Anne Madelain
L'expĂ©rience française des Balkans ă»1989-1999 : Introduction
Durant lâautomne 1989, le monde reÌgi par la guerre froide et la seÌparation est-ouest sâefface avec une rapiditeÌ surprenante. La chute du mur de Berlin, dans laquelle les meÌdias occidentaux saluent âles retrouvailles des deux Europeâ, est perçue comme une promesse de deÌmocratisation pour tout le continent. Un inteÌreÌt ineÌdit pour âlâEstâ, ses habitants, sa culture se manifeste dans de nombreux domaines. NeÌ avec la perestroiÌka en Union sovieÌtique, prolongeÌ par la renaissance des socieÌteÌs civiles polonaise, hongroise, est-allemande, tcheÌcoslovaque et le renversement des reÌgimes communistes, cet engouement a ensuite eÌteÌ alimenteÌ par des eÌveÌnements plus dramatiques, dont la destruction sanglante de la Yougoslavie entre 1991 et 1999. Ils ont provoqueÌ une vive eÌmotion en Europe, en particulier en raison du spectacle de pheÌnomeÌnes tels que la perseÌcution de groupes selon des criteÌres ethniques, quâon qualifie alors de ânettoyage ethniqueâ.
Cette crise a eu un impact singulier dans le deÌbat public en France, ouÌ des intellectuels et des artistes ont eÌteÌ en premieÌre ligne dâun engagement en faveur de la ville de Sarajevo assieÌgeÌe, pendant que se deÌployaient dans lâespace public des deÌbats virulents sur lâinterpreÌtation des eÌveÌnements et le type dâintervention aÌ mener. « Voyeur et teÌmoinÂč », le spectateur français a pu se sentir concerneÌ par ces eÌveÌnements parce quâils se deÌroulaient en Europe, alors que celle-ci eÌtait en train de donner naissance aÌ une uniteÌ politique. La conviction dâeÌtre concerneÌ sâest pourtant heurteÌe au sentiment de lâimpuissance de lâaction politique. Quelques anneÌes auparavant, en deÌcembre 1989, la chute du preÌsident Nicolae CeausÌŠescu avait provoqueÌ un mouvement de solidariteÌ important envers la Roumanie, dont on deÌcouvrait alors lâampleur du deÌlabrement social. LâinteÌreÌt du grand public pour les Balkans, eÌveilleÌ par la forte meÌdiatisation des eÌveÌnements qui sây deÌroulaient, a pourtant eÌteÌ de courte dureÌe : dans les anneÌes 2000 deÌjaÌ, la peÌninsule balkanique, quand elle resurgit dans lâactualiteÌ, paraiÌt incompreÌhensible.
AÌ lâorigine de ma recherche, il y a le constat que les transformations et les eÌveÌnements qui ont traverseÌ cette partie de lâEurope au deÌbut de la deÌcennie 1990 ont formeÌ un moment particulier dâopaciteÌ et de stupeur, que les lectures et les analyses posteÌrieures nâont pas entieÌrement dissipeÌ. Les steÌreÌotypes culturalistes qui attribuent aÌ des peuples et aÌ des pays singuliers une violence atavique ou un destin ineÌvitable, revenus en force dans le deÌbat public, ont eÌteÌ certes en partie deÌconstruits. Cependant, le deÌsarroi et les incompreÌhensions produits par ces crises, y compris chez ceux qui les ont observeÌes de lâexteÌrieur, sont resteÌs aÌ expliciter.
Fortement meÌdiatiseÌe durant les anneÌes 1990, la peÌninsule des Balkans a eÌteÌ lâobjet de projections et de repreÌsentations tenaces, mais lâhypotheÌse qui sâest peu aÌ peu imposeÌe au fil de cette enqueÌte est quâune expeÌrience particulieÌre sâeÌtait produite en France durant ces crises, quâon peut observer dans la façon dont les bouleversements de la reÌgion ont eÌteÌ perçus, dans les reÌactions et les mobilisations quâils ont susciteÌes, et enfin dans les questionnements quâils ont fait surgir, en particulier sur lâethniciteÌ, la nation ou encore le vivre-ensemble. On parle ici âdâune expeÌrience française des Balkansâ non pour creÌer une uniteÌ artificielle masquant une pluraliteÌ dâexpeÌriences individuelles ou collectives, mais pour saisir les points de convergence dâexpeÌriences forceÌment singulieÌres. En sâappuyant sur les conclusions que Pierre GreÌmion a tireÌes de son analyse de la façon dont les intellectuels français ont appreÌhendeÌ les pays de lâEst durant la guerre froideÂČ, on peut affirmer que ces points de convergence passent par lâespace national, qui est en France le lieu ouÌ lâintellectuel se deÌfinit et ouÌ la connaissance se transmet, le lieu ouÌ sâest forgeÌe une connaissance de cette reÌgion qui en conditionne lâexpeÌrience preÌsente, et enfin le lieu de questionnements speÌcifiques concernant lââEurope de lâEstâ.
