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  • Photo du rédacteurNenad Popović

Journal de guerre en Ukraine : 29e semaine









8 septembre 2022, 197e jour de guerre

Hier, « nos Ukrainiens » nous ont invités à passer la journée chez eux à Kukci ce qui présageait un somptueux dîner ukrainien, mais il me fallait rester à Pula pour garder les chats. Les Kiéviens Olesja et Marko étaient aussi de la partie, tout comme un autre Ukrainien, Oleg. Alina, Nika et la mère d’Alina rentreront bientôt en Ukraine, à Kyïv et non pas à Kharkiv, Mihailo reste indécis, il resterait bien car à soixante-cinq ans en Ukraine, on ne trouve plus de boulot. Slađana lui a proposé de s’installer à Kosinožići. Grâce à Svetlana Volkova, il y a des chances qu’il déniche un travail même après le 1er octobre lorsque la saison touristique prend fin. Nika, huit ans, a offert à Višnja une miniature iconostase pliante face à laquelle on peut prier. On entendant cette nouvelle, je ne savais plus s’il me fallait rire ou pleurer. Toutes ces mamans, enfants, grand-mères étaient en sécurité à Kosinožići, d’un autre côté, il y a une dizaine de jours Alina était brièvement en Ukraine estimant qu’il lui faut, qu’elle peut y retourner. Donc une très bonne nouvelle tout compte fait. Le flux et le reflux des millions de réfugiés, il se pourrait qu’ainsi l’Ukraine se remplisse à nouveau. À savoir que pendant tout ce temps, l’énergie interne de l’Ukraine est plus qu’impressionnante. Mais quelle leçon à la négligente et molle Europe occidentale (et surtout à nous). - Le bilan des Kosinožići. Depuis disons début mars, huit Kharkoviens ont vécu à la maison, là, si Mihajlo décide d’y rester car ici il ne paye rien tout de même, trois y reviennent, quatre sont sur le chemin pour Seattle et ceux qui s'y trouvaient juste brièvement sont depuis belle lurette à San Jose. - J’aurais évidement aimé que ces retours, ces interruptions de l’émigration soient en quelque sort liés aux légers avancements des défenseurs ukrainiens vers Kherson et le rejet de l’armée russe des environs immédiats de Kharkiv. Mais mon bonheur enfantin à la vue d’un léger déplacement des petits drapeaux sur la carte ces derniers jours est quelque chose à quoi il ne me faut succomber à aucun prix.


Pour constater si le reflux d’émigrés a débuté, il va me falloir à nouveau prêter attention aux plaques d’immatriculations ukrainiennes en Istrie. Là, avec de moins en moins de touristes, ça sera plus visible. J’espère qu’elles seront plus rares qu’au printemps et au début de l’été. Car la possibilité demeure que le retour soudain d’Alina, sa mère et sa fille soit un geste désespéré de ceux qui ne sauraient se réchauffer sous le ciel qui ne serait pas le leur, quand bien même il s’agirait de l'accueillant ciel istrien.


Ça m’ennuie de plus en plus, et même dans ce journal, de devoir m’occuper de plus en plus des Russes et de la Russie et non pas de l’Ukraine, me consacrer plus à l’agresseur qu’à la victime. J’avoue avoir eu ce réflexe à la fin des années quatre-vingt-dix avec Slobodan Milošević. Pendant que tous dans mon entourage discutaient par exemple de la collaboration des célèbres ou plus confidentiels intellectuels et écrivains, moi j’écoutais avec fascination les intonations, la syntaxe et le rythme avec lequel Milošević s’exprimait, et la façon dont il se mettait en scène physiquement - par exemple lorsqu’à la méga-fête kosovare, il est apparu parmi les dirigeants étatiques entouré de ses propres gardes du corps en costumes noirs. J’avais déjà été fasciné lorsqu’il n’était qu’un des dirigeants parmi les dirigeants, surtout par sa manière d’emprunter le rythme de la langue allemande, plus exactement s’adonnant aux simples allitérations dont les langues slaves ne sont pas particulièrement friandes, offrant quasi inévitablement un côté sentencieux qui dans sa simplicité parle au populaire. J’ai compris qu’il parlait, consciemment ou inconsciemment, comme ces démagogues nazis, ce qui me permettait de voir plus clair encore où ces discours et axiomes mobilisateurs allaient mener. À savoir au désastre, des masses avant tout qui écoutent ça et scandent, euphoriques, car pouvant le comprendre. Dans ce cas précis, à la déconfiture de la Serbie et des Serbes, tout comme le grand maître du martèlement des phrases aguichantes et le stratège des agressions militaires avait amené l’Allemagne à sa perte. Où en 1945, il n’y eut pas une seule ville n’ayant pas été rasée, littéralement.


