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Photo du rédacteurMirta Maslać

Héros ou monstre


Je me souviens mal des premiers jours. Je les ai passés tantôt dans le sommeil, tantôt inconsciente, tantôt dans une transe provoquée par la pharmacothérapie. Ce que je ne pensais ne jamais pouvoir accepter, je l’acceptais sans me plaindre. Les cachets m’ont privée de moi-même. J’étais incapable de comprendre quoi que ce soit, réfléchir, saisir, retenir, tenir une discussion de façon intelligible. Les amis qui me rendaient visite durant ces jours-là étaient horrifiés par l’aspect pink floydesque de la réalité. De cette époque, je note quelques écrits difficilement lisibles dont le premier s’étalait sur toute la page : so tell me what you want from me. Plus calme. On m’a droguée avec cinq cachets. Je les ai mordus et c’était dégoûtant. Tatjana et Mario m’ont fait plaisir. À part ça, rien. Les infirmières et les techniciens médicaux sont si ouverts, si simples et veulent aider. Les événements d’hier et d’aujourd’hui sont très confus. Puis, plus tard, d’une écriture carrément désordonnée. Je ne peux pas déterminer quel jour nous sommes même si on tente de m’en persuader. On est jeudi. J’ai petit-déjeuné de la semoule. Encore. Lundi, le premier soir, c’était certainement ça : j’ai dîné de la semoule et du fromage blanc, puis cinq cachets. C’est à ce moment-là que j’ai rencontré le docteur Anić. Ils avaient dit que le lendemain ils me transféreraient dans le secteur ouvert — ça ne s’est pas produit. Il semblerait que je me sois réveillée pour le petit-déjeuner, mangé du pâté et peut-être que je me suis évanouie à ce moment-là. Ou bien, j’ai perdu connaissance lors de la prise de sang et on m’a allongée sur mon lit. J’ai déjeuné de la bolonaise, excellent, ou était-ce le dîner ? TOUT EST SI CONFUS. LA VIE EN SYNCHRONIE EST SURESTIMÉE. Au-dessus de chacun des quatre écrits figure la même date : le 02/12/2013, jour de mon arrivée à l’hôpital. DAY 07 L’acceptation et le consentement. L’intégration. L’amitié avec Ivy compte beaucoup pour moi : il est difficile d’être seul ici, sans proximité. C’est pour cela que je suis heureuse pour l’infirmière Lana. Il y a des intrigues ici. Je n’y participe pas activement. Ma nervosité de longue date m’empêche de regarder la télé. Leon, Pavla et maman viendront. J’espère qu’on sera bien — Ma notion du temps était en confit avec la notion officielle et on ne pouvait pas compter dessus. Mais on pouvait plus ou moins se fier aux impressions que les gens laissaient sur moi, me semblait-il. Ivy était ma collègue soviétique, qui, sans s’arrêter, parlait avec passion ce qui m’empêchait de l’interrompre même lorsqu’elle me saoulait gravement avec sa Bhagavad-Gita. Elle s’est sérieusement impliquée dans les drames des sectes, c’est pourquoi elle à atterri ici : elle marchait le long du passage Harmica et distribuait aux gens ses affaires personnelles tentant de les entraîner dans le cercle de Hare Krishna. C’est pourquoi elle m’avait demandé de lui prêter mon portable pour pouvoir répondre aux mails car en effet, elle avait donné le sien à un passant. Par la suite elle l’a vachement regretté, lorsque la paranoïa l’avait envahie car elle avait enregistré son code dans mon portable, et moi ce n’est que des mois plus tard que j’ai pigé pourquoi mon Gmail était en langue étrangère. Une fois je l’ai surprise toute énervée à souligner dans les Annonces le mot Samsung partout où il apparaissait. — 5000 kuna ??? Why is everything here so expensive? — a t-elle crié. J’ai ri lorsque j’ai compris qu’elle cherchait un portable parmi les téléviseurs et lui ai lancé quelques blagues amicales avant de lui expliquer l’erreur. On aurait dit que la mention de la Yougoslavie et d’URSS lui paraissait aussi bête que l’était pour moi la conscience de Krishna. Je m’entendais d’ailleurs très bien avec Ivy même si l’anglais me fatiguait parfois. Le chaos dans lequel je vivais s’est transposé aussi dans le lexique. Elle craignait les mots croates car elle pensait qu’avec une certaine Darija aux grosses lunettes et à la bavardise d’un témoin