Les repreÌsentations et lâexpeÌrience
En 1994, dans un ouvrage remarqueÌ, lâhistorien Larry Wolff deÌfend la theÌse que la division de lâEurope en un âOuestâ et un âEstâ date non de la guerre froide mais de lâeÌpoque des LumieÌresÂł. La vision de lâEst de lâEurope, caracteÌriseÌe par une situation dâentre-deux qui en fait une sorte dâ« Europe non europeÌenne » [Europe but not Europe], serait le reÌsultat dâune « mise en carte mentale » [mental mapping] opeÌreÌe en Occident aÌ partir du XVIIIe sieÌcle, en particulier par les philosophes. En associant et en comparant des reÌaliteÌs (peuples, mĆurs, territoires) qui sont en reÌaliteÌ disperseÌes et diffeÌrencieÌesâŽ, le regard occidental deÌcoupe lâEurope en deux, selon des frontieÌres plus symboliques que concreÌtes, la civilisation dâun coÌteÌ la barbarie ou la semi- barbarie de lâautre, et eÌlabore pour longtemps le cadre de lâanalyse du retard [backwardness] de lâEurope orientale.
Dans ce cadre mental, se deÌveloppent, selon Larry Wolff, des steÌreÌotypes sur les peuples, les mĆurs et la culture, proches de ceux veÌhiculeÌs par le discours « balkaniste », tel que lâa deÌfini Maria Todorova : barbarie ou semi barbarie, retard seÌculaire, neÌgation du temps historique. Avec Imagining the Balkansâ”, cette historienne bulgare eÌtablie aux EÌtats-Unis a ouvert un champ de questionnements nouveaux en deÌmontant les meÌcanismes dâun discours steÌreÌotypeÌ et articuleÌ sur les Balkans quâelle voit resurgir en Occident aÌ la faveur de la crise yougoslave des anneÌes 1990. En dialogue avec Edward Said et suite aÌ sa redeÌfinition de lâorientalismeâ¶, Todorova entend aussi retrouver, derrieÌre les repreÌsentations construites par le regard eÌtranger, une existence concreÌte aux Balkans comme reÌgion, en particulier dans sa dimension dâ« heÌritage ottoman ». On trouve dans les deux theÌses, celle de Wolff comme celle de Todorova, le meÌme repeÌrage des opeÌrations mentales qui permettent de deÌfinir lâautre : analogie, comparaison, mise en eÌvidence dâexemples les plus eÌloigneÌs dâune norme occidentale non dite pour en faire une geÌneÌraliteÌ.
Quand il sâagit dâobserver des peuples et des socieÌteÌs eÌtrangeÌres, ce qui est le plus eÌtranger aux pratiques habituelles de lâobservateur est souvent le plus difficile aÌ voir. Ce constat est particulieÌrement pertinent pour le regard que les Français ont porteÌ au fil du temps sur les socieÌteÌs balkaniques, ouÌ les constructions nationales et eÌtatiques reÌcentes portent lâempreinte des heÌritages dâempires multinationaux et multiconfessionnels. Cet aspect est notamment difficile aÌ saisir depuis la France, ouÌ la « religion de la nation » a profondeÌment marqueÌ lâenseignement reÌpublicain de lâhistoireâ·. La conception de la langue et de la nation y est traditionnellement unitaire et exclusive et les ideÌes dâuniversel et de rationaliteÌ objets de veÌneÌration. Câest pourquoi il est neÌcessaire de porter notre attention sur les usages et les pratiques de lâobservateur autant que de lâobserveÌ, ce qui permet de prendre en compte lâindividualisation et la diffeÌrenciation des veÌcus. En ce sens, la notion dâexpeÌrience, telle que lâa par exemple formuleÌe lâhistorien Reinhart Koselleckâž, permet dâexplorer une autre perspective sur lâapproche dâune reÌaliteÌ sociale eÌtrangeÌre. LâexpeÌrience, individuelle et collective, peut se raconter. Elle draine une meÌmoire qui sâeÌlabore rationnellement mais aussi des eÌleÌments inconscients. Les deux se perpeÌtuent et orientent lâattente et la prochaine expeÌrience. ExpeÌrience et attente sont un couple en tension car le « champ dâexpeÌrience » conditionne lâ« horizon dâattente » mais ne le deÌfinit jamais entieÌrementâč.