Là, je me retrouve dans une situation semblable avec la Russie de Poutine - ou devrais-je dire la Russie sous Poutine ? - je prête l’oreille à chaque mot qui parvient de là-bas, la syntaxe et le choix du lexique (des dissidents et proscrits de là-bas), de rares enregistrements de la vie quotidienne (d’interminables files d’attente pour le pain dans le Donetsk « libéré »), je suis les sorties de Poutine du Kremlin, aussi lorsqu’il s’abstient de sortir - ces derniers jours, il a traversé le pays d’un bout à l’autre, de Koenigsberg/Kaliningrad où il a prononcé un discours aux élèves (!) à Vladivostok, où il a tenu un discours aux hommes d’affaires à une sorte de « forum économique », et c’est frappant lorsque apparaît son kagemusha Medvedev, sitting in for Putin, comme à l’enterrement de la jeune Douguine, alors que de Kremlin à la Maison du syndicat il n’y a que cinq, six minutes, pour y faire un saut, rendre hommage n’est pas sorcier. Au lieu de lire Kyev Independent pour voir ce qui se passe en Ukraine, moi je m’attarde sur la Novaja Gazeta et, ces derniers jours, je lis studieusement sur la militarisation orwellienne du système éducatif à l’image de Hitlerjugend (en mieux) ou encore le reportage sur l’annulation des pièces de théâtre à Moscou et à travers le pays (entre autres des pièces du pauvre Mikhaïl Boulgakov, de nouveau), le désengagement brusque des metteurs en scène politiquement inaptes, sur l’épatante Gleichschaltung, la mise au pas. Sans chercher sur internet des informations sur la programmation théâtrale ukrainienne et si les théâtres sont ouverts ou pas.


Aucun doute que je prête l’oreille à la Russie poussé par des tonnes de livres que j’ai pu lire sur l’époque nazie de l’Allemagne entre 1933 et 1945, qui pour la plupart traitent de la structure de la gouvernance nazie, pratiques et personnalités (Schirach, Goering, Goebbels et compagnie), et l’on trouve parfois aussi des titres qui parlent des gens ordinaires et leurs attitudes. Je suis donc entraîné au pouvoir. Et je ne dois pas être le seul, bien au contraire, aujourd’hui ce sont des outils d’usage général, mais il me faut tout simplement le constater sur moi-même, noter ce fait psychologique.



10 septembre 2022, 199e jour de guerre

Lexicon quarti imperii : Siloviki - ce sont des « anciens et actuels chefs des gaillards/guys des renseignements » et « proches conseillers de Poutine ». C’est ce que dit Steve Hall, l’ex des opérations russes de la CIA, dans l’interview pour CNN à Zahary B. Wolf publiée aujourd’hui. Silovik est, je l’ai trouvé, traité sur Wikipedia et depuis plus d’une décennie circule dans le journalisme sur le règne de Poutine. Il y a une dizaine d’années, le terme siviliki, ce qui est probablement une sorte de jeu de mot, se retrouve dans un article du Monde signifiant une fraction à Kremlin, un clan ou quelque chose de cet ordre là.


Incroyable, dans la région de Kharkiv, ces derniers jours, l’armée ukrainienne libère de sacrés territoires. Il y a une semaine encore je ne savais pas qu’un tel oblast existait, je ne connaissais que la ville de Kharkiv. D’ailleurs, le mot oblast est dans l’original mentionné dans les médias internationaux, comme si ce mot était compréhensible en soi, tu parles. Le terme administratif russe quelque peu plus connu est gubernia, mais j’aimerais vraiment savoir combien de personnes pourraient me dire si la Tchétchénie en est un. Je me réjouis de ces courses linguistiques-politiques sur le matériel linguistique slave. Car soudainement les mots ukrainiens et les dénominations ne signifient plus des points géographiques (« jonction ferroviaire », « ville industrielle ») mais des espaces de liberté ou de non-liberté, il est question de liberty, la notion centrale autour de laquelle se sont rassemblés, réunis les États-Unis d’Amérique, il n’y a pas si longtemps d’ailleurs. Si six mois en arrière quelqu’un m’avait demandé où je situerais la ville d'Izioum, j’aurais parié sur la Turquie. Le fait que là je me réjouis tel un enfant à chaque nouvelle de la libération de la moindre bourgade en Ukraine est dû au grand chamboulement de ma récente vision du monde, ou plutôt de l’Europe, parrainée aussi par les grands hommes comme un Fernand Braudel. La joie enfantine à cause des petits avancements des Ukrainiens, il me faut la noter pour moi-même, car qui sait ce que je penserai dans un an. Vu que des « opinions », j’en ai a revendre.



