de sa poésie.



Années de formation

Très simple l’itinéraire physique de cet homme qui n’est remarquable que par la victoire poétique sur la catastrophe que fut sa vie. Il suffira donc de jeter un coup d’œil sur trois étapes de celle-ci: ses origines géographiques et éducatives, son séjour à Paris et, son retour.

Ses origines, modestes en tout mais multicolores. Localisées dans un périmètre restreint comme il convient à la compartimentation en microrégions propres au pourtour de toute la Méditerranée, divisée partout entre une montagne pastorale et la mer avec ses oliviers, vignes et bateaux. Ujević participait aux deux composantes : montagnard par son père, insulaire par sa mère. La Méditerranée étant, d’autre part, la matrice des villes européennes, lui aussi reçut finalement la marque indélébile d’une ville, celle de Split, là où il fit ses études secondaires classiques de 1902 à 1909. Petite à l’époque mais avec quelque chose de l’ancien esprit patricien et communal qui flottait encore nostalgiquement dans l’air alors que, déjà, les nationalismes modernes de l’extérieur y avait pénétré. Le patriciat exagérait un peu quand il se réclamait d’une noblesse remontant, selon son théoricien du XVIe siècle, Marulić, très loin dans le temps, jusqu’à l’époque du célèbre empereur Dioclétien, natif lui aussi des environs, persécuteur, il est vrai, des chrétiens, mais en même temps réformateur de l’Empire et constructeur surtout du fameux palais. Entre les murs de celui-ci ce patriciat habitait, depuis toujours comme il le pensait, et continuait à prier dans la cathédrale qui n’était autre que l’ancien mausolée de l’empereur. Devant ce monument veillait le sphinx, transporté là de quelque part en Égypte et qu’Ujević n’oubliera jamais. Avec les ruines de l’antique métropole dalmate de Salone le tout formait un petit musée de l’Antiquité jusqu’à ses palais baroques, témoins de la reprise de vie dans la Méditerranée vers la fin de l’Ancien régime.

En 1909, Ujević passa à Zagreb, capitale d’un pays de la Monarchie des Habsbourg, la Croatie, jouissant d’une autonomie au sein de l’autonomie hongroise mais qui ne comprenait pas la Dalmatie. C’était pour commencer ses études supérieures à la Faculté des lettres. Si c’est dans cette ville, au cachet danubien au sens large du mot, que se paracheva son éducation, ce ne fut pas à l’Université où il ne décrocha aucun diplôme mais parce que c’est à Zagreb qu’il fut reçu poète, qu’il commença à publier ses vers. C’était, en effet, la ville où, depuis 1835, convergeaient progressivement tous ceux qu’enthousiasmait, plus ou moins romantiquement ou réalistiquement, l’idée de la création d’une nation croate moderne. Le fait de l’avoir choisie comme lieu de ses études était donc acte de foi en ce romantisme national qui dominera ses débuts. Il n’était, en effet, pas du tout utile pour un Dalmate d’y faire ses études au lieu d’aller à Graz, à Innsbruck ou à Vienne, puisque la Croatie restreinte de Zagreb, depuis que la Monarchie en 1867 fut partagée en deux, relevait de la moitié hongroise alors que la Dalmatie appartenait à la moitié autrichienne.

Pour goûter ce qu’il y a de sincère dans ce nationalisme provincial et juvénile, il n’est nullement nécessaire d’ajouter d’autres détails sur la situation politique et spirituelle. Nous ne jugerons pas ici la Double Monarchie, nous ne raconterons pas comment celle-ci fut, de son vivant déjà, ou trop noircie ou trop encensée ; comment, après sa disparition, on continua de la même façon. Nous ne parlerons pas de ce qui se passait dans d’autres terres des Slavophones du Sud dans cet avant-guerre où non seulement l’avenir de la seule Croatie était en jeu mais où l’on discutait passionnément sur la nature ou l’identité de tous ces peuples, des formes à donner à leur union et des forces qui devaient la mener à bien. Problèmes qui, tôt ou tard, d’une manière ou d’une autre, devaient se poser et de manière de plus en plus aiguë. Nous ne le ferons pas car ni ces programmes politiques ni les velléités d’activité politique d’Ujević lui-même n’ont pas laissé de trace dans son œuvre poétique. Nous ne les suivrons donc ni dans leur gestation ni dans leurs réalisations — défectueuses comme on aurait pu s’y attendre — après la Première puis après la Deuxième Guerre mondiale.