LâexpeÌrience doit aussi eÌtre prise dans sa dimension reÌflexive et les travaux sur le contemporain sont ceux ouÌ sâinvite plus quâailleurs une dimension biographique ou un rapport au veÌcu quâil sâagit de prendre en compte, puisque lâexpeÌrience du chercheur est toujours situeÌe et interagit avec son objet de recherche. Quand le mur de Berlin est tombeÌ, jâavais vingt ans et je partageais avec beaucoup dâautres le sentiment de vivre un moment historique. Entre 1991 et 2003, jâai veÌcu et travailleÌ successivement aÌ Prague, Ljubljana, Podgorica, Belgrade et Bucarest avec plusieurs retours en France. La guerre sur le sol europeÌen, de par son caracteÌre insupportable autant quâirreÌel, a eÌteÌ lâinterrogation principale motivant mon deÌsir de deÌcouvrir lâex-Yougoslavie, tout comme lâavait eÌteÌ la fin des deÌmocraties populaires lors de mon premier deÌpart de France en 1991 aÌ destination de Prague. En 1995, jeune enseignante de français dans un lyceÌe de Ljubljana en SloveÌnie au moment ouÌ la guerre sâachevait en Croatie et en Bosnie-HerzeÌgovine et ouÌ les relations diplomatiques reprenaient avec la ReÌpublique feÌdeÌrale de Yougoslavie (RFYÂčâ°), jâai accepteÌ la taÌche dâouvrir pour le compte de lâambassade de France une antenne culturelle aÌ Podgorica. ApreÌs trois anneÌes au MonteÌneÌgro, la guerre eÌclair du Kosovo (mars-juin 1999) a interrompu ce seÌjour. Au deÌbut de lâanneÌe 2000, jâai alors passeÌ plusieurs mois aÌ Prishtina pour organiser les premieÌres coopeÌrations culturelles françaises de lâapreÌs-guerre sur un territoire, le Kosovo, qui venait dâeÌtre mis sous tutelle internationale avec la mise en place de la Mission dâadministration inteÌrimaire des Nations unies (MINUK). Puis, entre juillet 2000 et aouÌt 2001, jâai dirigeÌ la reconstruction et la reÌouverture du Centre culturel français de Belgrade, lorsque sâachevait plus dâune deÌcennie de pouvoir sans partage de Slobodan MilosÌevicÌ, avant dâoccuper durant deux anneÌes un poste dâattacheÌe de coopeÌration aÌ lâambassade de France aÌ Bucarest.
Au cours de ces peÌreÌgrinations et dans ces diffeÌrentes fonctions, jâai eu lâoccasion de croiser certains travailleurs humanitaires, militants, artistes et acteurs culturels dont il est question ici. Jâai eÌteÌ en contact direct avec certains des reÌseaux ou acteurs mentionneÌs qui eÌtaient encore actifs dans la seconde moitieÌ des anneÌes 1990. Le souvenir des reÌcits des uns et des autres ne sâest bien suÌr pas compleÌtement effaceÌ de ma meÌmoire. Tout en mâefforçant de trouver la bonne distance par rapport aÌ ces souvenirs et reÌcits, il mâa sembleÌ quâils pouvaient aussi mâaider aÌ interpreÌter certains aspects de lâaction collective aÌ lâĆuvre dans les mobilisations, en particulier la vie informelle de ces reÌseaux et les sociabiliteÌs associatives existant avant ou au deÌbut de lâeÌre dâinternet.