de Jéhovah, je parlais mal d’elle. Ivy me dessinait volontiers des répliques de la toile de Magritte Not to be Reproduced, dans toutes les couleurs possibles, même avec des feutres fluorescents. Quand je lui ai demandé ce qu’elle dessinait, car à vrai dire elle ne faisait que gribouiller, elle m’a répondu très calmement et avec conviction : — I’m just trying to understand how the world works. Et je la croyais, car c’était suffisant pour que ça devienne la vérité. Un soir nous avons eu une nouvelle colocataire, mais elle n’a duré que jusqu’au lendemain matin. Elle était dans un état trop critique pour notre département. Elle restait juste allongée les pieds posés là où se trouvait le l’oreiller en produisant des sons inarticulés. Le lendemain, j’ai remarqué que pendant la nuit, la moitié du chocolat Père Noël que maman m’avait apporté à l’occasion de la Saint-Nicolas avait disparu. Elle l’a cruellement estropié lui arrachant la tête de ses dents, j’ai murmuré l’accusation au-dessus du cadavre en chocolat, complètement inconsciente de la fragilité de ma position. Il m’était plus facile de me concentrer sur les autres car ainsi j’évitais de penser à mon propre malheur : avec juste 44 kilos, sous-alimentée et anémique, j’errais et délirais dans les couloirs de la conscience. Un couple étrange au premier étage m’avait intriguée : Dolores, une pâle et transparente rapatriée d’Allemagne, et Mané au teint mat, avec l’accent sur la dernière syllabe. Je n’étais même pas sûre qu’ils étaient en couple. Dolores m’a raconté rapidement son passé d’émigrante et m’a montré la photo de son enfant qu’elle gardait sur un autel improvisé. Le portrait d’un enfant noir ne m’a pas choquée. Des mois se sont écoulés avant que je ne me dise qu’il aurait pu s’agir de la photo de Notre-Dame de Bistrica qui a brûlé. Pendant tout mon séjour là-bas je ne m’étais pas demandée quelle était la véritable nature de la relation entre Dolores et Mané, alors qu’ils étaient tout le temps assis l’un à côté de l’autre, murmuraient, lui, toujours la main posée soit sur son dos à elle ou le dossier de la chaise, à la manière d’un beau gosse mais dégageant aussi un malaise évident, celui d’un séducteur inexpérimenté. Tout ce que je sais de lui c’est qu’il a un grave problème d’élocution et une chevelure extrêmement soyeuse, même s’il n’utilise pas d’après-shampooing. Là, je peux encore me souvenir de l’histoire de Sandra, une femme de vingt-neuf ans qu’ils avaient si puissamment gavé de médicaments que, plusieurs fois par jour, elle rentrait d’un air abasourdi dans notre chambre numéro trois au lieu de la sienne au numéro quatre. Sandra était mariée à un homme de dix ans son aîné et qui ne la méritait pas par son apparence. Ce n’est que grâce aux enfants que le mariage tenait, du moins la concernant. Même si elle était une catholique fidèle avec ce bracelet de Međugorje1 autour de son poignet droit et le chapelet près de l’oreiller, Sandra s’est engouffrée dans une aventure avec un certain Petar, un gars dont la définition la plus précise serait — tombeur. Et là-bas rien n’est comme à l’extérieur, et de ce fait, l’amour non plus. Il n’y a pas de rencards, de rendez-vous, de sorties ; tout se passe beaucoup plus vite, au petit-déjeuner vous vous serrez la main, et avant la distribution nocturne des médicaments vous êtes déjà prêts à emménager ensemble. Ça a aussi son bon côté : on voit aisément comment les choses se dérouleront, c’est comme un échantillon, on voit lors de l’atelier thérapeutique en découpant les collages si vous vous entendrez ou encore si tout prendra fin avant la prochaine visite. Dans le cas de Sandra, la relation s’est étendue jusqu’au deuxième étage. Sous couvert de sa casquette, Petar lui rendait des visites, mais cette relation a été vite interrompue car elle avait conclu que sa famille primait sur ce jeu d’enfants. Et Petar non plus ça ne lui a pas pris longtemps pour trouver une autre fiancée pour une autre éternité. Au fond, c’était une bonne personne, quelque peu superficielle parfois, mais selon ses propres paroles et la phraséologie populaire, elle