11 septembre 2022, 200e jour de guerre

Aujourd’hui, nous savons à coup sûr qu’un immense espace autour de Kharkiv qui se compte en milliers de mètres carrés a été libéré, ce que même le ministère de la Défense russe confirme. Ce qui se passe avec l’armée russe est tout aussi mystérieux que ce qui se passe au Kremlin. Leurs porte-paroles disent être en guerre avec l’Occident, la « coalition des 49 pays et l’énorme complexe militaro-industriel », et non pas contre l’Ukraine. Alors qu’ils commencent à perdre la guerre contre l’armée ukrainienne.


Nous pouvons suivre en temps réel le retournement linguistique moscovite : de la célébration de l’armée russe, qui victorieusement libère les Ukrainiens du pouvoir nazi en un discours martyrologique de la Russie en tant que victime de la « coalition des 49 pays », du triomphalisme de l’État agresseur et de son armée sur le terrain d'autrui aux propos de celui qui se défendrait, donc de la Russie agressée. Impossible de démêler ce qui serait de la propagande ou d’une idéologie changeante, de ce qui serait de l’incitation à une hystérie massive et du ravitaillement des vieux ressentiments nationalistes, du fantasme des coalitions russo-asiates au simples balbutiements face à son propre peuple, et aucune place au doute que nous avons affaire aussi aux hallucinations personnelles et fantasmes sanguinaires des colonels et généraux sur les « Tchétchènes » et quel aspect empruntera « la vengeance », aux sombres prémonitions usuelles, bredouillages nostradamiques sur la fin du monde de la bouche du dieu du tonnerre en personne et son altération Medvedev. Quoi qu’il en soit, le tout récent discours martyrologique est un piège tendu au peuple russe pour l’avenir, le poison à retardement. Les 50.000 soldats russes morts jusque-là et que Kremlin avait envoyés sous les tirs de canons ukrainiens se transformeront en morts pour la défense de la Russie, ceux aux béquilles et dans les chaises roulantes seront l’incarnation même du Sacrifice pour la Patrie, même si dans cette patrie russe pas une seule balle n’a été tirée. Sera retenue la Tragédie du peuple russe, et non pas celle du peuple ukrainien. La victime ne sera pas le peuple ukrainien sans l’eau et l’électricité, mais le citoyen russe privé des McDonalds et des vols low cost via Costa Brava. Qu’il n’y a rien de tel pour la conscience mythique que la défaite, et même inventée de toutes pièces, est un lieu commun. Cependant, le mensonge pénètre le peuple, c’est de l’inépuisable carburant émotionnel - faites juste que la défaite soit. Cela je l’ai vu et entendu en Croatie et en Yougoslavie dans toutes les variantes possibles, et en Croatie de tout près à pas moins de deux occasions. Des structures entières du pouvoir y végètent parfaitement, et plus le temps passe plus grande est la tragédie, la victime de plus en plus pitoyable et l’Ennemi de plus en plus cruel. Dans le cas russe ça sera, si ce n’est pas déjà le cas, l’Ukrainien avec son grand couteau chassant les jeunes enrôlés russes pendant que Poutine et Choïgou, inconsolables, pleurent. À Coblence sur Rhin, où j’allais à l’école, continuait à circuler l’histoire « Kroaten essen kleine Kinder » (« Les Croates mangent de jeunes enfants »), elle concernait la guerre de Trente Ans.


Du grotesque à la fin de la journée : Aujourd’hui, dimanche, se terminent les élections régionales en Russie. L’État a organisé le vote électronique par le biais de ses serveurs. C’est le parti du chef de l’État qui mène. On dirait que le « parti » se nomme Russie Unanime, ou unie ou commune, et peut-être même unique. Yedinaya Rossiya fait penser à Une Russie, Que Russie ou Juste Russie. Sauf que je ne parle pas le russe, sans parler du poutinolecte kremlinois. M. Poutine n’est pas membre de ce « parti ». Son président est le kagemusha Dmitri Medvedev. Et qu’est-ce qu’un kagemusha ? L’appât, le piège, le simulacre, le doubleur (des maîtres, selon Akira Kurosawa).