Il faut dire cependant que, malgré leurs différences de détail, tous ces mouvements politiques, n’étaient dans leur virulence qu’un écho périphérique du climat idéologique général en Europe au début du XXe siècle. Tout y recevait de plus en plus la marque d’adoration vouée à l’État dit national. Entre les mains des gouvernements qui s’étaient emparés de cette machine de compétition, issue, avec réformes et déformations, de l’ancien état dynastique à la suite de la Révolution française, et enrichi par l’essor technique, il fomentait une volonté d’accroissement continu du pouvoir — et on le nomma impérialisme. Chez les nations seulement apparemment indépendantes, ou semi-autonomes au sein des grands états, à plus forte raison chez les nationalités qui y étaient englobés sans forme politique propre, l’État prenait l’aspect du bien suprême, à conquérir avant toute chose. Même si l’objectif, bien sûr, était un rêve de socialisme international, également proclamé libérateur. Aucun de ces programmes ne s’est jamais réalisé comme prévu. Bien plus encore qu’en météorologie la prévision y est toujours entachée d’erreurs.

Ces petits nationalismes passaient alternativement d’une phase de découragement à celle d’un volontarisme optimiste, révolutionnaire et c’est justement celui-ci qui grandissait dangereusement dans les premières décennies du XXe siècle. Quand ses supporteurs passeront à l’acte ce sera la catastrophe des guerres mondiales et la terreur sanglante de prétendues révolutions. D’où la dangerosité des rêveurs quand ils sont prêts à passer à l’acte.

Ceci dit, suivons enfin nos poésies elles-mêmes car Ujević, malgré les velléités qu’il ait pu avoir par moments, est resté finalement en deçà de la frontière pratique et le nationalisme resta chez lui plutôt un nostalgique amour du terroir et de son mode de vie.

Ses poésies sont présentées ici dans l’ordre qui est un compromis entre la chronologie historique et la logique des sentiments, le tout étant divisé en trois périodes : après les poésies patriotiques des années de formation, suivent celles de Paris chantant l’amour, les déceptions et la nostalgie, enfin, pour terminer la série, celles du retour, du repli par les méditations de l’âge mûr.



Poésies de jeunesse

Pour que le patriotisme qui engendre les quatre poésies de jeunesse retenues ici, n’apparaisse pas aux yeux de l’étranger, habitué à une histoire beaucoup plus riche et précise, comme sujet trop local ou vaguement banal, il est conseillé de saisir dans ce regard à la recherche du passé de son petit pays, la façon et non l’objet de la vision. Or, autant le passé national lui- même que le passé individuel du poète étaient pauvres. Ce que Baudelaire trouvait dans la richesse de ses souvenirs personnels, Ujević, qui n’a rien, qui souffre du vide et non de richesses accumulées, se réfugie désespérément dans un passé imaginaire. Au lecteur de s’abandonner à ce conte bleu, à ces débris d’histoire qui planent quelque part comme quelque chose d’irréel.

La patrie morte (Poème 1 La patrie morte), en effet, où est-elle ? En quoi consiste-t-elle ? S’agit-il d’un récit occidentalement chevaleresque sur les amours courtois et les combats fictifs ou réels, ou bien est-ce recherche mystique dans une paix claustrale, ou bien le tout ne serait-il que des sons d’autrefois enfouis dans quelques pianos, odeur sépulcrale ou repos éternel des preux d’antan entre la mer et la montagne. Tout revient ainsi au cimetière, c’est lui qui nourrit le patriotisme étrange du poète et de ses semblables. Ni fameuse énergie nationale ni pessimisme, il n’est au fond que recréation, par la seule force incantatoire du verbe, d’un paradis d’enfance perdu.

Complainte incantatoire en vérité, obsédante, faite d’insistance répétitive, soutenue par le jeu des rimes multiples, à la recherche d’un passé dont on ne sait s’il a jamais existé.

