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Photo du rédacteurYves-Alexandre Tripković

Les roues de la fortune





Il rêva de nouveau de cette chambre aux généreuses dimensions d’un cagibi, celle qu’il occupait pendant un temps quand grâce à une connaissance il atterrit pour la toute première fois à New York. Lors du transfert tout le monde était gagnant. Aussi bien Lev dont le salaire avait été démultiplié que Fergus, le nouveau patron new-yorkais qui étoffa son écurie d’un mulet calme, consciencieux et bien endurant. Tout comme Felix Spiridinovitch Bazarov, son ancien contremaître qui avait de plus en plus de mal à digérer le plus en plus colérique Lev Lazarovitch Leonidov, qui de son camion cabossé d’une capacité de chargement de 38 tonnes avait tant de fois sillonné des kilomètres et des kilomètres de routes et chemins russes, s’attardant de temps à autre quand ses qualités de cracheur de feu lui permettaient d’intégrer des troupes de cirques itinérants. Sauf qu’il en avait assez de ces rondes en spirales. Aussi bien sur les routes du pays refermé sur lui-même que sur celles balisées par des nuées de pensées parasites, les parcourant toutes fixant droit devant soi en s’arrêtant juste le temps de livrer la marchandise et, comme l’aurait fait un peintre sur sa toile, taguant discrètement son nom dans les recoins des villes qu’il traversait, ne remarquant même plus ces corbeaux albinos picorant cette terre gelée, endurcie comme le cœur d’une femme délaissée, la main droite pendue au volant, de la gauche tournoyant dans le vide le bouchon de sa flasque chargée d’une vodka bien amère, calée à son entre-jambes.

« T'as tout déballé ? » Bazarov fixe ce Lev au bout du rouleau. Après huit ans de bons et loyaux services durant lesquels avec tous ces accidents il faillit y laisser sa peau, l’autre ose lui demander s’il a tout déballé. Comme si on pouvait le lui reprocher et même s’il avait chapardé quelques grains de sel. Sur la route tant de choses s’évaporent, mais pas ces multiples brûlures qu’à l’approche du bal masqué on dirait qu'il s'est enfilé une cagoule assortie d’une combinaison en cuir froissé, et nul sel ne pourrait racheter ce déguisement forcé. Il lui crache dessus quittant cet écœurant bureau, exigu, niché dans la banlieue moscovite. Il ne lui aurait pas projeté ce mollard gros comme la rancœur s’il ne savait pas qu’il était sur le départ pour l’Amérique, mais l’aurait juste charrié quelque peu : « Pas autant que toi t’en déballes des conneries ! » Et chacun aurait sifflé sa flasque. Puis une nouvelle bouteille de la cache du contremaître aurait été sacrifiée, et une fois celle-ci également éviscérée, ils se seraient soulagés l’âme en se cassant du sucre sur le dos, auraient aboyé tard dans la nuit se haïssant jusqu’à l’aube, et s’accompagnant de sarcasmes amicaux, comme exécutant à quatre mains une partition parfaite, balanceraient dans le charriot enflammé d’immenses sacs en toile de jute bourrés de sel arraché des mines stupéfiantes d’Ekaterinbourg.