Croatia in flame, MontaĆŸstroj & H.C. Boxer, 1991
Le contemporain et lâencheveÌtrement des temporaliteÌs
Du point de vue de leur impact dans lâespace public français, deux moments de crise mâont sembleÌ devoir eÌtre examineÌs en prioriteÌ : lâeÌclatement de la Yougoslavie en 1991 qui est lâeÌveÌnement ouÌ la guerre resurgit en Europe et la situation âpost-reÌvolutionnaireâ roumaine aÌ partir de deÌcembre 1989 parce que ce terrain fortement meÌdiatiseÌ a eÌmu lâopinion française et provoqueÌ un vaste mouvement de solidariteÌ envers ses habitants. Reconstituer ces deux moments militants â lâengagement humanitaire et citoyen pour la Roumanie (1989-1995) et la mobilisation proteÌiforme face aux crises yougoslaves (1991- 1999) â occupera la premieÌre partie de lâouvrage. Cette enqueÌte a neÌcessiteÌ de cerner les nouvelles modaliteÌs de meÌdiatisation des eÌveÌnements guerriers et le roÌle quây jouent des acteurs humanitaires, des journalistes, des intellectuels, des acteurs culturels et surtout des citoyens mobiliseÌs autour dâune cause. AÌ partir de diffeÌrentes sources en particulier associatives, jâai essayeÌ dâen reconstituer les principales actions collectives en les situant au sein dâun foisonnement dâinitiatives locales ou transnationales. Le fil conducteur a eÌteÌ de suivre comment ces acteurs ont investi le terrain eÌtranger et tenteÌ de le comprendre pour ainsi cerner leurs questionnements, en consideÌrant la façon dont leurs perceptions et questionnements rejoignent des discours qui circulaient deÌjaÌ dans lâespace public ainsi que des repreÌsentations heÌriteÌes.
Les eÌpisodes roumain et yougoslave ont pas la meÌme place dans ce livre : lâeÌclatement de la Yougoslavie est lâeÌveÌnement qui a deÌtermineÌ la reÌsurgence des Balkans dans le discours public et donneÌ lieu aux reÌactions les plus visibles. Câest lâeÌveÌnement qui eÌbranle une certaine conception de lâEurope et les espoirs placeÌs dans sa nouvelle construction. Mais certaines reÌactions françaises aÌ la âreÌvolutionâ roumaine, lâampleur de lâeÌlan de solidariteÌ aÌ lâeÌgard de ce pays au deÌbut des anneÌes 1990 et les espoirs placeÌs par les acteurs dans leurs engagements associatifs mâont ameneÌe aÌ proposer un angle comparatif pour explorer cette expeÌrience française des Balkans. Le pari est que ce double terrain permet de mieux cerner ce qui est speÌcifique aÌ chacun et rend possible une contribution aÌ lâhistoire du militantisme contemporain.
Pour eÌclairer les paradoxes de la peÌriode 1989-1999 et les interrogations susciteÌes en France par ces âcrises des Balkansâ, il mâest apparu neÌcessaire dâinterroger les cadres qui ont forgeÌ la perception de la reÌgion en France et les savoirs qui ont eÌteÌ eÌlaboreÌs sur cet espace dans le temps. Cette dimension fera lâobjet de la seconde partie de lâouvrage, avec lâideÌe que lâexpeÌrience individuelle de lâeÌtranger dans un contexte historique donneÌ sâappuie certes sur des connaissances savantes et ordinaires transmises par diffeÌrents canaux, mais que ces connaissances elles-meÌmes sont lieÌes aÌ des expeÌriences (individuelles et collectives) dont on peut suivre les filiations.
Trois temporaliteÌs â ou reÌgimes temporels â forment la trame de cette exploration. Le rapport entre elles est complexe mais on peut cependant aiseÌment les distinguer : il y a la longue dureÌe de la constitution des savoirs savants et ordinaires depuis le XVIIIe sieÌcle, la moyenne dureÌe (1945-1990) qui correspond aÌ la meÌmoire vive des acteurs des anneÌes 1990 marqueÌe par le prisme de la guerre froide, et un preÌsent qui commence en 1989 avec la ceÌsure dâeffondrement des reÌgimes communistes. Dans lâanalyse, il sâagit de penser ensemble repreÌsentation, connaissance et expeÌrience et de consideÌrer la construction des savoirs sur les Balkans en France non comme une continuiteÌ lineÌaire mais comme lâeÌtagement de ces trois temporaliteÌs lieÌes par des filtres successifs, des transmissions imparfaites mettant en jeu des champs disciplinaires et des reÌseaux dâacteurs diffeÌrents, des processus dâactualisation partiels et souvent instrumentaliseÌs.