De ce passé, ou de ses lectures d’enfance, il fait parfois soudainement surgir une lignée de personnages qu’il sent selon son cœur (Poème 2 Petar Zoranić). Loin d’être des phares baudelairiens de l’humanité, ou rois puissants, ce sont des modestes chantres d’autrefois, transmetteurs d’une mission, créateurs d’une solidarité à travers les siècles. Et s’il évoque ce Petar Zoranić, né à Zadar, autre ville dalmate, en 1508, c’est pour avoir été parmi les premiers à s’identifier à la terre ancestrale en chantant l’angoisse de la voir lacérée. Qui plus est, il l’avait fait conscient de continuer une autre voix qui, avant lui déjà, avait pleuré sur la désolation, la voix du « pasteur » Marul, à savoir Marko Marulić, poète de Split (1450-1524). Conscient il l’était en outre que quelque chose de ces chants devait rester immortel, quelque chose de ces pommes d’or faites de poésie que les poètes commençaient depuis le XVIe siècle à offrir à leur fée afin qu’elle les garde dans son giron à jamais.

À son tour Ujević s’insère dans la chaîne mélodique de la tradition. Ainsi dans ce sonnet reprend-il l’image de la transmission éternelle des pommes d’or, il entend en écho tous les sons poétiques se fondre en continuité à travers les siècles. Et à travers notre sonnet, coulé d’un seul jet, les voix des uns se mêlant aux voix des autres, les flûtes de Marul continuent de résonner non seulement de par elles-mêmes mais à travers les vers de Zoranić aussi. Pour ce rôle de continuateur, les poètes nouveaux, les derniers venus, se doivent de lui apporter, en cortège solennel, leurs propres dons, les couronnes que les jeunes filles tressèrent pour lui.

Seulement leur cortège n’emprunte plus les mêmes chemins... Aussi, à travers la façon si tendre de l’apostropher, écho du ton bucolique et élégiaque de Zoranić lui-même, il se fait comme en sourdine entendre parallèlement comme une excuse, un regret discret, pour cette divergence car elle ne va pas tarder à devenir toujours plus évidente.

Le sonnet est dédié à Matoš, à son premier maître vivant ès lettres croates qu’Ujević a connu lors de son arrivée à Zagreb en 1909. Matoš, le premier poète croate a avoir essayé, entre 1899 et 1904, de vivre à Paris, fut probablement celui qui, en admirateur de Baudelaire, lui avait ouvert le livre de la poésie française.

On a parlé de Marulić... La ville de Split, déjà un souvenir, revient alors telle qu’elle apparut au petit immigré de campagne. Comme hantée par les morts, le soir surtout quand les cloches retentissaient et tous les vieux semblaient communiquer avec ceux qui les avaient précédés. Le charme revient avec, par lequel il se sentit enfin uni, lui également, à cette communauté des vivants et des morts (Poème 3 La bonté des cloches). En effet, il restera toujours sensible à ces sons si méditerranéens ; ils reviendront lui parler tout au long de sa vie.

Et pourtant, juste à la veille de la Première Guerre mondiale, saisi par un esprit anarchisant, désireux d’action, qui commençait à se répandre en groupuscules autour de lui, il croit être arrivé toutefois à la conviction que le moment serait venu où malgré tout attachement au passé, il faudrait non seulement continuer par des sentiers non battus, mais tout simplement quitter le port du passé et diriger la nef, sans aucun commandant, vers d’autres cieux (Poème 4 En prenant congé). Marulić, le patriarche que nous connaissons bien déjà, apparaît soudainement comme le symbole du passé auquel il faut tourner le dos. Malgré les vers qu’il avait écrit en ce croate archaïque qu’Ujević lui-même tente amoureusement d’imiter, malgré son tombeau à l’église des franciscains — un des rares tombeaux d’ancien poète qui nous soient parvenus — avec son inscription, latine comme il convenait à cet humaniste fier de sa prétendue latinité, et que le jeune Ujević a dû lire tant et tant de fois, même un tel homme ne pouvait rester éternellement un idéal pour le rebelle anarchisant qu’Ujević, avec quelques amis, était, en train de devenir, tourné désormais vers d’autres horizons.