Du coup, le chariot brûlant d’une capacité de chargement de trente-huit tonnes lors d’une traversée de deux semaines de Haven van Amsterdam à Upper New York Bay glissa sur un cargo vers l'Amérique joyeuse à jamais, où Lev remplacera la vodka par du whisky, Felix par Fergus, le sel par de la douce viande d’agneau. Et des cinq années dans ce miraculeux pays des miracles, la seule chose qu’il trouvait digne d’être racontée aux autostoppeurs qu’il cueillait camouflant sa solitude sur les routes américaines, c’était lorsqu’il s’était jeté sur le douanier qui l’avait injurié à la sauce slave sur fond nationaliste (dès que les sourcils froncés il dut admettre que ses papiers étaient bel et bien en ordre). Au taquet, il sort de la boîte à gants un journal datant de deux, trois ans, le bulletin de la communauté russe à New York, plié sur la page sur laquelle domine la photographie du Russe menotté, enragé ou plutôt exaspéré. Plaquant la photographie sur son visage radieux de fierté en se tournant vers son interlocuteur, c’est comme s’il ne croyait toujours pas que c’est bien lui qui figure dans LE journal. Depuis, tels ces peluches de chiots qui sans-cesse secouent leur cou à l’arrière des bagnoles hypnotisant ceux se trouvant juste derrière, les habitués hochent de leurs têtes dès qu'ils l’aperçoivent dans le pub de Fergus. Le rire maudit du douanier américain, lui-même immigré, ukrainien, n’est plus qu’un écho lointain qu’il étouffe en compagnie des autostoppeurs en insistant pour qu’ils se resservent de cet ignoble pinard qu’il se procure dans des cubis pour les besoins de son foyer, dans lequel il se compte lui-même et sa fiancée qui, occasionnellement ou plus précisément de plus en plus rarement, part avec lui en balade sur ces routes sans fin. Elle lui a demandé que cette fois-ci, il lui rapporte du voyage, non, elle ne veut plus de parfums, elle en a bien trop, mais un lapin rose en peluche : « My girl friend is a chic chick and she wants a pink bunny plush now! » explique-t-il alors à son compagnon de fortune, vu qu’en l’évoquant il a l’impression de s’approcher d’elle, l’imaginant dans leur chambre en désordre surgir lentement en se prélassant à l’infini, alors qu’il fait jour depuis belle lurette, mais c’est que le travail épuise. Et lui montre sur son vieux portable une brève captation floue enregistrée en cachette de cette fille au regard énigmatique assise là où est campé l’autostoppeur décontenancé à en perdre son souffle, ne sachant trop s’il devrait distiller de la pitié face à une telle sentimentalité ou plutôt être sur ses gardes sous cette lave de cordialité.

L’autostoppeur précipite sa sortie. « No Phoenix? » s’étonna-t-il lorsqu'il le pria de le débarquer sur le chemin pour Nashville, Tennessee, tentant de lui faire comprendre par des gestes qu’il souhaitait maintenant pouvoir profiter du paysage. Lev ricana, sa dent dorée brilla d’un éclat phénoménal et en lui lançant un clin d’œil, freina sèchement. Évitant de justesse le coup du lapin, l’autostoppeur reprit sa respiration rassuré que la porte ne soit pas bloquée, soulagé d’avoir dispensé sa liberté d’une prise d’otage en règles. Ils se prirent dans les bras, dans la panique l’autostoppeur oublia le peu d’anglais qu’il maîtrisait : « ¡Muchas, muchas gracias, señor! »

Pendant qu’au bord de l’autoroute il vérifiait si tous ses sacs en plastique étaient en nombre, l’énorme poids lourd tel un voilier fantôme s’éloignait vers la pompe à essence où le routier prit une bombe de peinture aérosol et se rafraîchit d’une canette de Corona Extra. Il baissa les stores, c’est qu’il veille depuis la veille, et là il rêve de sa première piaule new-yorkaise. Ces 4 m² qui s’étirent à mesure que de ses ongles il gratte le mur de bas en haut. Les restes s’effritent en se transformant dans ses poignées en grumeaux de sel, qu’il dévore jusqu’à transpercer le mur. Et la pièce s’agrandit. Et de nouveau ainsi, derrière chaque mur il tombe sur un autre.



C’est comme si à la place du rein on lui avait greffé un réveil réglé sur toutes les demi-heures, avec une telle précision qu’on dirait que les horloges suisses avaient été calibrées sur son biorythme. Il se mouche, gratte des lambeaux de chassie sur les pointes des paupières, ingurgite le reste de la canette qu’il recrache en toussant ayant oublié d’y avoir éteint un mégot, et pour s’étirer un peu, d’un saut de deux mètres s’éjecte de sa cabine.