Reinhart Koselleck mentionne la façon dont Jacob Grimm a constateÌ la dissociation seÌmantique entre lâexpeÌrience en tant quâexpeÌrience de la reÌaliteÌ veÌcue et lâexpeÌrience en tant quâactiviteÌ intellectuelle. Le terme âexpeÌrienceâ [Erfahrung] a acquis aÌ partir du milieu du XIXe sieÌcle en français comme en allemand un sens plus passif de perception de la reÌaliteÌ, la dimension reÌflexive sâautonomisantÂčÂč. Cette dissociation linguistique est contemporaine de la constitution de lâhistoire en tant que science, mais aussi de la slavistique et de lâinteÌreÌt scientifique pour les Balkans. Le XXe sieÌcle avec les guerres industrielles et les ideÌologies totalitaires a contribueÌ aÌ opacifier le rapport entre lâexpeÌrience et les savoirs. Alors que lâexpeÌrience de la PremieÌre Guerre mondiale a souvent eÌteÌ celle de lâindicible et de lâirracontable, la Seconde Guerre mondiale en raison du traumatisme de la Shoah est consideÌreÌe comme un moment de ceÌsure encore plus nette dans la constitution des savoirs. Non seulement lâexpeÌrience et la connaissance sont de plus en plus disjointes mais le traumatisme du geÌnocide a remis profondeÌment en cause le sens meÌme de lâhistoire et la perception du tempsÂčÂČ.
Comprendre les anneÌes 1990
Des eÌtudes reÌcentes ont exploreÌ les rapports de lâhistoire du contemporain avec les autres sciences sociales, en particulier avec la science politique et la sociologie, et en ont montreÌ les speÌcificiteÌs meÌthodologiques et les difficulteÌs, notamment la question des points de vue, aÌ la fois lâabondance et la restriction des sources et lâutilisation des ressources oralesÂčÂł. Lâinterrogation sur les cadres et les contextes a eÌteÌ ici primordiale. Une difficulteÌ de ce travail a eÌteÌ celle des sources : peu dâarchives sont reÌpertorieÌes ou meÌme ouvertes sur une peÌriode encore proche du temps preÌsent. Jây ai remeÌdieÌ en explorant, outre une grande varieÌteÌ dâeÌcrits publieÌs (ouvrages biographiques et de teÌmoignages, articles de journaux, reÌcits, essais), certaines archives priveÌes de personnes ayant participeÌ aÌ des mobilisations contre la guerre en Yougoslavie et aÌ des actions de solidariteÌ avec la Roumanie. Ces archives ont eÌteÌ preÌcieuses en particulier pour les publications associatives (rapports, bulletins, tracts et peÌtitions) quâelles ont permis dâexplorer, cependant dâune manieÌre incompleÌte. Le recours aÌ des entretiens a eÌteÌ indispensable pour avoir acceÌs aÌ ces archives, mais aussi pour saisir les dimensions individuelles du veÌcu des eÌveÌnements.