Ce poème, suite et négation à la fois du salut à Zoranić, témoigne par les égards mêmes envers ce qui a été adoré, de l’ardent désir du large et d’autres cieux. Or, sans qu’ils soient nommés, nous savons, les événements qui doivent suivre sont là pour le confirmer, qu’il ne s’agit nullement des cieux exotiques chers aux Occidentaux désireux d’échapper à leurs propres nids mais justement de l’Occident lui-même. Aux yeux de l’intelligentsia estudiantine de tous les petits coins perdus, il apparaît en effet comme plein de livres et d’œuvres d’art et d’amours mystérieux. Et cet Occident, bien sûr, était concentré tout entier dans le nom magique de Paris.



Paris

C’est Paris, comme pour tant d’autres, la ville qui brille à l’horizon de ses rêves, ville dont il a sûrement entendu vanter les charmes par Matoš, barde de Zagreb.

Il y restera tout le temps de la guerre dont l’écho se fera entendre dans certains de ses poèmes.

Étrange pour un anarchisant qui navigue sans législateur, il n’aborde pas Paris avec des attitudes révolutionnaires, futuristes ou impérialistes. C’est en très humble et fragile amoureux pétrarquisant qu’il le fait.

Toutefois le choc avec la réalité de la métropole détermine chez lui le début d’une autre vie — plus individuelle — mais aussi une autre mort, plus réelle que celle de la Patrie morte. À l’étranger pauvre et timide la femme apparaît comme créature d’un autre monde à la manière de Dante et de Pétrarque. De loin il la voit se profiler inaccessible dans le cadre d’une fenêtre (Poème 5 Quand je vois sa blanche silhouette). Comment oser entrer dans ce palais enchanté qu’il construit autour d’elle, braver le dragon qui le garde (Poème 6 Femme divine, dame inconnue, mystérieuse). Nonobstant, le jour arrive où il sent enfin la beauté, le bonheur, tout proches (Poème 7 Cette nuit-ci mon front est tout ardent). L’ombre parfumée arrive enfin à couvrir les amants et la bien-aimée est invitée, en vers tout vibrants, à écouter la musique — écho de la mer natale — de leurs nerfs heureux (Poème 8 Dans cette ombre aux arômes dans l’air). Il la voit traverser ses rêves dans toute la gloire de sa royauté (Poème 9 Brillante, investie de l’autorité de grâce).

La guerre qui survient ne peut qu’exacerber le sentiment d’être étranger. Et c’est alors que brusquement, on ne sait pourquoi ni comment, tout bascule. Rupture inexplicable, apparition de l’abîme, du gouffre baudelairien, du pessimisme (Poème 10 Abîme ! Au-dessus de ma tête la mer), de la monotonie étourdissante (Poème 11 À moi sans moi). L’échec est total, essuyé non seulement en amour mais dans tous les domaines. Les amis, la bien-aimée, la patrie, Dieu lui-même, tout l’abandonne, il se retrouve seul dans la grande ville, et il ne lui reste que de clamer sa douleur dans cette Lamentation quotidienne, variation sur le thème « Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Poème 12 Lamentation quotidienne). Tout y résonne d’une désolation si lancinante aux accents rarement atteints.

Tout, en effet, semble mort pour lui (Poème 14 Avec une plaie dans ton cœur sombre et profond). Puis le soleil, comme une grâce inattendue pénétrant dans sa chambre, paraît lui redonner le goût de la vie, si seulement il y avait encore une botte de fleurs ! (Poème 15 O bienheureux jour qui dans ma pièce). Du fond de sa geôle une prière s’élève qui graduellement se transforme en sonorités triomphantes : il serait prêt à sacrifier sa propre vie pour un avenir plus heureux de l’humanité future (Poème 16 Prière du fond de la geôle). Pour lui personnellement aussi l’espoir tentera-t-il de renaître dans les rêveries lors des promenades nocturnes à Montparnasse, vidé par la guerre (Poème 17 Silence nocturne, lait d’étanchement). Toutes les choses ne reviennent-elles pas un jour (Poème 18 L’anneau éternel) ? Non, elles ne reviendront pas, la résignation l’envahit, pleine de mélancolie dans un rythme lent et calme propre au souvenir qui dominent le poème si baudelairien Lumière de ma foi, tristesse de tristesse. Baudelairien, le ton est pourtant différent, plus clair malgré la sourdine, comme si une issue s’ouvrait vers un refuge qui pourraient l’accueillir : des vignes pleines de paix sont évoquées et elles ne sauraient être que celles de son pays (Poème 19 Lumière de ma foi, tristesse de tristesse).