offrait à tout un chacun plus qu’il ne méritait. Ses mains calleuses la trahissaient, on voyait que les travaux physiques ne lui étaient pas inconnu, alors qu’elle a achevé son parcours universitaire. Sandra m’a le plus surprise par sa métamorphose : lorsqu’il lui ont légèrement diminué la pharmacothérapie, elle s’est avérée être une bonne amie et une alliée salutaire dans la solitude de Vrapče2. Car c’est tout de même Vrapče. C’est tout de même de la solitude. Une fois, elle était tellement enthousiasmée par la manière dont je jouais Proud Mary qu’elle m’avait attrapée par les épaules et me tenait fermement en me regardant droit dans les yeux. En se balançant, les pupilles minuscules telles des points de laser, elle déversa son monologue : — Là, tu m’a tout offert, Creedence, Rouleau, mais tout, tout, je te remercie pour cela, mon amour, retiens-le bien, tu es mon amour : quelqu’un t’aime, toi. Moi je t’aime et tu es ravissante, tu m’entends ? Tu es ravissante ! Tu sera très célèbre dans quelques années et alors rappelle-toi de moi ; rappelle-toi de ce moment et de moi, d’accord ? Tu joueras de la guitare dans l’orchestre symphonique, en es-tu consciente ? Marta, souviens-toi de moi ! — disait Sandra en en me postillonnant dessus lorsqu’elle prononçait mf, mais moi je faisais semblant de ne pas le remarquer, et elle c’est pour de vrai qu’elle ne le remarquait pas. Les psychotropes dirigeaient son corps. Je me contentais de sourire à ses compliments bêtes. Mais quel orchestre symphonique, quel putain d’amour ? Les cordes métalliques de la guitare me semblaient plus à leur place incises autour de mon cou que sous mes doigts en train de résonner une fois sur scène. Dans le vrai monde, à cette époque-là, on disait que tout un chacun avait sa vodka story ou that one friend, mais ici, à l’intérieur, dans l’espace délimité où, ce que la société considère comme anormal, ne provoque aucun effet d’étonnement, nous nous avons notre WC story. Et ce ne sont pas des histoires que l’on raconte pendant des décennies dans les réunions familiales ou lors du toast donné par le parrain au mariage, ce sont des histoires que nous voulons taire au monde entier, planquer, détruire, chasser dans l’oubli par la vague serpentine de la cuvette en appuyant sur le bouton push de la chasse d’eau. Vu que je m’autorise d’écrire sur les autres, sur les gens avec lesquels j’ai passé du temps, les ayant connus plus ou moins, et me mettant, là, d’inventer et mentir sur eux, il me faut me rabaisser jusqu’au sol pour gagner en légitimité. Partager aussi ma petite histoire, pour que nous puissions être au même niveau. Lorsque nous rencontrons les personnes à l’extérieur cela implique tout de même plus de mensonges, on montre ce qu’on souhaite montrer en cachant ce qui doit être caché. Ici, opère le second plan ; ce qu’il y a de pire en nous fera surface au Département de psychoses aiguës. Lorsque là-bas nous rencontrons quelqu’un, nous le faisons sous la plus aveuglante des lumières du projecteur dirigé droit dans la face. Elles devenaient très vite insupportables me forçant à clore fermement les yeux en les couvrant de la paume de mes mains ou en regardant à travers les doigts écartés. Je devrais dire un mot ou deux sur les histoires de cuvettes des toilettes. Évidemment qu’il n’y a pas de clef dans les WC, pour éviter que tout psychotique ne devienne une menace pour la haute surveillance, voilà pourquoi il nous faut retourner au berceau de la bienséance et retrouver ces règles qui s’appliquent lorsqu’on frappe à la porte. Quelqu’un avait accroché une telle requête, mais tout le monde ignorait le mot sur la porte. Pendant que j’étais encore au premier étage, le dixième jour de mon séjour, je m’étais rendu compte que cela faisait dix jours que j’étais ici et que ces journées s’écoulaient dans la sécheresse, passez-moi l’expression, que je ne chiais que verbalement. J’étais obligée d’en informer le technicien médical qui m’avait ordonné, avec un sourire franc, de le suivre sur une route que je n’oublierais jamais vu que même les plus courageux y succombent. Il avait