Les anneÌes 1990 ont-elles formeÌ une uniteÌ, ou plutoÌt en quoi peut-il eÌtre heuristique dâisoler cette deÌcennie ? LâEurope connaiÌt alors des bouleversements en profondeur, dont le plus visible est lâeffacement du communisme en Europe centrale et orientale avec ses conseÌquences sur les croyances politiques aÌ lâOuest, et lâeÌclatement de conflits qui preÌsentent un caracteÌre nouveau, en particulier en Yougoslavie. Mais la peÌriode qui sâouvre en 1990 est celle dâune transformation plus structurelle : celle des technologies de lâinformation qui geÌneÌralisent lâusage des ordinateurs, puis la reÌvolution internet avec ses conseÌquences sur les eÌconomies de plus en plus inteÌgreÌes dans un marcheÌ global. Dans cet environnement, la connaissance de lâEurope centrale et orientale, et singulieÌrement des Balkans, subit des transformations tout aussi brutales, la reÌgion posant des questions dramatiques aÌ ceux qui sây inteÌressent :
celles de lâeffondrement de socieÌteÌs, du surgissement des probleÌmatiques identitaires, de violences apparemment irrationnelles accompagneÌes de symbolisations passeÌistes et dâun brouillage des temporaliteÌs et des repeÌres. Or, bien que les guerres yougoslaves aient eÌbranleÌ aux yeux dâune partie de lâopinion publique occidentale la croyance de lâEurope en elle-meÌme, rares sont les observateurs qui ont affirmeÌ, comme lâhistorien John B. Allcock, que « la transformation des socieÌteÌs balkaniques ne peut trouver de sens que si elle est resitueÌe dans le contexte de ce quâil advient des socieÌteÌs europeÌennes en geÌneÌralÂč⎠». Câest cette perspective qui nous semble aujourdâhui la plus pertinente : les transformations de lâEurope du Sud-Est dans les anneÌes 1990 doivent eÌtre envisageÌes dans le cadre plus large de lâEurope, celui de lâhistoire globale, croiseÌe et connecteÌe, en preÌtant attention aux transformations des croyances et des paradigmes qui servent aÌ penser le monde contemporain.
Au fil de lâenqueÌte sâest affirmeÌe lâideÌe que cette peÌriode eÌtait marqueÌe par ce quâon peut appeler aÌ la suite de Koselleck une « mutation dâexpeÌrience », non seulement dans les territoires balkaniques en crise mais aussi dans les pays de ceux qui les observent de lâexteÌrieur. Cette mutation concerne dâabord le cadre de reÌfeÌrence et la compreÌhension des eÌveÌnements observeÌs, mais eÌgalement les croyances qui gouvernent lâaction collective.
Dossier de presse / Anne Madelain : L'expĂ©rience française des Balkans ă»1989-1999
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Âč Emmanuel Wallon, « Portrait de lâartiste en teÌmoin. Les guerres yougoslaves de la page aÌ lâeÌcran », in David Lescot et Laurent VeÌray (dir.), Les mises en sceÌne de la guerre au XXe sieÌcle. TheÌaÌtre et cineÌma, Paris, Nouveau Monde EÌditions, 2011, p. 381-417, ici p. 381.
ÂČ Pierre GreÌmion, Modernisation et progressisme. Fin dâune eÌpoque, 1968-1981, Paris, Esprit, 2005, p. 124-125.
Âł Larry Wolff, Inventing Eastern Europe: The Map of Civilisation in the Mind of the Enlightenment, Stanford, Stanford University Press, 1994.
⎠Ibid., p. 6.
â” Maria Todorova, Imaginaire des Balkans, Paris, EÌditions de lâEHESS, 2011 (Imagining the Balkans, Oxford, Oxford University Press, 1997). 6. Edward Said, Orientalism, New York, Pantheon Books, 1978.
ⶠEdward Said, Orientalism, New York, Pantheon Books, 1978.
â· Suzanne Citron, Le mythe national. Lâhistoire de France revisiteÌe, Paris, EÌditions de lâAtelier, 2008.
âž Reinhart Koselleck, Le futur passeÌ. Contribution aÌ la seÌmantique des temps histo- riques, Paris, EÌditions de lâEHESS, 2016, p. 310.
âč Ibid., p. 312.
Âčâ° Entre 1992 et 1999, la RFY regroupe la Serbie (Kosovo inclus) et le MonteÌneÌgro.
ÂčÂč Reinhart Koselleck, LâexpeÌrience de lâhistoire, Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes eÌtudes », 1997, p. 203.
ÂčÂČ François Hartog, ReÌgimes dâhistoriciteÌ. PreÌsentisme et expeÌrience du temps, Paris, Seuil, 2003.
ÂčÂł Voir notamment Emmanuel Droit, HeÌleÌne Miard-Delacroix et Frank Reichherzer (dir.), Penser et pratiquer lâhistoire du temps preÌsent. Essais franco-allemands, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2016.
Âč⎠John B. Allcock, Explaining Yugoslavia, London, Hurst, 2000, p. 6.