Voilà donc que le pays natal commence à se rappeler à lui. La nostalgie se fera de plus en plus précise, d’abord sous forme des jardins de Split dont le souvenir apaise le désespoir quand celui-ci reprend la nuit (Poème 20 Une branche verte aux jaunes et tristes fruits).

Ainsi la nostalgie continue, de plus en plus précise. En pensant en merveilleux vers dantesques si aptes à suggérer l’enchevêtrement de songes, à Celle qui appartient déjà au passé sans retour, le pays natal apparaît net dans ses contours alors qu’Elle-même disparaît en être irréel, peinture céleste (Poème 21 En pensant à elle). Il ne reste qu’à partir, cette fois-ci pour revenir. L’île de Brač, pays parfumé de sa mère, Imotski rude terroir paternel où l’on entend encore chanter les gestes héroïques symbolisés par la massue à six pointes, s’offrent enfin à lui, baume à toutes les souffrances. (Poème 22 Le départ). L’expérience des régions fabuleuses, étrangères, est consommée.



Repli

Ainsi, la guerre terminée, il revient. C’est ce qu’on pourrait appeler retour au pays natal ou bien un repli sur soi-même. D’abord à Zagreb, où il lui semble pouvoir chanter la douceur de la pluie de cette ville, dans l’atmosphère vieillotte et endormie de la ville haute (Grič) si calme, si reposante encore à l’époque. La pluie de cette terre du nord, qu’il nomme aimable Croatie, s’oppose à d’autres pluies, bien plus brutales, qu’avec des amis où sa jeunesse devenait rebelle, il écoutait à Split sur le mont de Marjan, face à la mer, dans des temps qui paraissent déjà si lointains (Poème 23 La pluie).

L’idylle, hélas ! ne dure pas longtemps. Tout n’est pas pour le mieux dans le meilleur pays du monde et il s’engage sur les chemins de croix, en poète maudit et bohème, qui le mènent vagabond à travers les villes de la Yougoslavie d’entre-deux-guerres.

C’est la descente vers le dénuement le plus complet, la déchéance totale jusqu’au statut d’ivrogne notoire et répugnant. Cependant son âme reste miraculeusement intacte, même, pourrait-on dire, qu’elle se fortifie, ne perdant ni le souvenir ni l’espoir du bonheur. Il n’a rien d’un surréaliste, ces grands ambitieux et chambardeurs, même si de temps à autre il en manie certaines formes.

Sa sensibilité à la moindre trace de beauté dans la nature et dans la vie humaine devenant plus aiguë, il chantera, dans le sillage non seulement de Dante et Pétrarque mais aussi de Villon, la foi mariale de sa mère et d’une sainte femme à laquelle il donne le nom mystérieux de Dora Remebot (Poème 24 Prière à Notre-Dame pour la servante de Dieu Dora Remebot). Sur les tombeaux des siens il se convainc néanmoins que le salut n’est pas dans le passé mais dans l’avenir (Poème 25 Paysage).

Il revit aussi la violence triste de vents adriatiques, de cette bora particulièrement menaçante quand elle descend telle une mauvaise fée du haut des montagnes continentales dénudées, portant les noms sonores de Biokovo et de Mosor, pour investir l’île de Brač qui leur fait face, l’île de sa mère (Poème 26 La bora à l’ile de Brač).

Les moments pourtant ne manqueront pas où il lui semblera être heureux pour un rien, quand le chant des oiseaux par exemple se sera introduit dans son sommeil (Poème 27 Gazouillis du cœur dans le pays des rêves) ou lorsqu’il se sentira, ce que d’autres poètes ont regretté parfois de l’être, à savoir comme une feuille au vent (Poème 28 Jouet des vents). Ou encore quand il se mettra à chanter un hymne orphique, hymne à la joie au rythme et aux réminiscences grecques, pour l’offrir à la terre (Poème 29 Poème orphique). Ou encore quand, en extase devant les roses, il invitera, en longs vers ondulants, les jeunes filles à en célébrer la fête (Poème 30 La fête des roses).