raison, je ne m’en rendais pas compte pendant que je mâchais les deux pilules blanche de laxatif. Quelques heures plus tard, la prophétie du technicien basée sur des expériences empiriques s’était réalisée. La constipation s’était dispersée comme si elle n’avait jamais existé, ouvrant la voie à un nouveau problème : une diarrhée de cinq jours, je le dis à la manière internationale, juste pour que ça sonne classe, vu que c’était loin d’être le cas. Ce n’est que lorsque j’eus avalé la poudre provenant des deux pilules multicolores que le chapitre fut clos. Mes collègues au même diagnostic avaient d’autres problèmes. Il y avait une certaine Marija au grave trouble obsessionnel compulsif qui maudissait le jour de sa naissance ou regrettait d’être née à chaque fois qu’elle allait aux toilettes, car cela voulait dire qu’il lui faudrait récurer la cuvette et le carrelage tout autour puis s’écorcher les mains jusqu’au sang pour se défaire de cette impureté infernale. Juste avant, elle se tiendrait à genoux toute nue face à la valise remplie de vêtements bien rangés tentant de s’habiller pendant un bon bout de temps. L’image des cheveux courts de Marija et ses ongles ensanglantés qui passaient dans sa chevelure, je l’ai gardée en mémoire d’une manière bien détaillée alors que je ne l’avais vue que brièvement à travers la porte entrouverte. Peut-être parce que son corps nu recroquevillé était la première chose que j’avais vue. Je n’échangerais pour rien au monde mes deux semaines de souffrance aux chiottes pour un tel destin. Valentina, une autre victime de la passion de Petar avait un léger TDAH, le syndrome d'hyperactivité et de manque d’attention, une fracture des os du visage, un tas de sutures près de l’œil droit et un plâtre jusqu’aux genoux. Elle avait vraiment du mal à s’habituer à si peu d’intimité et à l’absence de clef, du coup elle priait toujours quelqu’un qui se trouvait là par hasard de faire couler de l’eau ce qui provoquerait peut-être aussi un jaillissement chez elle. Le soupir de gratitude au bout d’une dizaine de secondes me remplissait à chaque fois le cœur d’une joie enfantine. Valentina avait des problèmes plus graves que celui des WC : sous l’effet de champignons hallucinogènes, elle s’était jetée par la fenêtre persuadée d’être tombée sur le diable en personne apparu sous les traits de sa grande-mère ou celle de quelqu’un d’autre lui proposant des gateaux. J’avais du mal à cerner la fille au nom et aux agissements étranges, Anela. Non seulement je ne connaissais pas son diagnostic mais je ne savais pas non plus pourquoi elle ne voulait pas pisser les portes fermées. Elle s’agrippait à la poignée et tenait la porte à moitié ouverte, puisant probablement sa force aux sources énergétiques de la Terre. Dans un moment de solitude extrême elle m’avait invitée à faire une promenade, ce que j’avais accepté en espérant pouvoir percer ses secrets, mais nous n’avions fait que marcher l’une à côté de l’autre pendant une demi-heure, dans un silence gênant. J’avais l’impression qu’elle avait oublié qu’elle m’avait emmenée avec elle. Plus tard, j’ai su qu’elle était encline à la promiscuité, pulsions qu’elle n’exprima pas lors de notre petite balade, à mon grand regret. Une autre broutille concernant l’hygiène avait mérité mon attention : à la psychothérapie de groupe, nous écoutions tous une certaine Sanja lire des textes sur la schizophrénie et qui, en levant l’index, soulignait ce qu’elle considérait comme important. En guise de conclusion, elle avait demandé au technicien médical de nous procurer une nouvelle brosse de WC pour les toilettes des femmes. Je n’avais pas saisi le lien entre sa demande et le texte considérant du coup cela comme une démonstration de ce qu’elle nous avait lu. La brosse apparut rapidement et nous l’utilisions avec joie et respect. En acceptant avec fermeté l’hospitalisation j’avais consenti à certaines normes : la pharmacothérapie, la nourriture hospitalière, les règles rigoureuses. Tout le processus de l’hospitalisation et les choses que je considère d’ordinaire avec criticisme je les acceptais sans me