Sur la pelouse l’entourant, il remarque deux joyeux lapins. Ils se coursent, sautillent frénétiquement comme des wallabys. « Pink bunny plush. Pink bunny plush », il répète le mantra de l’amour. S’étire, avance sur la pelouse pour les voir ces lapins de plus près, mais ils doivent déjà se pourchasser dans les terriers ou s’accoupler hâtivement quelque part, sans une once d’exhibitionnisme. Il sourit à l’idée que tout le pâquis pourrait bientôt être peuplé de leur progéniture, puis aperçoit un lapereau qui tapotant de sa patte s’accole à son pied, alors il lui chope les oreilles et le glisse dans sa chemise entre-ouverte le serrant contre son cœur. Il ne lui reste plus qu’à agripper les poignées soudées à la cabine et, comme si c’étaient des maillons olympiques d’un mouvement aérien, à rejoindre sa capsule qui l’avait acheminé jusqu’à New York, State of New York puis, passant par Pittsburg, Pennsylvania, il parvint à St. Louis, Missouri. Laissant derrière lui Memphis, Tennessee, il passe par Denver, Texas, pour gagner Aurora, Colorado, et une fois à Trinidad, Colorado, le voilà s’avançant vers Los Alamos, New Mexico. Puis ça sera Los Lunas, New Mexico et Phoenix, Arizona. Quand il aura traversé le parc national Death Valley, il prendra la direction d’Edmonds, Washington, poursuivant par Fortuna, California, puis en marche arrière contournera Los Alamos, de même qu’il ne s’arrêtera pas à Trinidad. La viande d’agneau a été livrée, tandis que pour la marchandise qu’il transporte au retour personne ne prit de commande. Alors à nouveau Saint Louis et Pittsburg et par Philadelphia jusqu’au pub new-yorkais où l’attend sa chic chick qui, lorsqu’elle ne bosse pas au pressing sert les fidèles de la confrérie de la bibine.


La marchandise, il l'éparpille au détail, c'est ce que fait la kyrielle de dealers en solde chez Fergus, le poids lourd de la chaîne du trafic de la chair d’agneau en Amérique. Principe des garçons de cafés, ne jamais être les mains vides. Partir plein, revenir plus chargé encore. Déballer les carcasses d’agneau, charger ce qui est proposé à vil prix. C’est ainsi que Fergus polissait ses couilles en or. Une fois la viande estampillée Original Irish débarquée, on y appose un nouveau sceau : Fabriqué en France, Auténtico español, Origine italiana, Made in Swiss, ou in China, selon le désir du commanditaire. Si la trace du tampon précédent témoignant de la fière origine irlandaise demeure, la partie est simplement amputée à l’aide du tranchelard et jetée aux clébards ou encore grossièrement hachée puis au premier fossile exprimant une envie soudaine d’une viande bien moelleuse car c’est qu’elle n’arrive plus à mordre dans cette barbaque de bœuf si nerveuse : « Tenez ma p’tite dame, je vous le garantis, ceci flattera vos papilles ! » Exaltée, en cliquetant du dentier on quitte la boucherie serrant fort le sac de promesses. Détail de la fresque américaine, vu que de toute façon une bonne partie finit sur des grills verticaux et qui nuit et jour avec plus d’obstination que les satellites espions comme ces derviches tourne sur elle-même dans les attrayantes vitrines à kebab. Dégustée plus au nord elle est plutôt claire, tu descends dans le Sud et toute cette viande, sans doute dû au temps de cuisson — s’assombrit. Tout comme les gens, sur ces fréquentes expéditions constata Lev Lazarovitch.

Rien avoir avec le sel qui jamais ne change de couleur, toujours d’un blanc cristal tel un nuage enneigé ou le pôle Nord immaculé où il s’imagine un jour, ou encore la coke qu’il ne sniffera qu’une fois installé à New York, surtout avec sa chic chick, se laissant parfois inviter par Fergus ou plutôt n’ayant de choix si ce n’est de se le coltiner, le patron.