Il lui arrive de sortir de l’isolement en ressentant par moments l’unité du Monde, de l’humanité, des choses, de l’Univers. Il médite, en rythmes larges et libres, sur le sort des individus remarquables qui, élancés comme des peupliers et seuls, indiquent le chemin vers les étoiles (Poème 31 Les peupliers élancés). Il porte témoignage sur la fraternité des visages dans l’Univers (Poème 32 Fraternité des visages dans l’univers), dans lequel il plonge, pêcheur des galaxies, des étoiles et des planètes (Poème 33 Homme de l’univers). En compagnie d’autres rêveurs, qui déambulent comme des êtres soûls, il écoute et comprend le langage des choses muettes. Non seulement pour le constater mais pour le traduire en tant qu’expression de cette Terre qui reste toujours, dans un Univers en fièvre, à la recherche du sens (Poème 34 Le monde prolongé).

Au milieu de ces vastes visions, le terroir natal n’est pourtant pas oublié. Et, comme il est double pour lui, les deux peuvent coexister sur le même croquis impressionniste. Ainsi la douceur de la côte aux villages blancs et voiles en mer contraste avec la rudesse rustique du paternel arrière-pays dalmate où la festivité populaire, avec ses ripailles bruyantes, ses rondes et ses jeux, n’arrive pas à enlever aux paysans leur obsession de la terre (Poème 36 Lopin de terre).

Il médite sur les cloches — comme autrefois il l’avait fait — ressent la signification de leurs multiples langages et fonctions, de toutes ces cloches qui carillonnent en Europe depuis l’Atlantique (Rouen et les îles) jusqu’au sphinx, son sphinx, évidemment, celui de la ville de Split (Poème 37 Les hymnes et la rhétorique des cloches). Les clochers caractérisent en effet aussi la côte dalmate, avec leurs églises et les cloîtres qui entourent des vieux puits. Le littoral n’est quand même pas ce qu’on imagine : sous un calme d’apparences pittoresques une vie intense, secrète, s’offrant au promeneur et pèlerin réceptifs (Poème 38 L’olivier et le figuier au bord de la mer).

Lors des horreurs de la Deuxième Guerre, quand les horizons semblent terrifiants, il pensera à son cyprès classique, à l’arbre solitaire, maigre, sombre et pauvre : droit, cependant, et élancé (Poème 39 Sombres cyprès).

Avec la Deuxième Guerre son œuvre poétique est pratiquement terminée. À Zagreb, où il habite depuis 1940, il vit après la guerre, désormais célèbre, entouré de jeunes admirateurs. On dirait cependant que tout s’achemine désormais vers l’apaisement et la conciliation. Même les arbres qui sous la neige attendent le printemps, il voudrait les réchauffer dans son cœur (Poème 40 Les arbres en hiver). Les fleurs prennent leur revanche d’être mortes en gardant le pouvoir d’évoquer et de promettre (Poème 41 La revanche des fleurs).

Il nous a semblé indiqué de terminer ce choix par le poème qui pourrait être en quelque sorte le testament spirituel de notre poète. La raison de ses souffrances et de l’incompréhension rencontrée l’aura-t-il enfin trouvée ? Si c’était tout simplement le fait d’être venu au monde trop tôt ? C’est que, annonciateur de l’avenir, évadé de la prison du passé, il ne pouvait être compris dans un monde devenu insensible après le déclin des anciens mythes (Poème 42 Remarques émouvantes).

Il est mort à Zagreb en 1955. Après il ne restait plus qu’à publier et à étudier l’ensemble de son œuvre. Le traduire, le lire, le relire et l’aimer.



Jugoslav Gospodnetić, Saint-Maur, 1997

in : Tin Ujević : La Fête des roses / Svetkovina ruža. 42 POÈMES ・ 42 PJESME

prochainement disponible chez DOMINIS PUBLISHING





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