13 septembre 2022, 202e jour de guerre

Apocalypse now. Au fur et à mesure que l’armée ukrainienne avance, les soldats russes tout autour abandonnent leur matériel de guerre et se retirent, on dirait fuient même. En même temps, dérobent aux civils des voitures en y chargeant les affaires pillées. Ce sont des scènes de la guerre yougoslave 91-95. Tout comme avant les opérations Éclair et Tempête, les premiers à avoir quitté la SAO (région autonome de Serbie) Krajina, en toute discrétion, même un mois avant l’assaut, ont été les leaders militaires et civils se dirigeant dans la direction de la Serbie et peut-être même de la Bosnie. Pour qu’ensuite, une fois en lieu sûr, au dernier moment - ils connaissaient les dates ! - ils alertent le peuple (« Les Oustachis arrivent !), qui dans la peur laissait tout derrière lui, ses maisons et tout ce qu’il possédait, le bétail dans les écuries. Il paraît que là, en Crimée, les importants dirigeants russes et officiers renvoient leurs familles en Russie. En même temps, Kremlin tient les Ukrainiens à la gorge en occupant la centrale nucléaire Zaporijjia, la plus grande en Europe. Aussi, avec un million deux cent mille citoyens ukrainiens déportés en Russie. Le chiffre que personne ne dément. Un député russe a exigé l’arrêt de la guerre et est condamné à sept ans de prison. Les autres qui demandent des choses semblables ne peuvent pas se permettre de le formuler ainsi, mais - ce qui est légalement autorisé - en invitant le leader maximus Vladimir Poutine à se retirer.



14 septembre 2022, 203e jour de guerre

Les scènes des villages et villes dans les parties libérées de l’Ukraine sont terrifiantes. Ruines, terres brûlées, les gens effrayés qui surgissent des caves, principalement des femmes. Qui va y retourner ? L’expérience en Croatie de 1995 et les années après cela est que peu nombreux étaient ceux qui y retournaient. Pas de réfugiés ou exilés croates à Vukovar, non plus de Serbes de Serbie, non plus des milliers de ceux qui se sont échappés en Europe ou plus loin encore. Après un an, deux, trois, les gens se sont « débrouillés », nolens volens ont démarré une nouvelle vie. Surtout ceux avec des enfants. Le retour sur la terre brûlée, dans un passé en apparence effacé et souillé et la terre natale spirituellement empoisonnée est, ne serait-ce que psychologiquement, insoutenable et à fortiori techniquement ingérable. En Ukraine, la guerre pour les gens des territoires libérés ne dure que depuis sept mois, mais n’a pas cessé pour autant. Un reporteur, je dirais de CNN, en passant les enregistrements des gens avec lesquels il a discuté souligne que pendant tout ce temps ils entendaient au loin les coups des canons. Après le retrait, les Russes tirent des grenades, dont apparemment ils disposent en quantités incalculables. Sur la terre brûlée, le tir du barrage ; l’agression militaire absurde, l’agressivité même sur le départ. La punition de devoir après sept mois reprendre la direction de la patrie, le pays paradisiaque de la Fédération de Russie. Il est facile de s’imaginer toute la haine et l’antipathie qui s’accumulera chez les Ukrainiens. Là aussi Poutine a réussi dans son intention de détacher la Russie de l’Europe. Où que l’on surgisse à nouveau aux frontières du pays, s’élèvera le rideau de fer psychologique. Civil pour ainsi dire. Les douaniers ukrainiens n’auront même pas à se montrer particulièrement sévères et hostiles.


Des murs intérieurs probablement aussi chez la population russe ukrainienne c’est-à-dire russophone. Michael Moser de l’institut slave de l’université de Vienne qui est souvent en Ukraine : « La partie des Russes, hommes et femmes, en Ukraine a baissé au point le plus bas jamais. C’est parce que ces gens ne veulent pas qu’on les associe aux agresseurs. Même si dans les discussions, ils mentionnent que leurs parents parlent le russe ou qu’ils sont nés en Russie, mais se considèrent comme faisant partie de la nation ukrainienne en s’identifiant à la culture et la langue de l’Ukraine. La société ukrainienne concernant sa propre identité a gagné en conscience de soi. » L’agression a activé des mécanismes psychologiques infernaux aussi chez les Russes. Ils sont des milliers à émigrer de la Russie sans se retourner, surtout ceux au bon niveau d’éducation et deviennent des émigrants et la toute nouvelle diaspora (Stephen Kotkin dit que la classe moyenne est maintenant dans la diaspora aussi nombreuse qu’au pays d’origine). Des dégâts internes où que l’on pose le regard. Stephen Kotkin de Princeton le dit en évaluant la macro opération de Poutine sur la chair vive russe. Il pense que l’Europe est une culture et non pas un facteur politique, et la Russie sa partie intégrante, à savoir qu’elle est avant tout la composante constitutive de la culture européenne puis ensuite mondiale. Il parle de la séparation de la Russie d’une civilisation.



Traduit par Yves-Alexandre Tripković






Journal de guerre en Ukraine


est simultanément publié en croate

sur les pages du magazine politique et culturel en ligne Forum TM


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