Justement, la veille de son départ ils avaient ainsi sniffé toute la nuit, fixant à la télé une expérience avec des Big Macs, que l’espiègle auteur du documentaire plongeait dans du Coca-Cola. Un dans le Coca classique, un autre dans le light et le troisième dans un troisième Coca, le quatrième il le laissa au sec, puis soigneusement alignés tels des recrues de la Légion étrangère au défilé, il les filmait en continu pendant toute une semaine. Heureusement qu’il eût à l’esprit d’accélérer le montage, même si, vu l’état dans lequel ils étaient, ils auraient pu aisément suivre l’expérience sept jours et sept nuits d’affilée, in real time. Les burgers se dégradaient à vue d’œil, de minuscules Aliens vraisemblablement fous des burgers gazéifiés les dévoraient frénétiquement de l’intérieur. Le plus lent était celui immergé dans le Coca Zero Cola, ce n’est que le photo-finish qui aurait pu déterminer lequel des deux autres disparut en premier. On aurait dit l’enregistrement hyper-accéléré et rembobiné de la simulation du Big Bang. Donc, le Big Mac est ce grand univers où nous sommes tous, le Coca c’est toute cette eau gazéifiée qui tout compte fait nous permet d’exister et les petits Aliens, de nouveaux modèles d’aspirateurs cosmiques. Et gloups ! Ils s’aspirent aussi bien eux-mêmes que les burgers. D’abord les burgers, puis eux-mêmes. Du suicide galactique par implosion. Voilà qu’ils ne sont plus. Ils doivent les pourchasser à travers des asiles extragalactiques se dit Fergus, remarquant qu’ils n’avaient même pas prêté attention au burger resté au sec. Hmm, dilemme galactique, hypothèse : « See this one, I bet the survivor is some irish meat! » [« Tu vois celui-là, j’te parie que le survivant c’est d’la viande irlandaise ! »]

« Whisky, whisky! » s’écrie bêtement Lev, envisageant la théorie d’un tout autre angle, genre imagine qu’il ait noyé les burgers dans du whisky, rien ne leur serait arrivé, n’est-ce pas, vantant les mérites du breuvage tout en caressant Sergeant, comme il aime qu’on l’appelle, dans le sens du poil.

« Come on lazy bastards, he might be right, let’s try it on! » [« Allez les feignasses, en avant les bâtards, ça se trouve il a raison, on tente ! »] en les soulevant par les aisselles, elle les force à quitter le canapé cosmique couvert de coussins psychédéliques, ces cadeaux qu’à chaque foutu Noël Fergus se voit offrir par sa mère qui les lui façonne avec plaisir on y mettant du sien, pour peu, bien trop au goût du fils. Puis les propulse vers la cuisine, et pousse jusqu’à ce qu’ils se décident à poser sur l’îlot central trois grosses chopes qu’ils remplissent de whisky écossais, irlandais et américain en y plongeant trois belles pièces de la viande d’agneau qu’on pouvait toujours trouver dans le congélateur de Fergus.


Il pouvait ne plus y avoir aussi bien du whisky ou quoi que ce soit aussi bien dans le frigo que dans toute la maison, et même de la coke, mais de l’agneau il ne pouvait en manquer. À cela près quand, dû à une coupure d’électricité pendant des semaines ça empestait la viande pourrie, mais ça aussi il y a survécu à l’aide de petites pyramides de speedball. Évidement qu’il s’est fait installer un groupe électrogène avec lequel, si seulement il le pouvait, il fournirait en courant la moitié de Belfast, occidentale, ça va de soi. Le PQ est le moindre de ses soucis, il ne se retrouvera jamais dans la situation de se rendre compte après coup d’en manquer. Vu que tout jeune déjà il apprit à protéger ses arrières, il prit ses quartiers dans la tanière juste au-dessus du pub pour en garder la mainmise, ainsi dès que ça lui chatouille les intestins, il n’a qu’à se laisser glisser par la barre de pompier qu’il s’est fait installer pour se retrouver en moins de rien dans les lieux d’aisance de son pub, où la fiancée de Lev opère en tant que serveuse polyvalente lorsqu’elle ne trime pas au pressing.

Notre chauffeur routier est lui aussi chatouillé, mais par le ver de suspicion qu’elle, lorsque Fergus l’envoie au diable Vauvert, sur le canapé où s’entassent les coussins psychédéliques fait des heures sup. Sauf que ce ne sont que ses suppositions sans aucun fondement scientifique si ce n’est cette sotte hypothèse, à la différence de cette sacrée expérience avec le Coca et ces burgers voire le whisky et la viande d’agneau, se dit-il sur le croisement, regardant avec tendresse le frémissant lapereau, avant de tourner















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