plaindre. Je faisais ce que je n’avais jamais fait auparavant ressentant un plaisir excitant d’abandon : libre de toute prise de décision, avec la promesse des supérieurs que tout irait bien, j’avançais avec un réel interêt pour des choses nouvelles qu’ils me feraient essayer. Quelqu’un m’a alors embobiné dans un sentiment amoureux. Le deuxième soir de mon existence là-bas, un jeune homme barbant à moitié chauve m’avait invitée avec lourdeur à passer du temps dans sa chambre avec des gars, ce que je finis par accepter. C’est là-bas que j’ai rencontré et oublié Ivan, un grand jeune homme brun d’une imposante force musculaire. Le lendemain matin, il avait été transféré au département ouvert et ce n’est qu’au bout d’une dizaine de jours, lorsqu’on m’avait transférée à mon tour, que nous nous sommes retrouvés. — T’es là ! — s’exclama t-il joyeusement quand il m’a vu. Moi aussi j’étais contente de le voir même si j’avais oublié son nom. Mon diagnostic c’est trouble de la personnalité. À l’hôpital, à la question du psychologue perspicace de savoir si j’avais jamais été amoureuse j’ai répondu par la négative et une contre-question : déséquilibrée comme je l’étais, étais-je réellement en mesure de gérer quelqu’un d’autre que moi-même ? Il a souri en disant que ça n’avait rien à avoir et qu’une fois que j’aurais rencontré quelqu’un il faudrait que je m’y agrippe de toutes mes forces. C’est avec Ivan que je passais toutes mes journées, son enthousiasme pour des choses aussi bien physiques que spirituelles m’enchantait. Il me faisait penser au David aux mains inégales de Michel-Ange. L’une des siennes était plus faible car il a foncé dans un arbre à bicyclette et s’est cassé la clavicule. Avec Ivan, tout était sujet à l’expérimentation, surtout la nourriture et les drogues : foncer sur sa bicyclette à travers la ville, mélanger les goûts, les épices, lire les philosophes grec, s’essayer aux méthodes orientales de méditation, aux exercices de respiration. Lui, il aimait vivre avant tout. Je ne pouvais pas me lasser de la manière artificielle avec laquelle il entamait ses exercices : les bras détendus le long du corps il les soulevait en demi-cercle au-dessus de sa tête où il les unissait en un silencieux high five pour les poser sur son torse. Nous passions souvent nos soirées dans la salle de gym. En tournant le dos à Ivan je faisais du vélo d’intérieur touchant à peine les pédales, pendant que lui prenait des postures de yoga. Soudain il dit : — Je peux te dire quelque chose qui n’a rien à avoir avec notre discussion ? Je pense que tu es très belle. Par cette phrase il a fait que cette soirée soit différente des autres créant le point d’orientation tant désiré par ma chronologie dispersée. Je l’ai remercié poliment comme ma mère me l’avait enseigné, et mon rythme cardiaque est en un clin d’œil passé à allegro. C’était la première fois que je pouvais m’identifier à une chanson d’amour et c’était comme chez Adele, out of the blue, uninvited. Puis il m’a demandé pourquoi je n’avais pas de petit ami, et moi je lui ai répondu que je n’avais jamais été amoureuse en lui reproduisant le dialogue avec le psychologue. Alors on nous a invité de rejoindre la salle commune pour les médicaments du soir, et pendant que nous marchions côte à côte sur le sol carrelé, me regardant droit dans les yeux, Ivan dit : — Lorsque tu trouveras quelqu’un qui pourra te porter, est-ce que tu le lui diras ? Tu lui demanderas de le faire ? Je n’étais pas sûre d’avoir bien saisi son implication me demandant si je ne me surestimais pas, optant tout de même pour une réponse positives. — Bah demande-lui alors — dit-il tranquillement. Il n’y avait plus de doute. C’est Ivan qui me portera ! Je lui ai demandé et il a confirmé. Tout était comme chez Camus : il ne marchait ni devant ni derrière, mais à côté de moi et il était là. Note du journal intime : Proposition amoureuse, sérieuse, et en même temps si enfantine et charmante dans son secret. N’oublie pas : Si t’as l’impression qu’il se refroidit ou qu’il fuit, c’est parce que il ne sait pas faire autrement. En fait, il ne va nulle part. Il sera là pour moi, nous nous porterons mutuellement sur nos dos meurtris. On s’aimait d’une façon si bête et enfantine, les baisers étaient rares, timides, maladroits, tout en nous imprégnant d’une manière tellement intense. On avait droit au pathétique car, ici, la situation est indéniablement différente: d’être drogué toute la journée pendant tout un mois est une façon radicale d’aimer. Le sang qui tourbillonne le long des os victorieusement est la seule chose qui me maintient en vie jusqu’à ce qu’elle ne détale Grande régression. J’oublie de respirer et la mise à nu des actes, de la forme, m’étouffe. Il me fallait me meurtrir les os car j’avais rendu les couteaux. Ma main est estropiée, les coups résonnaient fortement mais comme s’ils avaient été hors de moi — je ne ressens pas la douleur. Listen to 'Asleep' 'Everything that kills me makes me feel alive’ Un soir, mon sang s’est mis à bouillir en moi, à monter, à déborder, à croître. La vieille futilité russe avait refait surface. Je n’avais aucun sentiment d’appartenance, je me suis souvenue comment j’avais atterri ici, tout ce que j’avais dû sacrifier à cause de ma santé mentale en me demandant si cela en valait la peine… J’aurais pu devenir grande, j’aurais pu persévérer et poursuivre les études coûte que coûte, j’aurais au moins réussi m’imposer par une éducation académique, mais non, moi j’ai tout rejeté dans ma quête de la paix. À l’époque cela n’était pas clair pour moi, mais maintenant je le sais : si la caractéristique inhérente de la psychose est une importante distanciation de la réalité, alors j’étais psychotique. Non seulement je n’avais pas compris dans quel état je me trouvais mais de plus, je m’efforçais de convaincre les autres de ma vision. Et elle n’était pas belle du tout, se résumant à des mains ensanglantées et des poings brisés, au refus catégorique de la nourriture et de toute forme d’aide, au mépris des amis et de la famille, à l’impossibilité d’executer mes obligations à l’université à cause de ma concentration diffuse… Je disparaissais, comme ça, au ralenti, avec constance. Ce soir-là, tout m’est revenu et je me suis mise à marcher dans la solitude de ma chambre jusqu’à ce qu’à la fin, toutes mes pensées ne se soient condensées dans un redoutable coup de poing dans le mur. Je me suis souri à moi-même, je savais que ça ne devait pas rester secret si je voulais guérir et que ça ne pouvait pas rester impuni. Je me comporte bêtement. Ils me retireront le privilège des sorties le week-end. À la fin, je suis sortie pour rejoindre les autres. Une fille, Sanja, la même qui œuvrait pour que les WC soient équipés de matériel moderne, parlait d’elle-même et j’ai compris qu’elle était médecin, épidémiologiste. — Donc t’es docteur en médecine ? — quelque chose m’avait poussée de m’adresser à elle avec bêtise. — Alors tu sauras si ma main est fracturée. Elle fixait avec fascination l’enflure n’osant pas la toucher en me lançant que j’étais folle, quelque chose du genre dégage avec ça. C’est ce que j’ai fait : je me suis adressée à l’infirmière au guichet. Ce qui a suivi est la seule chose dont je me souvienne : la course en ambulance à travers Zagreb, tard dans la nuit, jusqu’à l’hôpital Rebro car il avait été décidé après une brève discussion qu’il me fallait passer une radio. Jusque-là je n’avais jamais été dans une ambulance. J’ai trouvé cela étrange de rester si indifférente à la réalisation d’un de mes plus grands fantasmes, enfin. Le vide qui m’a envahi m’a rendue complètement calme. J’ignorerais ce qui suit si je n’y pense pas. On s’est mis d’accord pour que je me laisse faire, et eux ils prendraient soin de moi. Je devrais juste m’en tenir à ça chaque fois que je déconnerais. C’est qu’eux aussi, ils ont besoins de moi ! Tout ce que j'ai à faire c'est de me fracturer la main ! Ma main n’était pas cassée. C’est la seule chose que j’aie regrettée, car c’est ce qui manquait pour que tout puisse se réaliser. Traduit par Yves-Alexandre Tripković



1 Lieu de pèlerinage en Croatie.

2 Hôpital psychiatrique.

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